Ma découverte de Swans remonte à quelques années, lors du visionnage de Kill your idols, un documentaire réalisé en 2004 faisant un parallèle pas inintéressant mais un peu bancal entre la No-Wave de la fin des années 70 (Lydia Lunch, Glenn Branca, James Chance, D.N.A. et consorts) et la scène new-yorkaise du début du XXIe siècle (Yeah Yeah Yeahs, Dice, Liars et autres A.R.E Weapons). Bref. On y retrouve une interview de Michael Gira — chapeau de cowboy hypertrophié et sourcils inexistants — où il expliquait que, finalement, la scène No-Wave lui importait autant qu’un deuxième trou du cul au coude, et que son seul souci était de faire la meilleure musique qui soit.
J’ai alors englouti la quasi totalité de la discographie du groupe, et compris que j’avais affaire à quelque chose de rare, d’incroyablement puissant, d’agressif au delà des mots. Comme une invitation au chaos qu’il m’était impossible de décliner.
Trouble cognitif
Les premiers albums, de « Filth » en 83 à « Holy Money » en 86, sont les plus difficilement abordables ; les structures sont éminemment répétitives, la guitare abrasive et la voix criarde, Gira se contentant de beugler quelques paroles graveleuses — une constante du groupe, qui exploitera cependant plus d’éléments acoustiques dans ses opus suivants — tout cela évidemment dans un désir d’hypnose tantrique.
Une expérience live à déconseiller aux âmes vertigineuses, qui, lors des premiers concerts surtout, vomissaient, lorsque la police ne se pointait pas avant pour stopper tout bonnement le show. Gira, lui, entretenait à l’époque une relation conflictuelle avec son public, lui crachant régulièrement dessus, lui tirant les cheveux ou, pire/mieux, se battant avec le premier connard qui headbanguait comme à un concert de Van Halen.
J’ai moi-même pu constater à deux reprises de quel bois se chauffait Swans sur scène et ce fut, croyez-moi, plus qu’à la hauteur de mes espérances. Primavera Festival édition 2011. Alors qu’il est clairement sous influences, Swans attaque le set avec No Words/ No Thoughts, première chanson du dernier album sorti en 2010, « My father will guide me up a rope to the sky ». Je me souviens alors de mon tendre père qui disait toujours « arrête de me faire chier ou je vais te foutre deux baffes, que le mur il t’en rendra quatre ». C’est grosso modo l’effet ressenti alors. Sorry, Daddy, malgré tes bras saillants, tu es un enfant de chœur comparé à ces gus-là. Bref, ce fut un tel bouleversement, j’en avais les jambes flageolantes, les bras engourdis, l’esprit vaporeux. Je comprenais maintenant l’état nauséeux et j’en faisais les frais à mon tour. Il m’était impossible de bouger, j’étais happé par la charge émotionnelle et dévastatrice de ce son symptomatique.
Ma seconde fois, c’était il y a quelques semaines au Berghain à Berlin, un endroit réputé pour être le meilleur sound-system du pays. Cette fois-ci, sobre comme un chameau, j’attendais néanmoins ma grande séance d’hypnose. J’en ai encore une fois pris pour mon grade. Plus attentif, j’admire les nuances et l’exactitude de leurs compositions mêlées au vacarme vrombissant. Michael Gira rappelle un certain Glenn Branca, pas seulement dans sa musique mais aussi dans son attitude autoritaire, quasi dictatoriale — hasard ou pas, puisque Gira a joué pour Branca avant de former Swans — plusieurs de ses cris hors micro sont dirigés vers ses camarades, et suivis l’instant d’après de plusieurs gifles qu’il s’inflige jusqu’à en devenir hagard. Gira vit le live comme une expérience physique et mentale, une fusion du corps et de l’esprit indivisible, avec comme point de mire, encore une fois, l’élévation et l’état de transe. Le dernier morceau, d’une vingtaine de minutes, achève magistralement le concert. Un inédit qui figure sur le nouvel album du groupe.
« The Seer »
C’est donc vous dire si je me languissais de ce nouveau disque. Un empressement exacerbé par Gira, qui présentait cet album comme « la culmination de tous les précédents albums de Swans, ainsi que toutes autres musiques écrites ou imaginés par moi-même ». Résultat : plus de deux heures de sons répartis sur six plages contenant, en effet, toute les teintes du groupe et de son leader ; des morceaux mélodieux aux chants prophétiques tels que Avatar et Lunacy — avec la participation de Karen O (tiens donc), chanteuse du Yeah Yeah Yeahs — ou Mother of the World, plus assainissant encore grâce à la guitare de Norman Westberg et au chant tristement clownesque de Gira, telle une berceuse détournée pour pervertir un mioche habité par une force obscure.
Le deuxième disque comporte des titres principalement acoustiques, tels que The Daughter brings the water — rappelant davantage « Angels of Light », projet solo de Mr Gira – ou Song for a Warrior qui, petit bémol, avec la voix de Karen O là encore, sonne quelque peu mièvre pour du Swans. Qu’importe, puisque 93 Ave. B. Blues – hommage à leur lieu de répétition – parvient à rendre le bordel à la fois atmosphérique et corrosif, un peu à la manière de Can dans leurs morceaux les plus expérimentaux.
Côté homérisme, Swans répond encore et toujours présent ; des chansons atteignant parfois trente minutes, comme le titre éponyme divisé en trois parties ; The Seer pt1 qui fait office d’intro, The Seer pt2 dont la lente progression ultra-anxiogène distord toute notion de temps, et The Seer Returns, royal épilogue version fin du monde.
A Piece of the Sky, scindée en deux parties — dont l’intro fait penser à du Steve Reich — marque s’il vous plaît le grand retour de Jarboe, ex-chanteuse/claviériste du groupe (et ex tout court de notre veinard de Gira), manière sans doute d’honorer celle qui a permis à Swans de diversifier ses compositions.
On en vient maintenant à The Apostate, fameux titre qui m’avait à Berlin laissé pantois. Il reste à mes yeux le morceau ultime de cet album, tant il constitue une véritable synthèse du groupe. Tout y est : section rythmique répétitive et électrisante, guitares retentissantes à s’en becqueter le cerveau, avec un Gira qui n’a jamais semblé aussi inspiré tant sa voix galvanise. De quoi laisser sur le carreau le premier des cartésiens con-vaincus.
Si Swans était un psychotrope, ce serait assurément un barbiturique surpuissant.
Swans // « The Seer » // Young God Records
http://swans.pair.com
En concert au Trabendo le 19 novembre