En 850 films et vingt-cinq ans à l’antenne, Strip-tease est devenue la plus culte des émissions belges. Elle est née dans les cerveaux malades de Jean Libon et Marco Lamensch, deux réalisateurs à 75 % belges (Marco Lamensch avoue être à moitié français) qui se sont un jour demandé ce que ça ferait de regarder chez le voisin par le trou de la serrure. En 2019, en préambule d’un retour scabreux et raté dont ils ont été écartés sans ménagement, ils racontaient pour Gonzaï cet ovni du PAF sans commentaire.

Quand on se penche dessus, Strip-tease ça n’a l’air de rien. On montre une vieille dame seule dans sa maison de retraite (« Martha »), des bourgeois avec leur ti chien chien (« C’est le Must) », trois gamines de 12 ans autour d’une table (« Les Petites Filles modèles ») et même juste un couple qui fait sa vaisselle et puis c’est tout (« Vaisselle »). Strip-tease n’a pas montré des « zozos », comme se plaisent à dire Lamensch et Libon. « La Soucoupe et le perroquet », film touchant sur la relation entre une mère qui parle à son perroquet empaillé et son fils qui fabrique une soucoupe volante fonctionnelle, serait l’arbre qui cache la forêt. Pour dévoiler la banalité dans la diversité (les grands, les petits, les bourgeois et les pauvres, les pourris et les gentils, les Belges et à partir de 1992, les Français), Strip-tease met tout le monde à nu, comme ça pas de jaloux. Mais ça ne s’est pas fait pas en deux coups de cuillère à pot.

La preuve : en 2019, au moment où Marco Lamensch et Jean Libon acceptent de nous parler, ils bataillent pour le rétablissement d’un peu de justice dans ce bas monde et ce plat pays, après qu’on leur ait fait un enfant dans le dos : le nom et l’identité de Strip-tease ont été vendus par la RTBF à une société de production belge en vue de produire une émission qui ressemblerait au programme initial, mais sans l’accord ou le droit de regard de ceux qui en sont à l’origine : pour le duo, « ils vendent Strip-tease à des gens qui n’ont jamais fait ça, qui le font en trois fois moins de temps, en ne payant pas les gens, avec des réalisateurs qui n’assistent même pas au montage ». Ça ressemble à du Strip-tease, ça a le goût du Strip-tease, mais ça n’est pas du Strip-tease. L’Histoire, impitoyable, confirmera cet échec : l’occasion de revenir sur les bonnes pratiques qui font de Strip-tease un programme unique et donc, incopiable. Tous à poil, maintenant on se regarde.

Strip-tease, ça a commencé comment ?

Jean Libon : On sortait de la télévision de grand reportage. L’équivalent d’Envoyé spécial je dirais. Mais moi après dix ans là-dedans, je plafonnais. Arriver dans un pays dont on ne connaît pas la langue, avec à chaque fois peu de temps pour faire quelque chose de bien… Un jour, arrivé en Turquie, je n’en pouvais plus et j’ai dit à Marco : « Écoute, moi je ne pars plus. » Parce qu’on était frustrés. On avait quand même une caméra, qui bougeait tout le temps, le son, et puis le montage… Donc on avait quand même une espèce d’écriture qui faisait qu’on était frustrés un peu tout le temps. On avait deux instruments en main dont on ne profitait pas. C’était de la radio filmée, du cinéma raté, enfin bref tout ce que les journalistes continuent à faire. Et avec l’époque ! On dit maintenant qu’elle est violente mais à l’époque d’avant c’était tout aussi violent, les générations oublient. À l’époque, on devait quand même souvent mettre le torturé et le tortionnaire à table et c’était « pourquoi tu m’as torturé ? », « non, non je t’ai pardonné », etc. Je caricature à peine. J’étais horriblement frustré.

« On regarde Strip-tease avec les enfants et les petits-enfants. Quand c’est fini, on ferme la télévision et on s’engueule. Pour une fois que la télévision nous fait parler en famille »

Par rapport à ça, il y avait une émission en Belgique qui depuis la fin des années soixante s’appelait Faits divers et dont votre ami Raymond Depardon s’est largement inspiré. Il y a eu vingt-sept ou vingt-huit numéros et c’était un ancêtre de Strip-tease. Il y avait encore de l’interview, il y avait encore du commentaire, il y avait encore de la musique et la musique c’est insupportable partout, même dans la fiction. Avant de créer Strip-tease en 1985, on avait déjà fait des choses qui y ressemblaient. Dans l’émission qui s’appelait À suivre, on a fait un truc sur l’armée belge qui a fait le tour du monde. Elle ne s’en est jamais remise, ils ont fait virer les miliciens tellement ils étaient ridicules partout. On avait aussi fait un très beau film, je trouve, sur la drogue, sur un petit couple de toxicos qu’on a suivi pendant dix-huit mois, Faut pas plonger. Dommage que personne ne l’ait jamais ressorti. On avait fait aussi un truc sur les scouts d’Europe. Ça c’était simple, on avait juste dit : « Trouvez-nous votre meilleur gosse. » Ils nous avaient sorti un gamin ; sa chambre était couverte de posters du pape Jean Paul II, du roi de Belgique et d’Abba. C’était fantastique pour nous, on ne faisait rien, on était les témoins d’un genre de situation et de personnages. Les scouts d’Europe c’était pire que les scouts catholiques. Ils nous parlaient des vertus de l’eau froide. Tout ça était un peu ridicule naturellement. Et puis Marco a écrit treize pages qui ont composé le menu de Strip-tease.

Marco Lamensch : Vers 1984, on a fait une analyse de l’émission À suivre, dans laquelle on bossait. On avait calculé qu’on avait un public de 50, 55 ans, qui vieillissait de 5 % par an. On faisait 11 % de part de marché en perdant 1 % par an. Avec ça, on s’est dit : « Dans dix ans, on aura 0 % de part de marché et tout le monde sera centenaire, il serait peut-être temps de proposer autre chose. » Donc on a proposé Strip-tease.

Comment est accueillie la proposition ?

JL : Ils ne savaient pas très très bien. Ça a pris un peu de temps, mais à chaque fois qu’il y avait un prix, ça avançait. Notre chef de service nous a fait confiance. Parce qu’à l’époque, il faut quand même vous dire que c’était comme maintenant, tous ces intermédiaires, ils étaient tous incompétents. Sauf que ces gens, qui étaient de la génération d’avant, ils savaient qu’ils ne valaient rien, du coup ils nous laissaient faire.

ML : Aujourd’hui, il n’y a plus de saltimbanques, que des managers. Et c’est la même chose à France Télévision.

JL : Durant Strip-tease, on a quand même eu dix-huit chefs de service différents.

« Dans dix ans, on aura 0 % de part de marché et tout le monde sera centenaire, il serait peut-être temps de proposer autre chose »

De votre point de vue, l’état du service public actuel ne permettrait pas de refaire Strip-tease ?

JL : Je crois qu’on n’aurait pas existé en proposant Strip-tease aujourd’hui. Nous on travaille sur le temps. Déjà à l’époque ça posait problème. Je sors juste d’un rendez-vous où on m’a dit, « moi je dois être au bureau tout le temps ». Même à ne rien faire, juste à chercher des sujets sur son ordinateur…

ML : Chez nous, y avait un bureau mais y avait jamais personne. De temps en temps, les gens venaient passer un coup de fil et c’est tout.

JL : On les foutait dehors ! Y avait un réalisateur qui sortait toutes les nuits ! Toutes les nuits il était dehors ! Le lendemain, il arrivait à 8 h prendre les journaux et il rentrait chez lui dormir ! Il rendait des sujets et voilà. Tous les jours au bureau de 9 h à 18 h, il était en déprime après trois semaines. À ramasser avec une corde autour du cou, et une pierre…

Au bout de la corde ? 

JL : Eh bah oui voilà, au bout de la corde ! Ce n’est pas possible ! Si moi vous me mettez dans un bureau pour soi-disant chercher des sujets, c’est pas possible, je deviens cinglé. Les gens doivent être dehors et participer à la vie. La vie ce n’est pas un ordinateur, ce n’est pas dans les journaux qu’on la trouve.

Quand vous lancez Strip-tease, le souhait c’était de parler des sujets qui reflétaient la société belge ?

JL : Au départ on disait : arrêtons de courir le monde, et parlons de ce qu’on connaît à côté de chez nous.

ML : Il y avait également un désir de soigner la forme. Quand on fait ça dans l’urgence, quand on doit faire savoir des choses aux téléspectateurs, en général les documentaires, c’est soit de l’interview, soit de l’image sur laquelle on plaque du commentaire en alternant les deux procédés. Notre idée, ça a été de dire : qui a le mieux employé ces instruments que sont la caméra, l’enregistreur et surtout la table de montage ? C’est le cinéma de fiction !  Et donc il faut employer cette grammaire-là pour être un peu convaincant et faire autre chose que ce que fait la presse écrite.

JL : Et il y avait l’idée de parler de la société dans laquelle on vivait naturellement, par le petit bout de la lorgnette, et que l’anecdotique devienne universel. Ça a marché tout de suite, je crois qu’on n’était pas des génies mais on a tapé à un moment où les gens demandaient ça. Et, quand on est arrivé en France sept ans plus tard, exactement la même chose, puisque vous avez toujours trois guerres en retard.

« On recevait des tombereaux de lettres nous disant “enfin on ne nous prend plus pour des cons, on ne nous explique pas tout, on nous laisse réfléchir” »

Pourquoi vouliez-vous faire ce métier, d’ailleurs ?

JL : Moi pour faire ce métier, je viens d’un petit wagon au fin fond de la province avec des gens pas cultivés, y avait pas la télévision chez moi, mais j’ai découvert le monde à travers elle. Après dix ans j’étais déçu parce que le monde, justement, m’emmerdait. On a d’abord fait ça pour s’amuser.

ML : Je pense qu’il y a aussi le fait que la télévision belge étant une petite télévision, avec peu de moyens, elle avait dû compenser ça avec un surcroît d’imagination et de trucs. Je prends un exemple : les images de la guerre d’Algérie, c’est en général de la RTBF qu’elles viennent. Les rares images des chars entrant à Prague en 68, c’est la RTBF qui les a apportées. Je prends un autre exemple que j’ai vécu directement : quand on travaillait l’émission À suivre, qui était une bonne émission, plutôt d’enquête et de reportage, il y a eu la première campagne de Greenpeace contre la chasse à la baleine. Ça se passait en Islande près du cercle polaire entre l’Islande et le Groenland. Les chaînes avaient loué des hôtels à Reykjavik, parmi les hôtels les plus chers du monde. Nous on ne pouvait pas se payer ça. Le caméraman, qui avait fait de la voile, a trouvé un bateau en Irlande, un magnifique voilier de 33 mètres sur lequel on a embarqué pendant quinze jours. Eh bien pour filmer des baleines c’était parfait, et on a eu certaines des meilleures images. Il y a eu mille exemples comme ça. Je crois qu’à la télé, les plus petits avaient plus de facilités pour aller au contact, les gens se connaissaient mieux.

JL : C’était aussi un truc générationnel. On avait 35, 40 ans. On était, grosso modo, des gens post mai 68 avec des grandes gueules. Et puis on avait tous travaillé ensemble, on s’était tous retrouvés sur des plateaux, sur des tournages avec eux. Eux savaient qu’ils n’étaient pas compétents et que nous, nous l’étions.

ML : Il y avait quand même quelques têtes, Henri Mordant [un journaliste et homme politique belge, NdlR], lui a vraiment inventé la télévision, mais il ne pouvait quand même pas faire tout, tout seul. Nous quand on est arrivés, il commençait déjà à partir.

« Trouvez-moi le plan de Depardon où l’on a envie de rire, si vous trouvez, je vous paye trois mois de vacances »

ML : Nos directeurs, quand on a fait nos premiers épisodes, n’arrivaient manifestement pas bien à comprendre ce que l’on voulait faire. Ce qui les a convaincus, c’est qu’on a reçu immédiatement, dès la première année, des tombereaux de lettres nous disant « enfin on ne nous prend plus pour des cons, on ne nous explique pas tout, on nous laisse réfléchir ». Je cite la lettre d’un grand-père qui dit : « On regarde Strip-tease avec les enfants et les petits-enfants. Quand c’est fini, on ferme la télévision et on s’engueule. Pour une fois que la télévision nous fait parler en famille. »

JL : Il y a aussi eu des polémiques affirmant qu’on se moquait des gens. Un de nos tout premiers sujets, c’était sur une famille de dix enfants. Une famille nombreuse, plutôt sympa. Et en fait le père était allé avec son fils aîné, 13 ou 14 ans, piquer un mouton dans le champ d’à côté pour le filer à bouffer à ses gosses. Il a pris six mois de prison, pour un vol de mouton. Bon pas grave, moi je trouvais ça plutôt sympathique. Le rédacteur en chef, parce qu’à l’époque il n’y avait pas les saloperies de réseaux sociaux, se mettait encore au moment de la diffusion au téléphone à son bureau parce que les gens téléphonaient. Premier coup de fil, tout de suite après la fin du truc, un type ivre de rage disant « c’est quoi ce gros porc, avec sa grosse nénette, qui a été voler un truc, c’est scandaleux, avec l’argent public, encore une fois la RTBF se moque du monde ». Il raccroche, deuxième coup de fil, une dame, « formidable de voir ce Monsieur, quelle gentillesse, quelle humanité ». Cette dualité entre « vous êtes des salauds » et « bravo, quelle humanité » est encore d’actualité.

ML : On avait quand même estimé qu’on avait 75 % de lettres positives. C’est comme la Manif pour tous, y a toujours des grincheux.

JL : Au sujet de « La Soucoupe et le perroquet », c’est un magnifique sujet, très bien fait, mais qui nous a fait un tort énorme. Parce que Strip-tease a été identifiée comme une émission de zozos, alors que c’est également un sujet sur une relation mère-fils très touchante. Je suis allé en parler à Poitiers et je me suis retrouvé devant 500 enseignants qui m’ont mangé la tête en me disant que j’étais scandaleux parce que je ne montrais que des illuminés. Et quand j’ai dit que c’était un rapport d’amour entre un fils et une mère, ils n’ont pas compris et m’ont descendu en flamme. Mais des originaux, il y en a très très peu. Moins que dans la société.

Qu’est-ce que ça dit du public ?

ML : Je crois qu’il y a une méconnaissance du public du voisin. On a toujours dit ça. Prenons l’exemple du film de Manu Bonmariage sur de jeunes aristocrates qui font une petite soirée entre eux à Namur. Vous avez la Marseillaise, nous on a la Brabançonne. Quand les Belges ont lâchement été battus par les Français, ils n’ont pas chanté la Brabançonne, ils ont chanté « on s’en bat les couilles, on s’en bat les couilles ». Dans le documentaire, on voit ces jeunes, ils ont 18, 20 ans, et ils chantent la Brabançonne. Ça a fait hurler de rire tout le pays, mais eux, quand ils se voient, ils ne se trouvent pas ridicules ! On les montre tels qu’ils sont, on ne s’est pas foutu de leur gueule en leur faisant un enfant dans le dos.

JL : Vous, je ne vous connais pas, je ne connais pas vos parents, je suis certain que si je mets une équipe et une caméra dans votre vie pendant une semaine et que je leur montre, ils tirent une gueule pas possible. Inversement, si je mets une caméra avec vos parents et que je vous montre… On voit bien qu’on ne connaît pas son voisin.

 

Comment on s’y prend pour faire connaître son voisin alors ?

JL : Au fil des années, on est allés de plus en plus vers une écriture cinématographique. Au départ, on faisait encore parfois un peu de commentaire et d’interview. Maintenant, on veut déjà que les gens qui font Strip-tease aient, peut-être pas un scénario mais au moins une histoire. Que l’on sache où on va et comment on y va. Il y a donc une espèce de construction, ce n’est pas juste la caméra à tout-va dans un fil chronologique.

ML : Pour défendre la nouvelle version de Strip-tease, le directeur chez RMC Story a dit : « ll n’y a pas de mode de captation plus pure que de laisser la caméra tourner. » Eh bien ça, ça ne donne rien. C’est arrivé une fois dans notre Strip-tease, et je le cite comme exception qui confirme la règle, le film de Françoise Romand [Les Miettes du purgatoire, NdlR], qui a finalement été formidable, ça a aussi marché parce qu’elle filmait deux momies. J’ai aussi une fois vu Jean utiliser un pied, mais c’est parce qu’il gloussait de rire devant un soi-disant Monseigneur récitant un appel au peuple belge.

ML : Par contre, si le sujet décide de claquer la porte et de se casser, il ne faut pas rater ça.

 

JL : Un bon exemple, Bernard Tapie. Il y a eu des centaines d’émissions sur lui. C’est un malin, il a compris les médias. La télévision hollandaise a fait un sujet sur lui. Je sais plus ce qu’il s’est passé mais la caméra est bien sur pied et Tapie est à son bureau. Le téléphone sonne, il décroche puis raccroche. Ça sonne à nouveau, il reprend le téléphone et dit « mais c’est quoi cette histoire, j’ai bien dit, foutez-moi la paix ». Le téléphone sonne une énième fois et on voit le Tapie blêmir, se lever et claquer la porte. Sauf que la caméra est sur pied ! Il se passe un truc et tout a été raté alors que je crois que c’est l’une des seules fois de ma vie que j’ai vu Tapie, un peu mis, euh, au tapis.

« Aujourd’hui, il n’y a plus de saltimbanques, que des managers. Et c’est la même chose à France Télévision »

Ce sont ces spécificités cinématographiques qui font que Strip-tease est aussi identifiable ?

ML : C’est un des moyens.

JL : C’est l’humour aussi !

ML : Il y a quand même un certain nombre d’idées et de principes, une volonté d’être honnête, de ne pas faire dire aux gens ce qu’ils ne disent pas.

Il réside dans quoi, l’humour de Strip-tease ?

JL : Il vient automatiquement ! C’est dans la situation, et puis en Belgique c’est dans nos gènes, ce n’est pas comme pour vous. Chez vous il n’y en a aucun, chez nous c’est génétique ! C’est une manière de voir la vie propre à la Belgique, ou propre à nous, on ne sait pas ! Les documentaristes, dans le monde entier, ce sont des gens super honnêtes, ils sont toujours à la pointe de n’importe quel combat qu’on peut imaginer. C’est un morceau de leur cœur qui s’en va si on critique la cause pour laquelle ils militent. Mais souvent ce sont des militants ! Des gens très malhonnêtes parce qu’ils défendent leur cause. On ne peut pas être documentariste et militant.

ML : Vous prenez Demain, qui est un honnête film documentaire, il n’y a pas une once d’humour là-dedans. Il y a un autre militant [François Ruffin, NdlR] qui a fait Merci Patron dont il faut reconnaître qu’il est et drôle et militant, même si depuis il s’est pris beaucoup au sérieux.

JL : Prenez Depardon, trouvez-moi le plan de Depardon où l’on a envie de rire, si vous trouvez, je vous paye trois mois de vacances.

« Quand la dame est seule, qu’il ne se passe rien et que l’on sait qu’il ne va rien se passer, il faut réfléchir à la manière dont on va le montrer pour que ça ne soit pas emmerdant. C’est ça être réalisateur ! »

Selon vous, pourquoi l’émission a marché en France ?

JL : Parce que vous n’avez pas d’humour. Et puis on vous montre un truc qui n’est pas militant, qui n’est pas votre style de reportage habituel, et surtout pas avec un commentaire de type qui vous explique ce que vous devez voir. On nous écrase avec le son, c’est ce qui constituait la télévision française de l’époque et ça continue encore aujourd’hui.

ML : La télé-réalité, qui est apparue dans les années 2000 n’a fait qu’accroître ça. La multiplication des caméras, la redondance. Pierre qui se lave les dents avec un bandeau en dessous qui dit « Pierre se lave les dents ». C’est très redondant ! Et je parle aussi dans le bouquin d’une analyse formidable faite par Henri Mordant. Il avait pris une cinquantaine de journaux télévisés et l’avait fait du point de vue de l’image et du son. En disant, le commentaire ne fait que répéter ce qu’on voit à l’image, ou pire, il dit le contraire. En télévision, comme au cinéma, l’image dit quelque chose.

JL : Je me rappelle au début de Strip-tease, il y avait une guerre je sais plus où, en Tchétchénie. C’était le week-end du 15 août, j’étais parti en vacances et je me reconnecte. Je tombe sur les images d’archives avec des commentaires qui disent « les Russes ont mis la pâtée aux Tchétchènes ». Sur une autre chaîne, montées différemment, je tombe sur les mêmes images accompagnées d’un commentaire qui dit cette fois que ce sont les Tchétchènes qui ont mis la pâtée aux Russes. Donc en fait sur les mêmes images, ont avait une information différente. Quand on pense au coût de ces images, au voyage qu’elles ont fait par la Mondovision, par la soucoupe volante dans le ciel, tout ce que ça prend pour avoir de la non-information… Qui, à la télévision, en 2019, pense encore la philosophie de l’image et du son ? Plus personne ne parle de ça. Et puis qui regarde encore la télévision ?

Internet ne permet pas l’expression d’un public plus large ?

ML : Il y a une immédiateté sur internet qui n’est pas propice à la réflexion. Nous on a souvent échangé avec un journal qui s’appelait La Libre Belgique, et qui à l’époque était terriblement réactionnaire et représentatif de la Manif pour tous et de toutes ces choses-là. Eux nous sont rentrés dans le lard un certain nombre de fois. C’était un journal d’opinion mais ça ne nous dérangeait pas, c’est l’ordre des choses.

JL : Je n’ai jamais fonctionné pour ou contre les critiques. Je sais d’où l’on vient et où on va. Je ne vais pas m’immoler par le feu parce qu’il y a un type qui m’a critiqué sur internet. Il y a quand même un truc qui m’a interpellé. Pour moi Strip-tease s’est fini en 2012, c’est très bien, ma femme est contente, etc. Et là on me dit : « Tu ne voudrais pas refaire Strip-tease au cinéma ? » Et donc on repart, et on fait notamment Ni juge ni soumise. C’était pour le cinéma donc je prends quand même quelques sécurités par rapport au sujet. Y a quand même un gros million dans l’histoire, je prends quand même des précautions. Ça se passe bien, on vend ça un peu partout. Je me retrouve dans des campagnes profondes en France et en Belgique et je suis très étonné, on me dit : « Tu reprends Strip-tease quand ? » J’étais scié de voir que ça avait tant marqué les gens.

 

Vous le dite dans votre livre, Strip-tease fonctionne de la manière suivante : la définition d’un cadre de tournage précis, avec une place laissée à l’inattendu.

JL : Bien sûr, la vie est plus forte que ce que l’on a en tête !

ML : On a une idée, on se dit : « Tiens, là il y a quelque chose d’intéressant. » Ça peut être n’importe quoi : les rapports entre un chef et son employé, les rapports entre trois copines, ça peut être aussi les rapports d’une personne avec elle-même. Il y a un film magnifique qui s’appelle « Martha », qui est une vieille dame dans son mobil-home. Mais on ne sait pas ce qui va se passer. Quand la dame est seule, et qu’il ne se passe rien et que l’on sait qu’il ne va rien se passer, il faut réfléchir à la manière dont on va le montrer pour que ça ne soit pas emmerdant. C’est ça être réalisateur ! Les ficelles dépendent des sujets, et trois réalisateurs ne feront pas le même film. Un jour, une bande de jeunes est venue nous trouver au bureau ; ils venaient du fin fond de la Belgique, près de la frontière allemande. Il y avait un jeune garçon, il avait 14 ans et il s’habillait en Boy George. Il assumait ça très bien au village et à l’école. Ce qui n’était pas facile, dans un village avec des bûcherons, tout le monde se foutait de sa gueule.

JL : Son père était médecin et c’était le seul maire communiste de toute la Belgique.

ML : On y est allé et on a expliqué aux parents ce qu’on voulait faire, montrer la manière dont il s’assumait et s’emmerdait à la campagne. On va pour le filmer, on fait un petit galop d’essai. Il promenait son chien. On lui demande ce qu’il en pense et il répond un truc du style « oui c’est très bien, on adore la nature, on profite de la nature ». On savait bien que c’était pas du tout ce qu’il pensait !

JL : C’est sa mère, qui disait « mais quoi Jérôme qu’est-ce que tu dis là ? Tu ne vas jamais sortir le chien et tu détestes la nature ».

« Qui, à la télévision, en 2019, pense encore la philosophie de l’image et du son ? Plus personne ne parle de ça. Et puis qui regarde encore la télévision ? »

Mais est-ce que le filmer comme ça, ça n’aurait pas été d’une certaine manière, révélateur ?

ML : Ça aurait été faire quelque chose au deuxième ou au troisième degré. L’idée c’est quand même de montrer les gens dans leur réalité. C’est plutôt naturel ce qu’on fait. C’est toujours ce qu’on a dit pour résumer le travail de Strip-tease : chasser le naturel, il revient au galop. Quand on reste pendant huit jours avec quelqu’un, il peut jouer un rôle pendant quatre ou cinq heures, mais si c’est par exemple quelqu’un qui jure tout le temps, au bout de quelques heures, il s’y remettra. On est avec eux pendant une semaine, on mange avec eux, on fait la cuisine avec eux, etc. Faire redire quelque chose à quelqu’un qui l’a déjà dit, ce n’est pas malhonnête. Mais ça sonne faux.

JL : Et ce n’est pas gardable ! Moi je le dis tout le temps : les choses se passent une fois. Je dis au caméraman (et je sais que c’est dur parce que je l’ai été) : « Tu peux être sur ton pied de temps en temps, sauf au moment où ça se passe ! » Tu dois être au cadre, au poing et au diaph. Ça demande une grande attention, de savoir quand on pousse le bouton.

ML : D’où l’importance du repérage. Il faut avoir un certain nombre d’informations, mais en même temps être prêt à ce que tout à fait autre chose se passe. On a fait l’épisode « Je t’aime, moi non plus » d’Antoine Gallienne. C’était une bande de jeunes. Mais ça ne se passait pas très bien et à un moment se passe quelque chose qui n’a rien à voir, une discussion entre une fille et son petit ami. On n’a gardé que ça. Le mec avait filmé pendant huit jours, et au final ça a été un tout autre sujet. Je ne me rappelle même plus de ce qu’il voulait faire au départ…

JL : Il faut avoir la liberté de foutre à la poubelle tout ce sur quoi on a travaillé avant. Pour revenir à la télévision de maintenant, Strip-tease disposait d’une grande liberté, qui n’existe plus maintenant.

 

Le commentaire en télé, est-ce prendre les gens pour des cons ?

ML : Je dis dans le bouquin qu’il y a de très bons documentaires avec des commentaires. Je pense au film que Resnais a fait sur le plastique, Le Chant du Styrène, avec un commentaire de Raymond Queneau. C’est fantastique ! Simplement, on n’est pas dans ce registre. On ne prétend pas que tous les documentaires doivent ressembler à Strip-tease. On ne peut pas tout mettre dans Strip-tease.  On ne prétend pas être exhaustif. Ça fait longtemps qu’on veut faire un truc sur les institutions européennes. C’est très compliqué. On ne trouve pas l’histoire. En fait, c’est comme une maison d’édition : on ne publie pas de bande dessinée en collection blanche chez Gallimard. Mais ça ne signifie pas que ce n’est pas bon.

Dans vos 850 films, si vous ne deviez en garder qu’un ?

JL : « Parabole ». C’est monstrueux. C’est le croisement de deux modes de vie.

ML : Il y en a cinquante, selon que l’on veuille quelque chose de touchant ou pas. Moi j’en citerai un, qui est un peu plus long, « Maryflo », un conflit social comme on n’en voit pas beaucoup.

Le propos de Strip-tease, ce n’est pas de montrer la bizarrerie des gens, mais leur diversité ?

JL : C’est la banalité surtout. Les zozos comme on dit, moi ils ne m’intéressent pas. Sauf que la banalité de l’un, comme on ne se connaît pas, fait l’événement chez l’autre. Dans Strip-tease, il y a peu de zozos, beaucoup moins que dans la vraie vie. Moi ce qui m’intéresse c’est la banalité. Il y a un sujet très simple que je veux faire depuis longtemps. Et il y a deux manières de le faire. Un vendredi soir, en France et en Belgique, à des dizaines de milliers d’exemplaires. C’est un ado qui demande à ses parents de l’argent pour sortir la petite copine. Il y a déjà deux trucs : chez les pauvres, demander vingt euros à papa pour sortir sa copine au ciné, c’est un problème. De l’autre côté, demander trois mille euros pour passer le week-end à Megève alors que le week-end d’avant j’en demandais déjà autant pour aller à Deauville. Rien que l’histoire de demander de l’argent à ses parents, c’est quelque chose qui arrive à des dizaines de milliers de pères en France. Déjà montrer ça, c’est formidable. Les deux sujets se valent seuls, mais je ne peux pas les montrer côte à côte. C’est pour ça qu’on refuse les émissions à thème.

Pour finir, elle réside dans quoi la subtilité de filmer le banal ? 

ML : Il faut réfléchir à une réalisation ! Il y a des gens qui écrivent des choses formidables alors qu’il ne se passe pas grand-chose, et il y a des gens qui écrivent des choses qui vous tombent des yeux.

« Les zozos comme on dit, moi ils ne m’intéressent pas. Sauf que la banalité de l’un, comme on ne se connaît pas, fait l’événement chez l’autre. Dans Strip-tease, il y a peu de zozos, beaucoup moins que dans la vraie vie »

JL : On discutait un jour au bureau du fait qu’il était plus facile de tourner une intervention de police, parce qu’il se passe quelque chose, qu’on oublie la caméra. Quand on filme une situation qui est froide, c’est la caméra qui rend la chose intéressante. Pour « Vaisselle », on dit au real Manu Bonmariage : « Faisons le pari que tu peux filmer une vaisselle. » On s’est retrouvé avec un couple d’honnêtes bourgeois possédant un lave-vaisselle mais qui font la vaisselle à la main. Ils avaient des conversations pas plus intéressantes que « il ne faut pas oublier de passer à la pharmacie, ou dire bonjour à machin ». Mais on n’a évidemment pas fait quatre films comme ça à la queuleuleu. On en a fait un en se disant que les gens qui connaissaient Strip-tease se diraient sûrement : « Mais qu’est-ce qu’ils ont voulu dire ? » À tel point que le lendemain dans les couloirs de la RTBF, on tombe sur un type qui aime assez bien Strip-tease qui nous dit : « Mais vous êtes fous de scier la branche sur laquelle vous êtes, faire des trucs pareils ! » C’est vrai qu’il ne se passait rien ! On lui a répondu : « Bah écoute, il y a peut-être des gens qui aimeront bien ça ! » Et quelques minutes après on tombe sur un autre directeur qui lui en général n’aime pas beaucoup Strip-tease. Et il nous tombe dans les bras en disant « formidable votre film d’hier ». Comme quoi… Tiens, tu savais que le directeur en question a fini par tuer sa maîtresse ?

ML : Je ne savais pas cette histoire ! Il y a longtemps ?

JL : Il a été arrêté dix ans plus tard, et il n’est jamais allé en prison parce qu’il avait 88 ans à l’époque ! Il avait bien aimé « Vaisselle », à mon avis il a dû se retrouver quelque part là-dedans… Moi ce genre d’histoires, ça me fait hurler de rire.

Interview extraite du Gonzaï n°31 spécial Belgique, toujours disponible en commande ici.

 

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