Alors que Netflix et consorts ont entamé le grand recyclage des années 90 après avoir complètement poncé les eighties, le groupe américain Pavement va ressortir ses chemises trop grandes cet été pour une tournée mondiale, porté par l’exhumation d’une face B devenue un carton grâce aux robots de Spotify. L’occasion idéale pour un discorama de l’œuvre des héros de l’indie rock US et leur tête à claque de chanteur, Stephen Malkmus.
Un peu comme le skate, la pizza ou les palmiers, Pavement sera toujours synonyme de cool. C’est en tout cas la réflexion d’un quadra totalement désabusé devant un rock indé en phase avancée de momification et la standardisation totale du rap, si dangereux autrefois. C’est aussi peut-être une mise en garde pour ne pas finir comme les boomers qui s’extasient devant les déhanchés d’un Mick Jagger flirtant désormais dangereusement avec les 80 balais. Pavement aura au moins eu la bonne idée de ne plus sortir de disques depuis plus de 20 ans alors que ses membres entraient à peine dans la trentaine.
En moins d’une décennie, et avec cinq albums et une poignée d’EP’s, les Californiens ont défini presque à eux seuls les années 90 dans ce qu’elles avaient de plus désabusées et nonchalantes. Si dans 300 ans, un historien humanoïde suffoquant en plein hiver à 53 degrés cherche à savoir dans sa base de données intégrée ce qu’était l’indie-rock, il n’aura qu’à se servir de Pavement et sa discographie : tout est là.
Deux ingrédients majeurs vont faire la recette du groupe : une attitude labellisée « slacker » du nom du film de Richard Linklater (1990) pour définir ces branleurs vaguement intellos qui ont inventé avec 30 ans d’avance la dégaine normcore qu’on retrouve aujourd’hui dans toutes les rues. Et une musique forcément : mélange assez bordélique de post-punk anglais (The Fall, Swell Maps), de collège rock, de classic rock et de ces guitares dissonantes déjà proposées par des groupe issus de la no wave comme Sonic Youth. Le tout mêlé aux paroles absurdes et surréalistes du leader Stephen Malkmus et sa voix à la fois paresseuse et remplie de fêlures : le mec à qui tout le monde voulait ressembler à l’époque même si le visionnage des clips ou des concerts aujourd’hui font dire qu’ils en faisait quand même beaucoup trop.
Pour revenir brièvement sur la genèse du groupe, Malkmus et son pote Scott Kannberg s’ennuient dans leur ville du centre de la Californie, Stockton. Issus de la classe moyenne, ils se sentent coincés entre le côté ouvrier du punk et l’élitisme new-yorkais. Ils veulent trouver une voie médiane et s’éloigner du gras du grunge naissant. Malkmus bouge ensuite à l’université de Virginie où il rencontre Bob Nastanovitch ou James McNew (Yo La Tengo) mais aussi le grand et regretté David Berman avec qui il fonde les Silver Jews que ce dernier poursuivra en solo tout en restant très proche du groupe.
A la fin des années 80 naît donc Pavement sous la conduite de Malkmus, Kannberg (surnommé Spiral Stairs) et un batteur plus âgé et alcoolique notoire, Gary Young. Leurs premiers enregistrements sont parfois brillants, souvent bruyants et réunis dans la compilation « Westing (by Musket and Sextant) » sortie quelques années plus tard. Nous sommes en 1992 et suivront cinq albums majeurs avec la volonté de toujours se différencier du précédent. Si le succès mondial semble à chaque fois très proche, le groupe restera un phénomène principalement indé à côté des monstres comme Nirvana ou les Smashing Pumpkins jusqu’à l’implosion en 2000 provoquée par un Malkmus totalement rincé. « I was dressed for success but success it never comes » comme le prévoyait l’un de leur premiers sommets, Here.
Leur œuvre n’a pourtant eu de cesse d’être réévaluée et réinterprétée depuis jusqu’à une réunion pour une série de concerts complets en 2010. Alors que les membres ont la cinquantaine bien tassée aujourd’hui, ils ont eu la surprise de voir un de leurs titres les plus obscurs devenir totalement viral sur les plateformes de streaming. Cette fouine d’algorithme de Spotify a décelé en Harness your Hopes tous les éléments techniques du morceau d’indie-rock classique. Et avec la fonction lançant automatiquement un titre similaire à celui que vous veniez d’écouter, cette face B finalement assez moyenne a grimpé pour devenir de très loin la chanson du groupe la plus écoutée par les millenials.
Malkmus ne se souvient même plus l’avoir écrite mais, avec l’appel du gain, un clip vient de sortir avec la jeune actrice qui monte Sophie Thatcher (Yellowjackets) pour une ode aux années 90, en hype exponentielle ces derniers temps. La boucle est bouclée avant la sortie d’une version dopée de leur dernier (et moins bon) album « Terror Twilight » et une nouvelle tournée mondiale complète depuis longtemps. Avec une discographie aussi foisonnante, la setlist de concert ne devrait pas être trop compliquée à faire.
« Slanted and Enchanted » (1992)
En 1991, et au grand malheur de Kurt Cobain, Nirvana réussit avec « Nevermind » à renverser le paradigme du business musical en introduisant l’underground auprès du très grand public. Le raz de marée est immense et une flopée de groupes indie comme REM, Dinosaur jr ou des Pixies en fin de vol s’engouffrent dans la brèche pour passer en boucle sur MTV. Tous les feux sont au vert pour Pavement qui publie chez Drag City le single fondateur Summer Babe et ses fameux coups de cymbale.
Enregistré en dix jours chez le batteur Gary Young, le premier album « Slanted and Enchanted » met toutefois près de 15 mois à sortir, finalement sur le label Matador. Avec un nom inspiré d’un cartoon de David Berman, le disque apporte un son différent, plus lo-fi et inspiré du post-punk anglais, voire même du shoegaze (Perfume-V). Le son est crasseux, la voix trainarde de Malkmus synthétise la mode slacker mais, surtout, les compositions frôlent presque toujours la perfection. Comme le Velvet Underground, Joy Division, Oasis ou The Strokes, Pavement fait partie de ces groupes à livrer un premier album en forme « d’instant classic ». Souvent qualifié de quintessence de l’indie rock, il reste l’album préféré de Stephen Malkmus.
Avec le cri du cœur In the Mouth a Desert, la coolitude absolue de Trigger Cut ou Zürich is Stained, les Californiens transforment tous les coups avec la rage de la jeunesse et se permettent même une ballade – très à la mode à cette époque – via le manifeste Here. Le seul reproche qui pourrait être fait serait l’influence un peu trop présente de The Fall. Le titre final Our Singer ressemble effectivement beaucoup à Hip Priest des Mancuniens. Ce vieux bouc de Mark E. Smith ne manquera d’ailleurs pas l’occasion de déverser son venin sur les Américains : « C’est juste The Fall en 1985 non ? Ils n’ont absolument aucune idée nouvelle. » L’album est pourtant un vrai succès indé et, dans la foulée, ils embauchent le bassiste Mark Ibold, et Bob Nastanovitch dans un rôle de percussionniste et entertainer dans le genre de Bez des Happy Mondays. L’occasion de sortir l’EP « Watery, Domestic » comprenant notamment les impeccables Frontwards et Shoot The Singer. Ils sont alors dans cette phase où tout ce qu’ils touchent devient de l’or.
« Crooked Rain, Crooked Rain » (1994)
Devenu ingérable pour sa consommation d’alcool et son comportement erratique en tournée, le batteur Gary Young est viré et remplacé par Steve West. S’agit-il là des premiers pas vers une quête en respectabilité ? En tout cas, le groupe veut sortir de l’ornière purement indé. Il bascule son regard de l’Angleterre noisy vers le classic rock californien, tout en le détournant : « Eagles, Malibu, country rock, David Geffen, Range Rover… » décryptera en mots-clés Malkmus 25 ans plus tard pour lister ses influences du moment.
Enregistré à Brooklyn, le deuxième album « Crooked Rain, Crooked Rain » n’a pas eu à souffrir de la comparaison avec son impeccable prédécesseur. C’est un disque pivot pour Pavement, celui qui restera probablement comme leur magnum opus avec les titres les plus emblématiques de leur carrière. Il condense l’improbable formule musicale de ce groupe en gommant un peu l’aspect DIY de « Slanted… », tout en lui apportant le soleil rassurant de la west coast. Dès Silence Kid (ou Silence Kit suite à une erreur d’impression de pochette), il est clair que l’identité de leur son est trouvée. Il est un peu plus lourd, encore plus laid-back et Malkmus plane au dessus sur son tapis volant.
Et comment rester insensible devant la coolitude – ça commence à faire beaucoup, c’est vrai mais allez trouver un synonyme français convenable – d’un titre comme Elevate Me Later, l’énergie d’Unfair ou le slowcore de Stop Breathin ? S’il n’y a pas ici de Smells Like Teen Spirit ou de Losing My Religion, « Crooked… » contient parmi trois des plus gros tubes du groupe : la pop sautillante de Cut Your Hair, le radieux Gold Soundz et le champêtre Range Life dans lequel Malkmus règle ses comptes avec ses congénères Smashing Pumpkins ou Stone Temple Pilots. A en faire perdre les cheveux à Billy Corgan qui menace de ne pas participer au Lollapalooza de 1994 si Pavement y joue. Il aura gain de cause et ce sera le début des ennuis dePavement avec ce festival, avec un clash pré-internet qui contribuera à l’immense hype autour du groupe pour leur plus grand succès commercial qui ne dépassera toutefois pas la 121e place des charts US. Même si Malkmus termine l’album en chantant qu’il a besoin de dormir (Fillmore Jive), la fusée a décollé et rien ne semble pouvoir les empêcher de conquérir la planète alors que Kurt Cobain vient tout juste de se faire sauter le caisson dans sa maison de Seattle.
« Wowee Zowee » (1995)
Ca fait aussi partie du charme de Pavement. A croire que les mecs n’ont jamais véritablement voulu finir sur les T-shirts de tous les adolescents dépressifs de la planète. Au moment où ils ont tous les atouts en poche pour devenir la « next big thing » de l’invasion underground dans la pop mainstream, ils vont évidemment faire exactement ce qu’il ne fallait pas faire.
Enregistré à Memphis entre barbecues et aller-retour au bar à partir de vieux morceaux et d’autres composés en tournée, « Wowee Zowee » est le disque malade du groupe. Trop long, trop de titres (18), trop expérimental, trop bancal et décousu, il a clairement déçu à sa sortie alors que Beck était en train de leur voler le costume de slacker ultime. A propos de ce disque dont il a totalement dirigé la conception, Malkmus reconnait qu’il fumait alors trop d’herbe, ce qui lui donnait l’impression de n’écrire que des hits. Tous s’accordent pour dire que cet album est sorti trop tôt et qu’il aurait dû être plus travaillé. Le soyeux Give It A Day publié sur un EP quelques mois plus tard aurait d’ailleurs dû y figurer. Ce qui aurait changé en partie la donne.
Une forte campagne de réhabilitation dans les années 2000 a tenté de réécrire l’histoire en prétendant qu’il s’agissait du chef d’œuvre de Pavement. Comme souvent, la vérité est probablement entre les deux. Ce n’est certainement pas un disque raté mais il n’est pas à la hauteur de ses deux aînés. Il ne serait d’ailleurs pas étonnant que Malkmus se soit volontairement sabordé comme le laisse entendre la blague groovy Brinx Job où il scande qu’ils « ont l’argent » désormais. « Wowee… » contient toutefois quelques titres largement au-dessus de ce que produit la concurrence. Fight This Generation est un sommet d’indie-rock, le quasi kraut Grounded reste l’une de leur plus grandes réussites et Kennel District chanté par Kannberg l’un de leur morceaux pop les plus classique. Mais les deux singles Rattled By The Rush et Father To A Sister Of Thought ne marchent pas malgré leurs grandes qualités. Pour reparler de Lollapalooza où ils auront enfin le droit d’aller en 1995, leur concert finit en fiasco. Le public de beaufs yankee, ulcéré par la nonchalance de Malkmus, les canarde de boue. Avec un Kannberg révolté qui enchaîne les insultes et les doigts, ils quitteront la scène prématurément. Le festival de Chicago s’arrête d’ailleurs deux ans plus tard et, pour beaucoup, Pavement reste le groupe qui a tué Lollapalooza.
« Brighten the Corners » (1997)
Pour respecter le cycle désormais établi depuis ses débuts, le groupe décide de revenir à plus de classicisme au moment d’aborder « Brighten The Corners ». Enregistré en Caroline du Nord dans le studio de Mitch Easter, producteur des premiers REM qui participe aux sessions, c’est probablement leur disque le plus pop.
J’ai beaucoup d’affection pour « Brighten… ». C’est le moment où je les ai vu en concert avec leur batteur défoncé et son – sûrement ironique – T-shirt d’Oasis. Un set aussi bordélique qu’impeccable qui me faisait dire que c’était alors le groupe indé ultime.
Plus produit qu’auparavant, l’album est mieux accueilli que « Wowee… » et porté par deux singles solides. Stereo est une drôle de chanson bancale et assez dansante qui pourrait être la version en chemise Hawaï du Transmission de Joy Division. Shady Lane est l’exemple parfait d’un morceau pop à la Pavement : à la fois mélodieux et suffisamment boiteux pour ne pas devenir un tube interplanétaire. Si les deux titres passent beaucoup sur MTV, l’audience restera encore underground alors qu’Embassy Row était prévu pour être du « classic rock pour fans d’Offspring » selon Malkmus. On ne se refait pas.
J’ai toujours trouvé qu’il y avait quelque chose d’assez hippie dans « Brighten… », un côté hendrixien (Transport Is Arranged, Fin), voire même une vibe rappelant The Doors (Blue Hawaïan). Easter expliquait que le groupe avait beaucoup jammé pendant les sessions en studio. Et ça se sent. C’est un album de coucher de soleil qui se prêterait parfaitement pour un tour en voiture au bord de l’océan. Si Kannberg compose et chante sur deux titres très power pop (Date w/IKEA, Passat Dream), Stephen Malkmus est peut-être à son sommet en termes de songwriting avec entre autres Starlings Of The Slipstream ou l’hymne slacker qu’est We Are Underused avec son solo de branleur.
Voilà une synthèse assez exemplaire d’un groupe en pleine possession de ses moyens. Ce que les fans d’Adèle appelleraient probablement l’album de la maturité. Il se termine d’ailleurs par un titre s’appelant Fin, longue ballade baba cool au solo de guitare héroïque. Auraient-ils dû s’arrêter là ou tenter encore une fois d’accrocher le succès alors que le rock commençait à prendre un sévère coup de vieux face à l’explosion du rap et de la techno ?
« Terror Twilight » (1999)
Pour être honnête, et pour ceux qui ont encore tenu jusqu’ici, mon aventure avec Pavement s’est arrêtée après « Brighten The Corners ». J’étais passé à autre chose et j’ai totalement raté « Terror Twilight » à sa sortie en 1999. En l’écoutant quelques années plus tard, il n’y a pas tant de regrets que ça à avoir. « C’est un vrai disque surproduit de classic rock à 100.000 dollars, avec autant d’argent on se doit faire quelque chose de bon, et ce n’est pas aussi bon que ça aurait dû l’être » a regretté Malkmus a posteriori. Pour essayer une dernière fois de conquérir le monde, ils feront appel au producteur anglais du moment , Nigel Godrich, déjà derrière le « OK Computer » de Radiohead et le « Mutations » de Beck. L’idée est de réaliser enfin un album « normal ».
Forcément, l’enregistrement se passe mal avec des débuts de dissensions internes. Godrich ne veut pas du studio new-yorkais de Sonic Youth; le jugeant trop petit, et déménage pour plus grand. Il fait refaire énormément de prises, se focalise sur Malkmus et délaisse les autres membres. Nastanovitch révélera plus tard que l’Anglais n’a même jamais su comment il s’appelait. Jonny Greenwood de Radiohead participe d’ailleurs à deux titres. Malgré quelques réussites comme Spit On a Stranger, The Hexx ou le délicat Major Leagues, les compositions sont souvent trop polies pour du Pavement et les guitares sonnent un peu trop fort. Tout cela hésite entre du sous-Beck (Folk Jam), du stoner pas forcément adapté (Cream Of Gold) ou du Pavement qui aurait déjà mal vieilli (Carrot Rope). Il n’y a rien de dramatique mais ça sent le groupe usé et la tournée qui va suivre vire rapidement au fiasco. De plus en plus isolé, Malkmus se surnomme lui-même « la petite salope » et chante avec une menotte au pied attachée à son micro. Lors du Coachella 1999, il refuse de chanter et annonce qu’il « ne veut plus faire ça ».
Quelques semaines plus tard, Pavement se sépare, ce que certains membres apprendront sur Internet via le site du groupe. Les années et les disputes ont passé, la carrière solo du chanteur est tout à fait honorable et la nouvelle tournée en 2022 s’annonce comme un immense succès. En espérant qu’ils n’aient pas la mauvaise idée de vouloir enregistrer un nouveau disque.
7 commentaires
Merci pour la rétrospective, tu devrais en faire autant avec celle de Malkmus solo et Malkmus avec les Jicks !
Et j’en profite pour faire de l’autopromo et t’inviter à lire « Stéréo », mon livre paru l’an dernier aux éditions Equateurs, ça devrait t’intéresser !
Merci ! Je note
sur wowee zowee il y a mon titre prefere de pavement https://perseverancevinylique.wordpress.com/2021/02/18/the-song-of-my-life-vol-572-pavement-we-dance/
pas lu+ je m’y était jamais intéressé de prêt,là je viens de le faire le temps de trois minutes et je confirme,c’est bien de la merde.
Robert Pollard et son Compound Eye est, euh, Emily Bloum, et Pavement est Soisic Belin.
https://www.youtube.com/watch?v=dmLl2T0vzeU
a place to carry stranglers ?