Du 6 au 8 septembre, nous étions du côté de Bordeaux afin de prendre le pouls du Climax Festival, un événement musical résolument orienté vers l’écologie. Pendant ces quelques jours de fête qui proposent des aller-retour entre des concerts et des conférences, nous nous sommes longuement entretenus avec la star brésilienne Criolo, un artiste aussi émouvant qu’engagé.

Chez Gonzaï, la ville de Bordeaux est nécessairement synonyme de culture rock. Si cela vous échappe, nous vous partagions cet article au goût prononcé de devoir de mémoire, dès le début du mois de février dernier, au retour d’un week-end ou nous avions flâné dans ses artères en compagnie de notre sympathique guide, TH da Freak. Même si nous avons revu la bande de Thoineau — pour qui tout va bien depuis leur très réussi Freakenstein —, notre nouveau séjour ne s’est pas (exclusivement) fait escorter de guitares, mais plutôt d’écologie et de rap. Si comme son prédécesseur, l’acte 2019 de cette «Éco-Mobilisation» s’est tenu dans cet imposant théâtre que l’on appelle Darwin, une ancienne caserne militaire devenue friche urbaine à l’orée du nouveau millénaire, qu’il a reconduit ce qui a fait son succès de 2018, à savoir un habile équilibre entre conférences et concerts, il n’aura tout de même pas réussi à avoir le même rayonnement – du moins pour le penchant musical, enregistrant une fréquentation nocturne inférieure.

Nous ne savons pas officiellement, si le festival a jeté intentionnellement son dévolu sur le déroulé de ses journées, qui, cette année étaient rythmées par un thème brûlant (L’Amazonie ou le déracinement du monde), et animées par des figures populaires comme le grand cacique Raoni ou notre Nicolas Hulot national. Ce dernier, qui rappelons-le, a «démissionné» du gouvernement Macron, n’a pas manqué de le piquer à la façon des abeilles qu’il chérit tant, toujours armé de sa verve mielleuse. Exemple : «On est loin d’être parfait en France, très loin. Tous gouvernements confondus. Et quelquefois quand je nous regarde, je me désole, mais quand je nous compare, je me console» — «quand le sage montre la Lune, l’imbécile regarde le doigt», comme tu as dit Nico!

© Rémi Bodera

De la musique et une interview

À l’image et l’honneur des nombreux représentants des peuples autochtones présents, la musique a elle aussi fait sa moue de résistante; de circonstance. Malgré que la programmation de cette 5e édition soit moins clinquante que celle de l’année passée, nous avons quand même pris plaisir, le vendredi, à voir Lou Doillon, 10LEC6, et ces bons vieux 2manyDJs — dont le pays sera bientôt mis à l’honneur. Pareil pour le samedi, avec Malik Djoudi — croisé pendant la semaine dans les méandres d’une soirée parisienne —, mais surtout le brésilien Criolo, dont le concert sur la grande scène s’est révélé être un manifeste anti-Bolsonaro, une manifestation pro droits des peuples opprimés, un exutoire pour la communauté brésilienne présente en nombre et venue boire ses paroles — souvent le poing levé, comme ultime signe d’insoumission.

Nous savions de lui que c’était une énorme star sur ses terres. Nous connaissions son art, qui s’est d’abord manifesté avec un rap dur et un premier album, « Ainda há tempo » (2006), pour ensuite glisser vers nombre d’autres disciplines, avant de se transformer en samba sur « Espiral de ilusão », son dernier essai de 2017, réédité avec bonus en début 2018. Mais le plus important, c’est que nous nous étions déjà intéressés à ce que cet homme de maintenant 43 ans chantait. Nous l’avons donc rencontré avant son concert, histoire de parler un peu d’histoire, avec un grand «h», ou un petit «s». Par souci de langage, l’interview a été réalisée grâce à une interprète que l’on remercie chaleureusement.

© Rémi Bodera

Est-ce que tu as changé depuis que ton premier disque est sorti?

Criolo : J’ai juste un peu vieilli.

Quand j’entends tes dernières chansons pourtant, j’ai l’impression que tu es toujours ce même Criolo qu’à tes débuts. Celui qui a toujours donné la parole à ceux qu’on ne veut pas écouter et a toujours parlé de choses qu’on ne veut pas entendre.

J’amplifie juste la voix des personnes qui n’arrivent pas à parler et qui ne se font pas entendre. Je suis toutes ces voix. Je le fais pour faire comprendre qu’on fait tous partie d’une unique voix. Beaucoup de gens, pas seulement au Brésil, mais partout dans le monde, n’aiment pas aborder certains sujets. Mais ces personnes là, sont essentielles. Évoquez le racisme ou… peu importe les thèmes, même s’ils blessent les individus, il faut quand même en parler.

Quand en 2016, tu sortais de nouveau « Ainda há tempo », totalement réenregistré pour l’occasion, as-tu eu l’impression que les choses au Brésil avaient évolué?

Les gens continuent de se battre. Ce qui signifie que beaucoup de personnes ont quand même vu l’importance de cette lutte, mais aussi que ces questions n’ont pas été résolues.

D’où te viennent cette connexion et cette conscience des gens et du monde qui t’entoure?

Je suis né dans un lieu où ça a été très difficile de grandir, avec une pauvreté très importante et une cruauté sans nom envers les enfants. Le pire, c’est qu’il existe des personnes qui vivent et qui mangent cette cruauté. À la base, les gens ont quelque chose de bon dans leur cœur et c’est ça qui permet qu’aujourd’hui on puisse tous s’unir.

Si on prend un peu de recul sur ta carrière, il y a quelque chose que je trouve particulièrement frappant. Tu te sers à merveille d’une des plus grandes forces de l’art : celle de donner du regard.

Il est important de valoriser le fait que nous soyons des humains, de valoriser la race humaine et c’est ce que j’essaye de faire.

Dans l’autre sens, est-ce qu’avec l’art tu as appris à mieux connaître l’homme que tu es?

C’est une recherche infinie qui fait très mal. Mais la musique me permet de réussir à faire un dessin de valorisation de ce qu’on a de mieux en nous. C’est un travail sans fin.

© Rémi Bodera

Ton nom d’artiste, Criolo (le Créole), a-t-il une valeur symbolique?

Oui, énormément! C’est un mot qui est utilisé de façon péjorative dans mon pays. Il est employé pour diminuer notre descendance africaine. Et moi j’en parle avec honneur et joie. Je suis très heureux quand j’entends qu’on scande mon nom. D’une certaine façon, cette parole et l’alias que je me suis donnés permettent aux gens de se trouver, de se reconnaître.

Pourquoi tu as d’abord choisi le rap comme moyen d’expression?

Il n’a pas eu de préjugé sur moi. Le rap offre la possibilité de décrire les tensions sociales et toutes les inégalités qu’il y a dans mon pays… Mais pas que. Il sert aussi à donner de la force à la parole du peuple. Il y a d’autres musiques qui permettent cet effet, mais le rap parle de toutes. Beaucoup de personnes ont tendance à croire que cette discipline n’a pas besoin d’étude, ou de réflexion pour la créer. Alors que justement, c’est le contraire. Il faut connaître tous les genres, et tous les styles pour la façonner. Mais il existe dans la musique — pas seulement dans la parole — l’exposition du message et de la pensée. La sonorité du batuque, le corps quand il danse… Tout ce qui fait la musique, tout ce qui fait bouger, est une expression de ce message.

« Sans la musique, je serais déjà mort, assassiné ».

C’est par souci de cette connaissance des genres que sur ton deuxième album « Nó na orelha » (2011) tu as exploré d’autres styles? On y entend de l’afrobeat (Bogotá), du reggae (Samba Sambei), du jazz (Subirusdoistiozin)…

Toutes ces musiques me sont arrivées. Ça n’a pas été planifié, ou il n’a pas été question d’être dans la tendance, de créer une esthétique pour rentrer dans les standards du marché et vendre. Ça s’est fait tout naturellement dans cet album absolument merveilleux qui a changé ma vie. Surtout, il m’a permis de parler à des personnes avec lesquelles je ne pensais jamais pouvoir échanger un jour. Il m’a ouvert à mon pays, à l’Europe, à l’Amérique du Nord, au monde finalement. Ce disque, il m’a fait voyager sur tous les continents. Enfin presque, je n’ai pas encore eu la chance de voir l’Afrique comme j’entends le faire. J’ai déjà reçu beaucoup d’invitations, mais je n’ai toujours pas eu la possibilité d’y aller.

Toujours dans cet album, même s’il y a des sonorités plus chaudes, on ressent beaucoup plus de mélancolie.

Oui. La vie que je vis n’est pas forcément facile. São Paulo, un peu comme toutes les grandes métropoles à une façon très bizarre de se comporter avec ses citoyens. C’est ce qui donne toute cette mélancolie.

C’est difficile émotionnellement d’écrire ce genre de textes?

J’écris pour ne pas mourir.

Ce disque marque aussi le début de ta collaboration avec Daniel Ganjaman et Marcelo Cabral, avec qui tu travailles toujours. Qui sont-ils pour toi?

Si je parle de la partie musique, ce sont des ingénieurs du son avec une valise technique vraiment très importante. Pour les textes, ils ont beaucoup de sensibilité et de facilité à comprendre l’émotion de l’autre. Du côté spirituel, ce sont des personnes qui respectent l’esprit de l’art.

Ton troisième album « Convoque seu buda », donne l’impression d’un retour à quelque chose de plus hip-hop, avec des chansons plus funk, avec plus de groove. C’était important de reconnecter avec cet esprit de tes débuts?

Ce disque est une extension de mes désirs. Tu ne peux pas savoir ce que tu veux, si tu ne le testes pas. Ce n’est pas pour autant que le désir n’existe pas, c’est juste que tu ne le sais pas.

Ce projet est sorti dans une période particulièrement tendue au Brésil. Pendant que tout le monde avait les yeux fixés sur la coupe du monde, toi, tu parlais du revers de la médaille de son organisation, du crack, des pauvres meurtris, des riches arrogants…

« Convoque seu buda » est arrivé comme ça. Toute cette contestation que le rap amène est dans cet album, parce qu’elle est aussi dans ma vie. Quand cet événement sportif a eu lieu dans notre pays, c’était vraiment très important pour que les personnes s’aperçoivent de comment nous sommes traités. Comment est-ce possible qu’une entité extérieure au pays puisse arriver chez nous et nous dicter quoi faire? Nous expliquer comment sont les choses chez nous?! Grâce à la coupe du monde, les gens ont commencé à ouvrir les yeux. Les riches se sont aperçus qu’il y avait beaucoup d’inégalités, avec les personnes comme nous, qui vivent dans la rue, et qui sont retirés de cette même rue pour aller crever ailleurs. Quand je pense à l’immobilier ou aux prix des aliments… On est obligé de manger de la nourriture de très mauvaise qualité. En tout cas, ça a été grâce à la Coupe du monde que les autres classes sociales ont pu comprendre que des êtres humains ont pu maltraiter leurs semblables.

Le Brésil est une puissance économique mondiale qui compte. En termes de nourriture par exemple, vous avez une capacité de production importante. 

Oui c’est vrai, on peut produire pour beaucoup de personnes, beaucoup de pays, mais sauf pour nous! Les nations produisent ce qui importe à l’économie, pas aux citoyens lambda : «Globalisation, the best !». Il existe un mot essentiel qui doit être dit aujourd’hui : «Ganancia» [égoïsme]. À n’importe quels sujets qu’on va lancer, n’importe quelles discussions qu’on va avoir, et ce, n’importe où, il n’y aura toujours qu’un seul mot qui reviendra, une unique réponse et une seule problématique : «Ganancia»

L’année passée, tu étais en France pour faire la promotion de ton dernier album, « Espiral de ilusão ». Tu disais que ce disque était sans doute celui qui portait le plus de ton indignation. Simplement, c’est l’œuvre la plus radicale que tu aies faite?

Oui.

C’est pour ça que tu as choisi la samba, qui au Brésil est plus qu’une musique? Pour faire écho à ces textes forts?

La samba est bien plus grande que moi. C’est elle qui m’a choisie. La samba, c’est la force ancestrale, c’est une énergie spirituelle. Et c’est son esprit qui m’a appelé. Cette musique est vraiment très importante pour nous. Elle est dans nos cœurs, dans nos maisons, dans nos rues, dans la façon dont tu marches, dont tu danses, dont tu parles…

Dont tu ris aussi. Tes premiers contacts avec la samba remontent au sourire de ton père, qui avait toujours son visage illuminé quand il en écoutait…

Oui c’est vrai. C’est une force ancestrale familiale très proche, car il existe une spontanéité avec elle. On ne peut pas inventer un outil qui puisse la recopier. Tu peux essayer, mais ça ne va jamais convaincre les gens. La samba cristallise et exprime des centaines et des centaines d’années d’histoire et de culture.

Ça veut donc dire qu’il n’y avait que la samba pour magnifier la force des textes de ce disque?

«Parfait!»

Ce dernier album commence avec Là Vem Voce. Dans cette chanson, tu parles du quotidien d’un homme de 30 ans dans une des banlieues de Sao Paulo, qui cherche activement du boulot. Cet homme, tous les matins, voit ses amis partir au travail. Ce qui le rend triste. Pour autant, tu dis aussi qu’il est heureux, le soir, quand ses frères reviennent. Même s’il s’est ennuyé, il trouve la force de ressentir de la joie…

C’est mon histoire. Pendant beaucoup d’années, j’ai été sans emploi, sans argent… Tu souffres beaucoup de la pression sociale et des préjugés parce que tu n’as pas d’argent. Les jeunes subissent une pression très importante par le succès que tu peux avoir, ou non. Les gens confondent beaucoup questions sociales et économiques. Si la société te demande d’être quelqu’un qui a de l’argent, et bien nos jeunes vont aller à la recherche de cet argent, et certaines choses peuvent arriver. La nouvelle époque a lancé des tendances insensées : tu n’as pas de quoi manger, mais tu as des super baskets et tu t’habilles avec les dernières pièces à la mode.

Ce qui est intéressant dans ton art et que cette chanson met particulièrement en avant, c’est qu’il y a comme une sorte de double lecture : avec la tristesse d’un côté, mais une certaine joie de l’autre. Tu ne succombes pas à la fatalité, au contraire…

C’est très important pour moi de trouver le bonheur et la joie.

Ta musique est elle un accès à ça?

Oui, extrêmement. Sans elle, je serai déjà mort, assassiné… Un malheur serait arrivé. Vraiment… je ne sais pas ce qui aurait pu se passer.

Dans tes morceaux un autre thème revient souvent : l’écologie.

Ça fait plus de 20 ans que j’évoque les questions climatiques dans mon rap. Je suis né dans une favela proche d’un espace qui a été détruit. Vu que je vivais à côté de cet endroit qui a été meurtri, ça m’a toujours marqué. Si nous avions exploité ces champs plutôt que de les ruiner, nous aurions pu avoir des meilleures choses, de la meilleure nourriture… D’avoir cet espace et de le saccager, ça te permet de te rendre compte d’à côté de quoi tu passes. Et pendant que certains luttent pour survivre, d’autres se démènent pour s’enrichir encore plus.

Existe-t-il une culture de l’écologie au Brésil?

Oui. Les gens en ont une. Mais personne ne les croit. Leur travail est dévalorisé et par extension, ces personnes sont dévalorisées aussi — «no hype!»

Est-ce que la culture brésilienne s’intéresse au problème écologique?

Bien sûr! Mais ce qui se passe c’est qu’il y a toute une planification pour déconsidérer ce message. Au final, il y a une certaine forme d’inaction autour de ce sujet.

© Rémi Bodera

Cette inactivité, nous en avons une preuve avec ce qu’il se passe en Amazonie. Le gouvernement brésilien met du temps à agir concrètement…

C’est un assassinat! On vit un moment qui est totalement différent de tout ce qui a pu se passer, avec des personnes qui ont un pouvoir en main, mais qui ne font rien. Ils se préoccupent seulement de l’argent. Ce qui se passe, c’est que nous avons un président qui a des discours très beaux, mais à l’intérieur de ses discours, ce qu’il dit surtout, c’est : tuons les indigènes s’il faut le faire, tuons l’Amazonie s’il faut le faire, tuons les pauvres noirs s’il faut le faire; l’important maintenant, c’est juste l’argent. Et c’est ça le grand problème.

Et ça te fait peur?

Quand tu nées dans la pauvreté dans laquelle je suis née, tu ne peux pas te permettre de perdre encore plus d’énergie avec de la peur.

« Espiral de ilusão » (Deluxe Edition) est disponible depuis le 23 février 2018

Criolo est en plein milieu de sa tournée européenne Boca de Lobo, il passera par Lyon et Paris les 17 et 18 septembre. Toutes les infos sur ses réseaux.

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