Peut-on sonner rétro en 2014 sans verser dans le psychédélisme ou le garage-rock ? Est-il encore bien raisonnable de sortir un album « pour rien », ou pas très loin, quand tous les indicateurs sont au rouge ? Comment faire son trou en France lorsque l’on est provincial et féru de culture anglo-saxonne, trop vieux pour être étiqueté « jeune talent », et trop jeune pour avoir eu le temps d’enregistrer une œuvre qui vise d’emblée un certain classicisme ? Autant de questions soulevées par le très anachronique deuxième album de Oh ! Tiger Mountain. "The Start of Whatever" : ici vous est conté le fabuleux destin de Mathieu Poulain, mais nul ne sait où ça le mènera.

Qu’il est difficile pour un musicien français de se lancer publiquement dans sa passion : le rock. Enfin, le rock, ou tout ce qui traine autour : la pop, le folk, le punk, l’indie, que sais-je encore, toutes ces musiques anglo-saxonnes qui sont naturellement arrivées avec un temps de retard dans notre beau pays. L’origine du problème remonte aux années 60, quand des petits malins traînant leurs guêtres au Golf-Drouot se sont mis en tête de singer maladroitement leurs idoles anglaises et américaines. Ça a donné les yé-yé, et si vos parents s’en souviennent, ce n’est pas le cas du reste du monde : des reprises vidées de toute substance, éventrées, saignées comme des canards dans une campagne du Périgord, une charcuterie absolue.
L’équation était pourtant simple : il y avait d’un côté une énergie neuve et frontale qui puisait son essence dans le blues rugueux du Delta, de l’autre une langue historiquement riche, subtile, que seuls quelques esprits illuminés de l’époque (Gainsbourg, Dutronc, Manset, ce genre) surent marier avec ces sonorités modernes et amplifiées. Autant dire deux grammaires diamétralement opposées, non, ça ne pouvait pas coller. Dès lors, le « rock français » (cet oxymore de Garcimore) n’a eu de cesse de coller aux basques de ses modèles, toujours avec un train de retard et presque jamais dans les wagons de première, si ce n’est au début des années 80 avec les « jeunes gens modernes », qui assurèrent la jonction entre l’esprit du punk déchu et le corps métallique de cette décennie-là. Pour le reste, une avalanche d’atrocités : des affreux ersatz 70’s (Ange, Trust, Téléphone !) à l’épisode « baby-rockers » (allo chérie j’ai rétréci les gammes) en passant par la scène « alternative » néo-cracra (ne jamais laisser trainer son chien backstage), rien ne nous aura été épargné. Aujourd’hui encore, chanter en français sur une matrice anglo-saxonne, ça craint – ou pour être plus tempéré, ce n’est pas vraiment donné à tout le monde. En France, il faut laisser la chance aux chansons. Ou aux nouveaux Daft Punk, c’est selon.

Il y a bien sûr des alternatives à ce triste constat. La première, c’est de ne pas chanter du tout.

Et il se trouve que, miracle, c’est souvent dans sa partition instrumentale que le rock français a pu trouver, aujourd’hui comme hier, ses plus brillants artificiers. On rentre alors dans un registre plus expérimental, qui peut se focaliser sur le bruit, sur le rythme ou sur les atmosphères, mais qui reste par sa fonction même dans les marges. La deuxième, c’est de chanter en anglais. Mais alors là… mieux vaut maîtriser son affaire. Ce qui, bien évidemment, échappe au lot commun de ceux qui s’y essaient. Dans le meilleur des cas, vous faites à peu près le job, et vos petites imperfections vous confèrent un charme certain (« so frenchy »). Dans le pire, votre accent trahit vos racines mais surtout celles d’Elvis Presley, et vous passez pour un gros naze qui veut s’attaquer à l’Himalaya avec une baguette de pain en guise de piolet (« so loser »). Quoi qu’il en soit, et que vous le vouliez ou non, vous restez immanquablement rattaché à votre condition, inexorable, de musicien français qui s’essaie à chanter en anglais. Autrement dit : à la manière de.

Et maintenant, après cette brillante introduction, venons-en à notre sujet du jour. Qui ne sait pas encore très bien, à ce stade de la lecture, s’il va prendre cher ou non, tant la barre a été placée haut. Si je résume, il s’agirait donc ici d’un musicien français qui se serait laissé tenter par la langue de Shakespeare, et peut-être même par plonger tête baissée dans un patrimoine aussi vaste que celui du Nouveau Continent. Il ne serait pas le premier à s’y casser les dents… Celui-ci aurait opté pour un patronyme qu’il lui faudrait porter avec panache, puisque faisant directement référence à un album de Brian Eno. Voici une entrée en matière des plus casse-gueule, ladies & gentlemen : Oh ! Tiger Mountain.

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Ne ménageons pas plus loin le suspense : je connais l’intéressé.

Attention, j’ai bien dit : « je connais l’intéressé », et non pas « nous avons gardé les cochons ensemble », ni même saigné des canards dans une campagne du Périgord, non, je connais Mathieu Poulain pour l’avoir interviewé à quelques reprises, croisé dans des salles de concerts, bu quelques verres avec lui, et surtout vu lors de ses apparitions sur scène, ce que pourra confirmer Vernon, premier journaliste à avoir défendu la bête il y a quelques années dans ces mêmes colonnes, enfin voilà. Les choses devraient toujours être limpides : face aux artistes, les journalistes sont seuls. Ou alors ils doivent changer de boulot.

La première fois que j’ai vu Mathieu sur scène, c’était à l’époque de son premier groupe rock, Nation All Dust. Vous ne connaissez pas : c’est normal, celui-ci a eu son petit buzz dans le sud de la France avant de disparaître assez rapidement. Il s’inscrivait vaguement dans la lignée de tous ces nouveaux trucs anglais en « The » de l’époque (Rakes, Kooks…) et Mathieu en était naturellement le frontman. Comment aurait-il pu en être autrement ? Le garçon avait une gueule, une voix et une présence qui suffisaient à légitimer l’affaire. Pourtant, cet arsenal de leader en puissance était à double tranchant, puisque Mathieu, alors âgé de 24 ans… en faisait trop. Prendre la lumière comme peu le font est une chose, forcer le trait en est une autre. Ce fut en tous cas mon sentiment, et je laissais le soin à d’autres de s’extasier pour moi. Quelques mois plus tard, il y eut dans le groupe un premier changement notable : l’un des guitaristes se barrait pour aller rejoindre Phoebe Killdeer (Nouvelle Vague), laissant de fait ses camarades en formule trio. De rares concerts en surgirent, mais j’en vis un qui commença à modifier mon regard sur Mathieu, moins démonstratif qu’à l’accoutumée, plus en phase avec lui-même. Peu de temps après, le bassiste quittait l’aventure pour raisons professionnelles, et Nation All Dust s’arrêtait là. Ce fut le début de quelque chose, whatever.

Vernon et moi nous trouvons dans un petit café-concert du 5e arrondissement. Ce zouave a encore commandé des bières, j’ai horreur de ça : c’est vraiment une boisson de pisseuse. Je l’aime bien mon Vernon : il a toujours une frite d’enfer quand un bon groupe vient passer en ville, on kiffe bien, c’est bon d’être là ce soir. Et puis c’est quand même Gravenhurst que l’on est venus voir et… non, encore lui. Mathieu Poulain en ouverture : il est partout. Bon, tâchons de rendre grâce à nos invitations, et calmos sur la golden limonade. C’est fou ce que les gens peuvent faire comme bruit quand arrive l’heure de la première partie. Les gens sont des muffles, et rien que pour ça, pour ce manque d’élégance revendiqué, j’écoute. Mathieu vient présenter son nouveau projet nommé Oh ! Tiger Mountain donc. Et il est seul sur scène. Nous allons voir ce que nous allons voir. Au premier regard, il est plutôt bien sapé, enfin j’entends par là qu’il y a du style, pas du chiqué, mais ça je le savais déjà car on en avait parlé : quitte à monter sur scène, autant faire les choses correctement, et j’avais trouvé ceci extrêmement vrai. Ce dont je me doutais moins, c’est de la justesse avec laquelle il allait faire son nouveau numéro, sans artifices ni surenchère ni personne, si ce n’est ce masque de félin arboré à ses débuts – autant dire le détail qui vient marquer son territoire. Là, dans leur expression la plus déshabillée, les chansons du longiligne performer prennent soudain une autre dimension, comme surgies d’un autre âge, déconnectées, honnêtes, et certaines d’entre elles sont tellement de facture « classique » que l’on se demande s’il ne les a pas piquées ailleurs. Il se trouvera que non. Sa voix impressionne, pas tant parce qu’elle pousse, rauque, altière, que parce qu’elle surgit des profondeurs de ce corps avec une facilité déconcertante. Pour le reste, ce qui était parasité jusque-là par un surplus de présence se découvre sous nos yeux : tout sonne juste, l’interprétation, la gestion de l’espace, l’accompagnement, et donc… cette maitrise de la langue anglaise, qui suffit d’emblée à rendre crédible sa proposition. C’est à se demander s’il n’a pas déjà fait ça dans une vie antérieure, nous sommes alors en 2008. Le set se termine. Le bétail public continue à boire des bières. Vernon et moi avons terminé la nôtre, nous arborons un large sourire.

Six ans plus tard : c’est lundi, c’est jour de sortie. Oh ! Tiger Mountain publie enfin son deuxième album, « The Start of Whatever ».

1555404_10151883701291727_345889349_nJ’étais un peu passé à côté du premier, « Sings Suzie » (2011), qui était davantage une compilation de ses early works – autant dire que je le connaissais sans même l’avoir écouté. J’ai appelé Mathieu il y a trois semaines et nous nous sommes revus pour parler de ce nouveau disque. Je n’ai pas changé d’avis sur le garçon : je continue à croire que son potentiel est énorme, qu’il y a des gens qui sont simplement faits pour faire ce métier, d’autres qui n’ont juste qu’à se raviser. Ce deuxième album, il le considère comme son premier : c’est totalement plausible, car il est nettement plus construit. Court (trente minutes chrono), avec une intro suivie par trois classiques en puissance, les désormais connus New Religion et He’s not alone anymore (annoncés sur un Ep l’été dernier) puis un reggae traité de façon tout aussi old-school, Soldier/Not a Soldier – surprenant de la part d’un mec dont on voyait surtout la filiation avec ses modèles de toujours, Nick Drake, Van Morrison, Lee Hazelwood, ce genre. Ensuite, il y a aussi There is a way et Lovvers, avec handclaps et chœurs iodés, qui traduisent bien son obsession pour les « girl groups » de Phil Spector, deux titres symptomatiques de la couleur choisie pour ce disque, totalement ancré dans les 60’s. J’arrête ici la description par le menu, je n’aime pas trop disséquer pour autrui ce qui se trouve dans mon assiette, c’est un parfait coupe-faim. Mais voilà, ça fait quand même cinq morceaux gravés dans le vinyle ou dans le granit (il n’y aura pas de sortie CD) sur les neuf que compte l’album, et en ce qui me concerne, ça suffit amplement à me rassasier. Tout ce qui définit les contours de Oh ! Tiger Mountain est là, brut : la voix, l’écriture, les arrangements minimalistes, cette élégance infinie dans le geste qui en fait à mes yeux une personnalité extrêmement singulière. La question est donc : ce disque va-t-il enfin mettre en lumière à une plus grande échelle tout le talent de son auteur, tapi jusque-là à l’autre bout du monde, dans la plus improbable des contrées… Marseille ?

Aïe : c’était sans doute la dernière des choses à connaître sur le bonhomme. Ses chansons, il ne les a pas écrites dans l’Oregon ou dans le Kentucky, mais bien dans le sud de la France, là où il fait bon vivre avec quelques euros en guise de dollars – un mythe s’effondre. On aurait préféré entendre, par exemple, qu’il avait rodé son exercice en écumant des bars en Angleterre, seul avec sa guitare, il y a de cela une éternité, ça aurait eu plus de gueule. Ou alors : qu’il se nourrissait essentiellement de littérature anglo-saxonne, et qu’il avait choisi de s’exprimer ainsi parce que jamais, jamais la langue française ne saurait traduire pleinement l’intensité du spectre émotionnel initialement ressenti. Tout cela est vrai, et pourtant : on retiendra Marseille, ses calanques et son manque d’oseille, whatever. Après tout, c’est sans doute très bien comme ça : laissons les songwriters solaires faire leur truc là où ils se trouvent, et advienne que pourra. De l’americana, de la pop countrysante, des ressacs de surf music sur les plages paisibles de Méditerranée ? Comment ose-t-il !

1503964_10151843181861727_1960800985_nBon. Il se trouve que depuis quelques années, chose inconcevable ! La scène musicale phocéenne génère autre chose que du hip-hop frelaté ou du reggae de fifrelin. Certains ont même réussi à acquérir une légitimité hors de leurs frontières en produisant de l’électro sous toutes ses formes (Danton Eeprom, Nasser, Abstraxion, Amine Edge). La question ne se pose donc plus de savoir si, oui ou non, un artiste doit encore pâtir de tout ce folklore sévèrement ancré dans l’inconscient collectif. Non, Mathieu ne compose pas à la terrasse du Bar du Mistral, il fait ça dans sa piaule, comme à peu près tout le monde. La nouveauté, c’est qu’il a cette fois-ci passé beaucoup plus de temps en studio avec ses potes du label Microphone – dont il est à l’origine. D’abord, parce qu’il avait besoin de mettre plus de choses dans ce disque, de le produire avec davantage d’effets (chambre à écho, claviers additionnels). Ensuite, parce qu’il aurait été dommage de se priver du savoir-faire de ses partenaires, Simon Henner (Nasser) et Matthieu « Kid Francescoli » Hocine, avec qui il forme depuis peu le groupe Husbands. Derrière ce projet qui reste indiscutablement solo (chacun des trois protagonistes a le sien), se dessine à Marseille l’apparition d’une entité pop jusque-là inédite, puisque fédérée pour la toute première fois autour d’un objectif commun. Qui se résumerait à ça : les moyens sont ici bas plus limités pour faire ce type de musique ? Allons-y donc à plusieurs, et voyons ce que ça donne.

La percée de cette petite équipée DIY n’est aujourd’hui plus qu’une question de temps. Pour ce qui est de Oh ! Tiger Mountain, la question n’est pas : est-ce que cet album va vendre beaucoup ? (La réponse est non) mais : va-t-il permettre à Mathieu de continuer à faire ce qu’il sait faire de mieux ? (La réponse est oui). La trentaine passée, dans un contexte économique délicat, géographiquement excentré, celui-ci sait bien qu’il lui sera difficile de s’imposer avec ces chansons que personne n’attend en 2014, trop anglo-saxonnes pour le marché français, trop confidentielles pour être facilement repérables à l’étranger. Oui mais voilà : ce n’est pas une raison pour les laisser mourir avant même de les avoir pondues. Il faut les sortir, et puis les faire vivre devant des gens. Le disque est donc là, il existe, accessible par un biais ou par un autre, et idéalement, dans un monde qui ressemblerait à celui qu’il dépeint, délesté du poids du temps et des orages, il laisserait derrière lui un petit bout de ses illusions. The Start of Whatever. Je vous laisse le soin de traduire, en français dans le texte.

Oh ! Tiger Mountain // The Start of Whatever // Microphone Recordings
www.ohtigermountain.com

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