Le rachat de Bandcamp par le magnat du jeu vidéo Epic Games (notamment développeur de Fortnite) n’aura pas fait long feu : un an et demi après son acquisition, la plateforme est maintenant cédée à Songtradr. Et moins d’un mois après l’annonce, le nouvel acquéreur vient de licencier la moitié des effectifs de Bandcamp. De quoi retracer les grandeurs et l’improbable décadence du plus grand disquaire en ligne au monde.

Nous sommes en 2007 : avec les arrivées successives de Spotify et Deezer dans le paysage, la musique dématérialisée prend de plus en plus de place sur le marché global et la rémunération des artistes par les principales majors reste une immense arnaque tant la part qui leur est accordée est risible. Business as usual.

Inverser les ratios

A rebours de ces manigances comptables aussi vieilles que la mère de Keith Richards, Ethan Diamond (futur patron de Bandcamp) et ses trois copains californiens ont une idée : monter une plateforme en ligne mettant directement en relation les artistes et labels indépendants avec les auditeurs. Seront bannies les grandes institutions commerciales et les intermédiaires inutiles, et cette simplification du système permettra au nouveau-né Bandcamp de rémunérer les artistes à hauteur de 82% du prix de leurs ventes. Au fil des années, le site proposera en plus de son espace commercial un véritable pôle culturel et médiatique, allant des Bandcamp Daily à une radio, divers lives, portraits, articles historiques et thématiques fouillés, signés par une équipe de journalistes fidèles et passionnés.

Crédits : Bandcamp

1 milliard de bénefs pour 5 millions d’artistes

La plateforme devient alors rapidement incontournable. Plusieurs grands noms publient dorénavant leurs albums sur la plateforme, en plus d’y poster l’entièreté de leur discographie, à l’image de Björk, Radiohead, Aphex Twin ou Peter Gabriel. En 2021, on estime à environ cinq millions le nombre d’artistes et labels hébergés pour une rémunération globale dépassant le milliard de dollars depuis 2007. Pendant la crise Covid, pour pallier à la fermeture des scènes et des points de distribution, le site lance les Bandcamp Fridays, des rendez-vous mensuels où l’ensemble des ventes sont reversées aux artistes (dont les prochaines dates seront le 3 novembre et le 1er décembre). La plateforme a même fini par ouvrir un point de vente physique en Californie et propose depuis 2020 un service de pressage de vinyles, avec environ deux millions de ventes de disques au cours de cette même année. Bref : Bandcamp propose une véritable vision de la musique indépendante et un modèle vertueux qui semble porter ses fruits.

Bandcamp Vinyl Pressing Service is Here, and It Works | Bandcamp Daily

Pourtant, en 2022, le couperet tombe : la plateforme est rachetée par Epic Games, éditeur de Fortnite, qui souhaite utiliser Bandcamp pour son propre segment de marché et l’expansion de son métaverse. L’idée n’est peut-être pas si judicieuse que ça : fin septembre 2023, Epic Games annonce un plan de redressement et le licenciement de 16% de ses employés (soit plus de 800 personnes). Dans la foulée, Bandcamp est cédé pour une somme inconnue à Songtradr, la plus grande plateforme de licences musicales au monde qui destine notamment ses services à la publicité, au cinéma, à l’industrie du jeu vidéo et à son partenaire TikTok.

Si la question de la pérennité de Bandcamp se posait déjà lors de son premier rachat en 2022, elle prend ici une tournure encore plus inquiétante. Le géant Songtradr a dans un premier temps rassuré son public : son PDG Paul Wiltshire (se revendiquant « musicien passionné » lui-même) a déclaré vouloir maintenir l’identité de la plateforme et défendre une vision commune, en présentant ce rachat comme une opportunité pour les artistes indépendants de s’ouvrir à de nouvelles opportunités commerciales.

Mort d’un contre-pouvoir ?

Sans surprise, le masque tombe à la mi-octobre. Songtradr annonce le licenciement de la moitié de l’effectif de Bandcamp, soit une soixantaine d’employés, principalement répartis entre les pôles éditoriaux et la gestion des relations clients, en charge des milliers de transactions quotidiennes sur le site. Plus vicieux encore, la grande majorité des licenciés faisait partie du syndicat Bandcamp United, fondé en mars 2023 dans un élan prémonitoire et non reconnu par le nouvel acquéreur Songtradr.

Une pétition a depuis été mise en ligne pour soutenir l’avenir de la plateforme, dont la dangereuse position remet en question le travail de millions d’artistes indépendants. En effet, si Bandcamp représente quasiment le seul contre-pouvoir (aussi vacillant soit-il) aux majors et aux plateformes de streaming, l’absence d’alternative sérieuse montre à quel point les artistes et labels indépendants sont devenus… dépendants de cet acteur indispensable. Et à ce jour, malgré un laconique tweet datant de sa nouvelle acquisition, Songtradr reste très flou sur le maintien du modèle économique et des services proposés par la plateforme. Bandcamp survivra-t-il à ces rachats successifs ? La musique indépendante sera-t-elle encore une fois la victime collatérale de calculs opérés par des gens en costume ? Et saura-t-elle résister au prochain envahisseur, à savoir l’intelligence artificielle ? Chez Songtradr, pour l’heure, un seul mort d’ordre : « business as usual ».

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