Les Rallizes Dénudés n’ont jamais enregistré le moindre album. L’histoire du groupe est principalement faite de rumeurs et de spéculations. Le chanteur culte Takashi Mizutani a passé les quarante dernières années de sa vie dans un anonymat quasi-total et son premier bassiste a détourné un avion pour la fraction japonaise de l’Armée Rouge. Un pitch digne d’un film qui voit enfin le jour avec la sortie fin novembre de trois albums retrouvés au fond d’un tiroir.

Lorsque les recherches sur un groupe japonais obscur des 70’s ne se soldent que par quelques photos à peine nettes de jeunes hommes vêtus de noir, une série de bootlegs d’une qualité audio presque criminelle et une série d’articles de presse sulfureux se perdant en hyperboles et spéculations hasardeuses, on peut considérer qu’on tient un animal rare. Et pour cause, les Rallizes Dénudés brillent par leur aura brumeuse, leur statut d’icône impénétrable au milieu d’un culte d’adorateurs pour qui l’underground est déjà trop mainstream et surtout par le manque flagrant d’informations sur l’un des groupes les plus influents du Japon post-Hiroshima, et dont la « carrière » erratique s’est pourtant étalée sur près de quarante ans. Quarante ans à jouer mythe et du mystère comme Mizutani jouait de la fuzz, du phaser et du feedback : à outrance.

Des jeunes gens modernes

Les Rallizes Dénudés naissent dans le contexte du Japon d’après-guerre, au milieu d’une révolution culturelle tiraillant les mouvements de jeunesse entre le traditionalisme extrême du pays et l’invasion progressive de la culture occidentale. Les yeux rivés sur l’extérieur autant que sur leurs propres démons, les jeunes intellectuels des années 60 s’organisent au sein d’une contre-culture balbutiante qui rencontre souvent la violence de l’extrême-droite et d’une police peu conciliante avec ces idéalistes, aussi inspirés et radicaux que perdus et mal organisés. Punks avant de l’être, trop nihilistes pour le flower power hippie, les Rallizes Dénudés sont la bande-son parfaite de cette époque riche et peu documentée chez les Occidentaux.

En 1967, Takashi Mizutani étudie la sociologie et la littérature française à l’université de Kyoto. Il y fait la rencontre d’une troupe de théâtre d’avant-garde, Gendai Gekijo, avec qui il forme les Rallizes Dénudés et dont il devient rapidement la clé de voûte. Le nom s’inspire plus ou moins librement d’une expression française, « valises dénudées », à comprendre comme une valise sans poignée. Une blague donc, pour désigner un objet bête et inutile, mais le groupe a maintenant un nom cryptique qui traversera les prochaines décennies. Au départ, la formation s’orientait vers la folk, mais Mizutani change radicalement de direction lorsqu’il perçoit le potentiel violent et chaotique de sa guitare électrique chargée en feedbacks, lui-même inspiré du son radical du Velvet Underground, des Stooges ou de Blue Cheer.

En fait, dès le départ, les Rallizes portaient en eux toutes les clés du mythe à venir : l’attitude, le chaos, la beauté, le perfectionnisme, et un radicalisme absolu qui tint Mizutani à l’écart de tout studio d’enregistrement, trop intransigeant pour accepter la moindre concession ni la moindre contrainte. Le groupe se tourne donc vers des lives cataclysmiques qui feront sa légende, jouant toujours la même dizaine de morceaux étirables à l’infini, au gré des expérimentations et improvisations sauvages du frontman squelettique éructant ses textes sombres et mélancoliques comme des chants de Maldoror scandés sur mégaphone saturé. L’expérience live est une agression sensorielle à tous points de vue, le groupe jouant des stroboscopes, machines à fumées, miroirs et boules disco pour plonger le public dans une transe dont la musique est seule guide, monolithique et assourdissante, entre noise brutal et psyché chaotique seulement ponctués de quelques larsens assassins.

Ennemis politiques

Les Rallizes s’inscrivent aussi dans les mouvements contestataires de la gauche radicale et se produisent notamment lors de l’occupation étudiante de l’université de Kyoto en 1969. Mais c’est en 1970, après une première dissolution du groupe (que Mizutani reforme rapidement en changeant régulièrement le line-up), que la carrière des Rallizes prend un tournant majeur avec l’incident du Yodogo. En effet, le bassiste et membre fondateur Wakabayashi se retrouve au milieu d’une dizaine de radicaux de la Fraction Armée Rouge Japonaise, responsables du détournement d’un avion Japan Airlines à grand renfort de katanas bon marché et bombes artisanales. Les jeunes terroristes réclament de rejoindre Cuba, mais n’ayant pas calculé la petite taille du réservoir, ils atterrissent finalement en Corée du Nord. Là-bas, ils sont accueillis en héros, et la plupart s’y installeront définitivement.
L’anecdote ne manque pas de panache et devient un ingrédient clé de la légende. Mais surtout, l’incident du Yodogo attise la paranoïa de Mizutani, lui-même proche de l’Armée Rouge et des milieux radicaux, inquiet d’être dans le collimateur des renseignements généraux japonais et de la CIA. Moralité : les concerts se font plus rares. Après une période d’un an où le groupe fut l’une des têtes d’affiche de l’OZ, une salle de concert emblématique du Tokyo contre-culturel des 70’s. Certains enregistrements de la période OZ ont été remis au goût du jour par le label Temporal Drift, avec les « OZ Tapes » des Rallize Dénudés, sortis en avril dernier.

L’histoire du groupe restera très obscure jusqu’à 1996, année de son dernier concert. Mizutani joue aux chaises musicales avec les membres, lui-même vivant de plus en plus isolé et reclus, ses rendez-vous avec la scène se raréfiant avec le temps. Avec les décennies, l’hypothèse de l’isolement politique s’étiole : peut-être le frontman joue-t-il simplement avec son statut d’icône messianique tapie dans l’ombre. Peut-être la paranoïa a eu raison de lui, à moins que ce ne soient les rumeurs d’addictions qu’on lui suppose, tantôt à l’acide, tantôt à l’héroïne ?

Des rumeurs voudraient qu’il continue d’alimenter son propre mythe en jouant de pseudonymes et d’identités parallèles, comme un Pessoa perdu au pays du Soleil-Levant. Avec les années 2000, sa trace disparaît presque complètement. Il répond à peine aux appels de ses proches (et souvent par fax nocturnes !). On dit qu’il habiterait en France, mais c’est dans une chambre de Kyoto que l’on retrouve des caisses d’enregistrements cassette à sa mort en 2019. Celle-ci est annoncée deux ans plus tard sur un site officiel tout neuf, l’affaire de sa famille et de quelques anciens membres du groupe désirant redorer le blason des Rallizes Dénudés sous l’égide de la structure The Last One Musique.

Les Rallizes sous le manteau

Car si Mizutani se fichait de l’héritage qu’il laissait dans son sillage, comme l’artiste radical et poète maudit qu’il était, le jusqu’au-boutisme du groupe lui porta chance comme préjudice. Privés de véritable album enregistré, les fans s’échangent depuis les années 70 des copies pirates, captations live sous forme de cassettes et CDs bootlegs vendus sous le manteau, au mieux issus du fanatisme d’une poignée d’irréductibles, au pire de faux labels cupides et peu scrupuleux, jouant du mythe au détriment des artistes. Avec l’arrivée d’internet, ces albums pirates sont mis en ligne et le groupe assoit son statut de légende. Perdu dans les brumes, Mizutani voit d’un très mauvais œil cette prolifération d’enregistrements pirates vendus en son nom, mais échappant à son contrôle en dépit d’une qualité souvent médiocre.

Avant sa mort, Mizutani échangeait régulièrement avec l’ex-membre Makoto Kubota, prévoyant de sortir quelques « vrais » albums et une dernière tournée. C’est à titre posthume, après une vie et une mort dont on ne sait finalement presque rien, que ce travail d’archive voit finalement le jour. Kubota et la famille du défunt s’associent donc avec le label Temporal Drift pour sortir « Mizutani », un album acoustique issu d’une nuit de répétition entre Kubota et Mizutani, ovni musical dans le parcours assourdissant du groupe, le « ’77 Live » légendaire de Tokyo, ainsi qu’un retour sur les premières années du groupe avec « ’67-’69 STUDIO et LIVE ». Ces sorties, tout comme les « OZ Tapes » d’avril, proposent un son restauré, plus fidèle au talent et au perfectionnisme du groupe, tout en s’accompagnant de quelques notes biographiques qui donneront du grain à moudre aux néophytes comme aux plus fanatiques adorateurs des Rallizes Dénudés.

Un dernier hommage, cinquante ans plus tard, à ce groupe sulfureux et d’un radicalisme absolu et dépossédé de son propre héritage depuis sa naissance, mais passé à la postérité comme une insaisissable chimère.

Les Rallizes Dénudés // MIZUTANI // Temporal Drift, sortie le 25 novembre

Les Rallizes Dénudés // ’77 LIVE // Temporal Drift, sortie le 25 novembre

Les Rallizes Dénudés // ’67-’69 STUDIO et LIVE // Temporal Drift, sortie le 25 novembre

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