Nous sommes en 2023 après Jésus-Christ. Toute la Gaule est infestée par les punaises de lit, les ciottistes et les zemmouriens. Toute ? Non ! Car un village peuplé d’irréductibles résiste encore et toujours à l’envahisseur. Le label sans œillères ni frontières Born Bad Records, loin d’être la chasse gardée des intégristes du post-punk, continue d’accueillir des projets hybrides et singuliers. Le dernier en date, Tonn3rr3 Bikaye, s’affirme comme le contre-modèle de la société vue par tous ces éditorialistes qui se chamaillent pour savoir qui est le plus grand fan de Samuel Huntington.

A l’occasion de la parution de l’album « It’s a bomb ! », utopie musicale qui rêve de « faire parler les tambours » et de réconcilier les communautés, on s’est entretenu avec Bony Bikaye et Guillaume Gilles, à l’origine du projet. A l’heure des débats autour de l’ « antisémitisme couscous », on a parlé de tolérance saka-saka et pot-au-feu.

Commençons par votre rencontre. J’ai cru comprendre que vous vous étiez rencontrés via Guillaume Loizillon, vieux compagnon de route de Bony Bikaye et qui enseigne comme Guillaume Gilles à l’université Paris 8. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus ?

Bony Bikaye (BB) : Guillaume Loizillon, c’est la moitié de CY1 sur les disques de Zazou Bikaye. Il s’occupait de toute la partie électronique avec Claude Micheli. C’est avec eux que l’aventure a commencé. J’avais été repéré lors d’un concert par Jean-François Bizot qui m’a donné les coordonnées de Nova et du journal Actuel. J’ai rencontré Pierre Job, un journaliste qu’on n’appelait pas encore Hector Zazou et qui recevait les artistes programmés à l’antenne de Radio Nova. Il programmait les Nuits noires au Rex, une opération montée par Bizot qui collait à l’esprit « sono mondiale » revendiqué par Nova et dont l’’ambition était de présenter sur la place de Paris les artistes africains du moment. Je lui passe les cassettes de Ray Lema et je lui confie que je compte entreprendre des études dans le domaine de l’électronique. Je lui parle des Allemands qui sont bien avancés dans ce domaine. Et là il me regarde des grands yeux. Il semblait surpris qu’un Africain s’intéresse à ça. On en était aux balbutiements de la musique électronique.  Zazou me dit : « Je suis en studio en ce moment » et me proposer de passer. Je me rends à l’atelier de CY1 afin de suivre une initiation à la musique électronique. Comme je n’étais sûr de pouvoir rester en France, je leur ai demandé d’enregistrer chacune des sessions de travail, afin de pouvoir garder une trace au cas où je rentrerais en Afrique, au Zaïre à l’époque, pour prouver que j’avais une activité en France. On a enregistré notamment l’album Noir et blanc avec eux. C’est bien plus tard que j’ai rencontré Guillaume Gilles.

Noir et Blanc | Zazou Bikaye

C’est un album perçu comme pionnier. Qu’est-ce qui a changé dans la musique et la façon dont on la perçoit depuis sa publication par Crammed Discs en 1983 ?

Guillaume Gilles (GG) : C’est un album qui sonne encore très actuel, c’était la bonne façon de faire sans doute à l’époque mais il ne faudrait pas sortir aujourd’hui pour autant.  C’est pour moi la facilité d’avoir une boucle qui tourne et la voix qui s’exprime par-dessus. Quand je réécoute Noir et blanc, je trouve que c’est vraiment noir d’un côté, blanc de l’autre, c’est juxtaposé. La boucle tourne ; la voix s’exprime mais sans dialogue. J’espère qu’on est allé plus loin dans le brassage.

« Les gens sont plus familiers de l’iPhone que du chapelet. La machine prend de plus en plus la place de l’homme ».

Bony, peux-tu expliquer pour les non-lingalaphones de quoi parlent les morceaux de l’album ?

BB : Beaucoup de morceaux parlent de faits de société. Il y a It’s a bomb ! qui donne son nom à l’album. La société parle de parité et d’égalité mais la femme reste maintenue au rang d’esclave, assignée à la parentalité ou à la vie domestique dans de nombreux pays. Dans ce morceau, la femme prend la place du chef, elle punit l’homme et se venge : « tu m’as fait perdre mon temps alors tu vas casquer ». Zala gentil parle des dirigeants africains qui sont plus riches que les dirigeants des pays les plus riches. Que ces gens-là soient gentils, qu’ils songent un peu à développer leur pays, plutôt que de désigner l’Occident comme bouc émissaire pour tous les maux de l’Afrique.

GG : Il y a des morceaux qui sont drôles aussi. Are you okay ? c’est un morceau un peu ambivalent, qui parle de consentement sexuel mais qui a aussi quelque chose d’assez provocateur et jouisseur, un peu entre deux époques. Bana Disco est un morceau très 70s, ça veut dire « Les enfants du disco ».

BB : C’est un morceau qui parle du côté libérateur du disco : le spectacle n’est plus sur scène, tout le monde devient une star, dans sa façon de s’habiller notamment. Prisonner est un morceau qui parle du changement de teinte de la peau, des crèmes éclaircissantes, de la difficulté à s’accepter tel que l’on est. Le message c’est : il ne faut pas que tu sois prisonnier de ton propre corps.

 

GG : Il y a aussi La forêt et les dieux, qui est parti de discussions qu’on avait avec Bony sur l’idée de Dieu. On avait envie de parler de choses abstraites, mystiques sans être vraiment religieuses. Le morceau est le résultat de ce questionnement sur la place de Dieu dans le monde moderne, et le rapport aux machines. Les gens sont plus familiers de l’iPhone que du chapelet. La machine prend de plus en plus la place de l’homme.

BB : Guillaume [Gilles] m’a dit : « je pose deux micros » et on démarre, j’enregistre. Ça m’est sorti comme ça, c’est pas du texte écrit, c’est très spontané.

« Ceux qui ne font pas de la musique du monde, que font-ils ? De la musique martienne ? »

L’album précédent de Tonn3rr3, Noir atlantique, est inspiré d’un livre de Paul Gilroy, qui est l’un des grands penseurs actuels de la race et du multiculturalisme. Qu’est-ce que tu retiens de ta lecture de Gilroy ? Comment a-t-elle nourri ta réflexion et ta pratique de musicien ?

GG : La première chose que j’en retiens, c’est que la musique a voyagé. Dans des bateaux négriers. C’est la déportation forcée de personnes d’un territoire à un autre qui a créé une première forme d’hybridation, soumise ou réprimandée.

BB : La notion du voyage est le moteur de notre collaboration. Les gens voyagent tout le temps et sans même plus s’en rendre compte. Pour pouvoir espérer un avenir commun, il faut que le voyage continue d’être possible.

GG : Voyager, c’est pas forcément faire 9000 kilomètres pour aller faire des photos dans les îles Galapagos. On peut aussi voyager sans se déplacer. Jouer de la musique inspirée d’un ailleurs, c’est pas forcément de l’exotisme, ça peut être aussi pleinement incarné, quand bien même on ne fait pas ce voyage physiquement. Il y a plein de choses que l’on peut ressentir en écoutant de la musique, qu’on peut à son tour transmettre. Pour Bony comme pour moi, la notion d’« appropriation culturelle » ne fait pas sens, dès lors qu’on est honnête et respectueux dans sa démarche. Dans notre monde actuel, cela me semble vain de vouloir délimiter strictement des communautés volontaires de gens qui se distinguent des autres par leur religion ou leur couleur de peau. Alors qu’on est en pleine capacité de profiter du brassage culturel, on nous demanderait de rester chacun chez soi. Je trouve ça d’une tristesse infinie. Et si en plus on taxe les gens qui mélangent des choses, qui s’intéressent à la richesse d’autres culture, de faire de l’appropriation culturelle, alors c’est encore pire. Je ne dis pas que ça n’est jamais justifié, mais ça revient aussi souvent à tort et à travers. On nous l’a déjà dit pendant nos concerts parce qu’on joue avec des branchages sur scène et qu’on a des peintures sur la gueule. Alors qu’on cherche des prolongements vertueux aux échanges, aux inspirations, aux brassages.

Dans l’album précédent, tu reprends le concept de « sono mondiale » chère à la bande à Bizot, Nova et Actuel. Qu’est-ce que tu gardes de cette expression ?

GG : Je l’ai découverte assez récemment, il y a deux-trois ans, et j’ai trouvé ça visionnaire de voir les choses comme ça dans les années 80. L’expression « musiques du monde » ou « world music » laissait penser que les Occidentaux étaient au centre du monde. Je préfère l’expression de « sono mondiale », d’abord parce qu’elle place la sono, la puissance, l’électricité, au premier plan. C’est quand même un marqueur fort par rapport aux musiques traditionnelles. Et « mondiale » pour bien rappeler que nous ne sommes pas dans notre pré carré, que notre musique vient du voyage, de la rencontre.

BB : Ceux qui ne font pas de la musique du monde, que font-ils ? De la musique martienne ? C’est une catégorie fourre-tout pour ne pas dire une poubelle, qui ne sert pas vraiment à définir. C’est surtout une étiquette qui était utile pour les rayonnages des bacs de disques. C’est une étiquette commerciale.

GG : Comme une étiquette qu’on collerait sur une barquette de poulet, avec une date limite de consommation. Mais je pense quand même que cette étiquette a pu avoir du sens à une certaine époque. Quand le label de Peter Gabriel sort un disque d’une chanteuse originaire de Laponie à une époque où on écoute encore de la musique sur des CD ou des cassettes, beaucoup de gens n’ont jamais entendu ça de leur vie, c’est facile de céder à l’exotisme. Mais en 2023, avec internet, cette expression n’a plus aucun sens.

« En français on n’a pas le droit d’être con, on est obligés d’être dans la profondeur ».

BB : L’important est de faire la musique que l’on aime, que l’on ressent intimement. Après, c’est aux autres d’étiqueter, aux critiques, au public. « Tiens, j’ai écouté le disque de Guillaume Gilles et Bony Bikaye, ça sonne comme des vaches » et le style devient « vacherie », vache musique ou que sais-je. Comme pour Daft Punk qui a repris l’expression d’un critique musical. En tout cas, on fait une musique ouverte, hybride, et on n’a pas honte de le dire. Pour moi, c’est impensable que des blancs soient réduits à ne jouer que de la musique classique ou du rock, par exemple. A l’inverse, je crois que l’Afrique a tardé à se développer musicalement parce qu’on leur a dit « mais non, le synthé, c’est pour les blancs ». On refuse les cloisons entre nos cultures.

GG : C’est la seule potentialité de la musique d’aujourd’hui. Ça et le recyclage des idées du passé, comme pour le dernier grand album pop qu’est Random Access Memories, à la fois moderne et très tourné vers le passé. C’est une époque totalement post-moderne et je crois qu’il n’y a que dans l’hybridation qu’on peut un tant soit peu innover. Mais dans notre cas, ça s’est parfois fait dans la douleur. Certains morceaux sont le résultat d’une confrontation plutôt qu’une hybridation harmonieuse, le morceau Prisoner par exemple. C’est un morceau qui est en mode mineur. Et Bony pensait que les Congolais allaient mal le prendre qu’on fasse de la rumba en mode mineur. Il a fallu transformer les choses. Moi en bon européen romantique, descendant de Gustav Mahler, je tenais à ce mode mineur, mais Bony tenait au relatif majeur. Il a fallu trouver une bascule harmonique pour arriver sur les trois accords majeurs du refrain avec la guitare soukouss. C’est un morceau un peu cabossé, complètement crossover.

BB : Ce qui fait le charme de l’album, c’est une série d’accidents et d’imprévus.

On parle de croisements et d’hybridations, et on entend plusieurs langues dans cet album, du français, de l’anglais, du lingala. Le seul morceau en français de l’album n’est pas vraiment chanté mais parlé. J’ai songé à ce vieux débat sur les qualités musicales de la langue française. Est-ce qu’il y a une langue qui sied le mieux à la pop ou qui te convient le mieux ?

BB : Les langues sont faites d’accents, de hauteurs et de couleurs. Le français, pour moi, est délicat dans le sens qu’il s’agit d’une langue très liée à la littérature, au récit. Ça peut vite sonner imbécile alors qu’en anglais on peut sortir un tube en criant simplement « yeah » ou « hello ». En français on n’a pas le droit d’être con, on est obligés d’être dans la profondeur.

 

Tu parles des couleurs des langues, et tu montres une palette assez large de couleurs vocales sur ce disque. Ta voix est très haut perchée par moments, très fragile et éraillée, ce qui m’a fait penser au dernier album de Bobby Womack, et beaucoup plus grave et caverneuse sur d’autres morceaux comme Keba Na Butu. Est-ce que c’est un défi pour toi d’expérimenter avec la voix et ses limites ? 

BB : On en a beaucoup parlé avec Guillaume. Pour moi, ma musique hérite d’une époque où elle était très fonctionnelle, où elle n’était pas que de la musique. La vie était rythmée par la musique, la musique avait une fonction rituelle, sociale. Telle musique invitait à aller aux champs, telle autre à l’église. Le tambour a longtemps été le véhicule des messages. Notre ambition, c’est de faire parler les tambours. Dans ce projet, chacun à un rôle. Lui, c’est le Commandant. Un des percussionnistes, Olivier Viadero, est le Ministre de la Défense : il fait la guerre, donne des commandements. Gaëlle Salomon, l’autre percussionniste, c’est une guérisseuse, une soigneuse. Chaque instrumentiste joue un rôle, occupe une fonction dans le village. Et les voix que tu évoques correspondent chaque fois à un personnage ou un rôle différent : le guerrier, le grand-père, le tonton bourré, la tata aigrie… C’est une galerie de personnages. Et parfois ça correspond à une contrainte musicale, on cherche du grave, une voix à la Isaac Hayes, ou quelque chose qui grince, plus haut perché.

« S’il y a un message politique, il est là : on joue entre jeunes, vieux, blancs, noirs, et la musique nous permet de partager des choses ».

Comment passe-t-on d’un projet purement instrumental à un autre qui intègre des voix ?

GG : C’est hyper simple. C’est beaucoup plus facile que de faire de la musique instrumentale. Dès que la voix s’exprime, ça sert un peu de tapis aux autres instruments. C’est l’instrument commun, qui résonne pour tout le monde. La voix porte, elle donne une trame, une forme. Si tu es capable de faire de la musique instrumentale, tu es capable de jouer avec des chanteurs. C’est beaucoup plus difficile de capter un auditeur sur un passage instrumental.

Tu penses que c’est plus communicatif que des rythmiques ou des fréquences basses ?

GG : Ah oui, j’en suis persuadé. En tout cas dans la culture occidentale, les gens veulent entendre de la voix. Les basses, c’est Jamaïcain j’ai envie de te dire, en tout cas plus physique, lié à la question de la sonorisation, ou alors à la techno dans un autre registre. Ça rassemble les gens qui font la fête plus que les auditeurs de disques. Dès que la voix est absente, tu perds les trois-quarts de ton auditoire.

BB : Même pour la musique instrumentale, il y a une tendance à rechercher les sons qui se rapprochent de ceux de la voix humaine, le violon ou le violoncelle et leur vibrato qui imitent les cordes vocales par exemple, ou la trompette.

GG : Le côté instrumental de Tonn3rr3 est tout à fait assumé. On n’a pas envie de se forcer à écrire de belles paroles. On a passé plein d’années à jouer dans des groupes de garage, de rock, à chanter des trucs en anglais, il y a aucun problème, mais c’est autre chose. La pop, c’est la voix. La dance music, les vibrations. Il n’y a qu’à écouter la radio pour compter le nombre de titres instrumentaux qui y sont diffusés : quasiment aucun. Il y a eu Rumble de Link Wray en 1958, censuré sur certaines fréquences. Quelques autres depuis mais c’est anecdotique.

Est-ce que l’instrument a été le point de départ de votre processus créatif, ou est-ce que certaines compositions sont parties de la voix ? 

GG : Il y a eu plusieurs façons de faire. Au tout début, on s’est retrouvé à trois avec Bony et Guillaume Loizillon. Avec une idée, celle de partir de quelques cellules rythmiques évoquant la rumba congolaise. C’était notre noyau et ça nous a inspirés quelques chansons : Zela, Balobi, Zala gentil. Mais on avait déjà la volonté d’emmener cette tradition vers un ailleurs. Zala Gentil est inspiré d’un riff que Bony m’a fredonné, que j’ai reproduit. D’autres chansons viennent de démos de Tonn3rr3, un truc disco quasiment prêt à sortir sur lequel on a proposé à Bony de faire quelque chose de marrant, et ça a donné Bana Disco. Pour Keba Na Butu, on a demandé à Bony une grosse voix à la Isaac Hayes. La Forêt et les dieux, comme on t’a dit c’est tout à fait autre chose, très spontané.

Ce que j’aime chez Tonn3rr3, c’est le côté laboratoire rythmique. Concrètement, comment on fabrique un bon rythme ? Est-ce qu’il faut plutôt vivre le rythme ou le penser ?

GG : Je crois que j’ai écouté trop de musique afro-américaine. Et pour moi c’est l’union du haut du corps et du bas du corps, un truc pas du tout kantien. A l’opposé de cette conception selon laquelle tout ce qui est en-dessous de la ceinture est mauvais, et tout ce qui est au-dessus est associé à des choses positives, l’âme, la pensée, la science…  Toute ma culture afro-américaine, vécue bien sûr en tant qu’auditeur et pas en tant qu’homme noir afro-américain, pense que cette union est essentielle. Je ne peux pas répondre vraiment à ta question. Ça part de quelque chose de cérébral parce que construire une polyrythmie entre des percussions et des machines, ça ne se fait pas tout seul. Mais notre volonté n’est pas d’être cérébral, c’est que tu lèves ton cul de ta banquette et que t’ailles danser.

Comment vous procédez ? Est-ce que vous arrivez avec une idée qui vient d’écoutes antérieures et que vous cherchez à reproduire, est-ce que vous vous fixez des contraintes comme celle de partir d’une rythmique ternaire ?

GG : Ca peut être un mélange de tout ça. Je te donne un exemple d’un coup de cœur de repiquage, qui ne concerne pas l’album avec Bony, mais un morceau de Tonn3rr3 antérieur. C’est un rythme hyper frénétique, à 140-150 BPM et les gens dansent dessus pendant des heures. Je voulais absolument qu’on fasse un morceau avec un rythme de kuduro. ça a donné Tangage et roulis qui est la traduction française de rock’n’roll. L’idée de départ c’est le kuduro, mais ça part complètement ailleurs. Zala Gentil est parti lui d’un rythme un peu boiteux que j’ai eu beaucoup de mal à transcrire et à sentir comme Bony. Quelque chose de beaucoup moins binaire que le pattern de base du rock’n’roll ou les rythmiques motorik tellement resucées que je ne peux plus les sentir, sauf quand j’écoute Earl Palmer ou Jaki Liebezeit. Et pour d’autres, ça part plutôt de l’improvisation collective, de la jam session. C’est toujours hybride en bref, jamais totalement cérébral ou physique, mais un mélange de ça.

« Les Congolais ont réussi une chose : assimiler les musiques du monde entier ».

Bony, tu as produit un album de Zaïko Langa Langa, un très grand groupe de rumba congolaise. Quelle est la trace de la rumba et du soukouss sur cet album ?

BB : La vérité, c’est que la musique congolaise, c’est pas trop mon trip à moi. Mon truc, c’était Black Sabbath, Deep Purple, Hendrix, Traffic, Weather Report. J’écoutais Soft Machine, Can, Cluster, tous ces trucs planants qui étaient dans l’air, Brian Eno et David Bowie. D’ailleurs mon nom est inspiré indirectement par David Bowie. J’ai bossé avec des gens en Afrique, parce qu’ils voulaient faire de la pop et du rock. Quand j’écoute ces choses-là, j’entends les musiques africaines. Quand j’écoute Keith Jarrett, j’entends l’héritage baroque, mais ça me fait penser aux Pygmées. Les gens parlent de la musique africaine qui serait partie dans les Caraïbes et dans les Amériques. Moi, en tant qu’Africain, j’entends plutôt l’inverse, l’influence occidentale sur les musiques dites noires. J’entends plutôt l’influence de la contredanse, du menuet, des quadrilles. Quand j’entends certaines choses dans la rumba congolaise, je me dis mais ils sont pas biens ces Africains : c’est de la musique de Blancs ! Je ne connais pas grand-chose de la musique congolaise parce que ça ne m’intéressait pas plus que ça, à cause de ma culture et de mon enfance. Toutes les chansons que les Congolais chantaient, j’en connaissais les versions originales : Tino Rossi, Luis Mariano, Henri Salvador etc. Les Congolais ont réussi une chose : assimiler les musiques du monde entier. Comme ailleurs, ils adaptaient des morceaux venus de l’étranger en changeant la langue pour le lingala. Au même moment, l’Eglise congolaise traduisait les prières et les chants en lingala pour christianiser la population. Le hasard veut que le chanteur Joseph Kabasele, connu sous le nom de Kallé Jeff soit le neveu du cardinal Joseph-Albert Malula, patron du clergé congolais et premier grand évêque africain. Pour revenir à la musique, pour moi c’est comme un boomerang avec des influences qui reviennent. Les Africains ont apporté des éléments rythmiques à une architecture très verticale, harmonique. Les musiques que nous entendons en Afrique nous reviennent des Amériques et des Caraïbes, les choses circulent nourries d’autres influences. Comme les musiques latines, de Cuba et d’ailleurs, qui ont eu beaucoup de succès même en France, si on pense à Bizet qui s’inspire de la habanera pour le rythme de L’amour est un oiseau rebelle dans l’opéra Carmen. A mon sens, la France ne défend pas assez son influence culturelle dans le monde. Tout ça c’est français, en un sens !

GG : Mais rien que ça c’est un vaste bazar ! Tout ça est brassé.

Je ne pensais pas relancer le grand débat sur l’identité nationale… 

GG : Mais là où notre disque peut rencontrer un écho et porter un message vertueux, c’est dans l’importance du mélange, du brassage, du non-communautarisme. Il faut réussir malgré les difficultés à dépasser les assignations, à dépasser sa condition. Moi comme un homme blanc vieillissant de plus de quarante ans, Bony comme un homme de 70 ans originaire d’Afrique, puis arrivé en France. Aujourd’hui, les gens essaient de tout faire rentrer dans des cases, dans des communautés, et c’est dur de lutter contre ça. On est en plein dans cette période de repli, c’est pas des faits divers, c’est la putain d’actualité mondiale qui nous renvoie à ça constamment : l’image d’un monde divisé, qui se radicalise avec des communautés qui se replient sur elles-mêmes. S’il y a un message politique, il est là : on joue entre jeunes, vieux, blancs, noirs, et la musique nous permet de partager des choses. On revendique le potentiel créatif qui naît de l’hybridation, c’est essentiel dans un monde globalisé. La musique est reine, le message musical dit tout : soit ça te plaît, tu te lèves, tu danses et ça te fait vibrer ; soit ça ne te plaît pas et tu passes à autre chose.

Tonn3rr3 Bikaye // It’s a bomb ! // Born Bad Records, sortie le 10 novembre
https://shop.bornbadrecords.net/album/its-a-bomb

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