C’était en mai. Une soirée d’exception. De celle dont on redoute la fin. En attendant, gros son, de l’alcool (beaucoup), de la musique (plein), des émotions fortes à rougir, cachées derrière la fumée des clopes. Le dimanche qui allait suivre fut proprement dégueulasse.

Ai choppé ça récemment sur France Culture : « Le problème avec la télé, c’est qu’on ne peut plus y raconter d’expérience, on doit lui donner un sens. C’est de ce dernier dont la télé veut parler. C’est pour ça que le domaine de l’art reste celui de l’expérience ». Vous êtes bien sur gonzaï, restez-là, tout va bien. Le monde, ce serait la télé, le sens à donner à tout, une sorte de morale à la con, pesante, envahissante ; l’art, une échappatoire, une fois de plus. Et tant pis si les lendemains sont durs, tant pis si les lendemains sont douleur sourde et puissante : quitte à se faire amputer, autant se garder l’âme et les oreilles pour la fin. Où est-ce que je veux en venir ? Dans mon salon, évidemment.

Il y avait là… un photographe, trois stylistes de mode, un skater assistant de prod, un cadre en assurance, votre serviteur, quelques enfants rebondissants et un grand échalas blond, barbe de folkeux indie (ne pas se fier aux apparences) et cheveux en bataille. Les noms des autres, ça ne vous regarde pas. Mais le grand blond avec des chaussures noires, c’était Oh !Tiger Mountain. Rajoutez des montagnes de bières, du Jack Daniel’s, du rock, des pizzas, des cacahuètes, une drôle de vibration et nous étions prêts à breaking through, comme disait le masturbateur public à la voix de baryton, to the other side. On ne s’est pas gêné du reste ; on est passé au travers de la vitre, des milliers de bouts de verre en étoiles volant autour de nos têtes. Et zob au sens à donner.

« Je te préviens, pour le Velvet, je suis un nazi ! »

Pourtant, au début, je voulais faire ça bien : « On prendra un quart d’heure en tête-à-tête, avec mon dictaphone ? » lui avais-je demandé, avant la première goutte d’alcool. Et puis c’est parti en biberine. Alors causons musique tiens, ça nous changera.

Moi : T’as écouté les covers du Velvet par Beck et ses potes ?
Oh ! Tiger Mountain : Non, mais je te préviens, pour le Velvet, je suis un nazi !
Moi : Ecoute celle-là (The Black Angel’s Death Song)
Oh ! Tiger Mountain: Yeah ! J’avais toujours soupçonné cette chanson d’être une ballade.

Lui : Tu connais Thees Oh Sees ?
Moi : Non.
Lui : Du putain de rock garage au kilomètre, des tas de mecs se réclament de ce groupe, de leur son (il ne l’a pas dit exactement comme ça, je ne me souviens pas des noms des groupes et je vous emmerde un peu, le poisson ça n’est bon ni pour la mémoire ni pour frimer une guitare à la main, 4000 watts reliés au bout du jack).

Moi : Tu connais RIEN ?
Lui : Non.
Moi : Ecoute ça (Masterkraft)
Lui : Ah ouais ! Hurlant par-dessus les enceintes.

Et le label In the Red Records, et ses morceaux à lui choppés vite mal fait sur le net, et des centaines de watts bousculant nos hanches, les verres, les coussins du canapé, et Turzi : « Avec Turzi, j’ai un rapport quasi de lutte des classes, t’as vu tout le matos qu’il a ! », et les concerts au Baron, et le rock indé, et les étiquettes musicales à la noix, et le DIY, et les discussions avec les labels et les maisons de disque, et le chant en anglais qui coince alors que ce type respire le talent. Bon.

Parenthèse didactique. Parce qu’à Gonzaï, malgré les gros mots, la mauvaise foi par Gigaoctets et les parti pris douteux, on fait le job. La preuve, on en causait déjà il y a deux ans (ici) : Oh ! Tiger Mountain, un bon mètre 85 ayant grandi au soleil du sud de la France, monte sur scène depuis des années, d’abord en groupe (Nation All Dust, dépanne à la basse dans Quaisoir, le groupe d’un ami) puis crée son personnage à masque de tigre. Le concept ? Un truc sec comme un coup de trique, du lo-fi hypra dense : une voix, une guitare. Et depuis peu, le renfort de son pote Kid Francescoli à la batterie ; presque déjà trop, pour cet adepte du less is more.
Étiquettes à coller sur son poil. Folk, bof, indie oui mais non, rock dans l’attitude mais pas dans les watts, soul oui mais pas tout le temps, blues mais alors en version 3.2. Bref un casse-tête pour les scribouilleurs et leurs machines à sticker. Alors que pour les oreilles, c’est du miel. Pas de la mélasse. Du miel. Parfois, ce dernier est amer.

Actualité de la bête. Un premier LP quasi fini (tout change très vite chez ce geek du son, certains morceaux en sont à la troisième version) qui devrait sortir début 2011, des concerts à la pelle, une parenthèse en tant que mannequin de mode et participation musicale à un défilé dans la foulée ().

« Quand j’étais plus jeune, ma musique, c’était ma croix, les métalleux me traquaient pour me piquer ma guitare, les racailleux, pour me piquer mon shit »

Vernon Vs Tiger

Retour dans mon salon. Quel bordel ! La bouteille de Jack est vide. Le son court jusque dans la rue, les meubles, repoussés pour pouvoir danser. L’ivresse délie les genoux et les langues : « Quand j’étais plus jeune, ma musique, c’était ma croix, les métalleux me traquaient pour me piquer ma guitare, les racailleux, pour me piquer mon shit » me confie un Tigre qui a l’indé dans l’ADN. Mon dictaphone intérieur hésite à enregistrer : les confidences au Jack Daniel’s, c’est délicat. Mais au fond de moi, je sais que je ne peux pas laisser passer une phrase comme ça : quatre mois que je me la trimballe. Là voilà posée sur le papier et je ne me sens pas mieux pour autant ; journaliste est parfois un job d’enculé, si vous voulez mon avis. Quand il sera riche et célèbre, il pourra me laisser sur le pas-de-porte de sa loge, en guise de vengeance. Je prendrais ça avec humour. Enfin j’espère.

En attendant, recausons plutôt musique tiens. Et de Sings Suzie, son futur LP. Pas de triche ici, pas de gras, aucune boursouflure. Pourtant, quelque chose y enfle, quelque chose s’y étend. Etrange phénomène de dilatation quand tout ici est sec : le moindre grattement de corde, mesuré, les cailloux de la voix, triés sur le volet. Ou quand le Do it yourself troque sa crête pour un masque en plastique. Mississipi plutôt que Detroit, New Orléans plutôt que New York, les frontières des amplis à lampe brouillant ici les cartes d’un territoire rock pourtant déjà si balisé. Et on parle d’un disque made in France. Non vraiment, tout ici n’est que surprise alors qu’on semble déjà connaître les airs, les tournures, les influences, la couleur. Sings Suzie. J’ai encore du mal à m’y faire. Alors que c’est un disque ultra ACCESSIBLE. « Ultra exigeant, ouais, pov andouille », me siffle une voix dans la tête. Celle de ma dent de sagesse, probablement.

« Alors, le plan dictaphone, on se le fait ? »

Dimanche matin. Salon vide. Odeur de tabac froid, bouteilles s’entassant. Silence radio ou presque : me revient son « Alors, le plan dictaphone, on se le fait ? », lancé dans un grand sourire, au plus fort de la soirée ; façon de dire «  c’était pas mieux comme ça ? ».  Oui, c’était mieux comme ça. Mieux que le blues atroce qui est en train de m’attraper par la tignasse, mieux que les factures de gaz et le café quotidien, déjà en train de reprendre leurs droits. Je ne pense pas encore à début 2011, c’est tellement loin. Pour l’instant, j’ai très mal à la tête. Et ça n’est pas une question de gueule de bois. C’est à propos du vide et de ce qu’on peut y mettre pour arrêter de faire des grimaces. Est-ce que 10 dolipranes valent un Sing Suzies ? Bien sûr que non. Je vais quand même en prendre deux, on ne sait jamais.

Photos : Jean de Pena
http://www.myspace.com/ohtigermountain

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