Après cinq ans d’absence et une liste de galères plus longue que la série de défaites du Chelsea de Frank Lampard, l’Anglaise Nabihah Iqbal revient avec son meilleur disque, un « Dreamer » tout en apesanteur. Depuis Londres, elle a accepté de nous parler de cet accouchement difficile. En plus, elle est super sympa.  

Il se passe quelque chose en Angleterre. Au-delà des rayons de supermarché vides et d’une crise identitaire et financière toujours plus profonde, le bouillonnement musical propre à la péninsule anglo-saxonne bat encore son plein. Si des groupes rances comme Idles, Fontaine DC ou Shame tiennent le haut de l’affiche, toute une série de jeunes musiciens n’en ont plus rien à faire des frontières entre les héritages pop et électroniques glorieux qui ont marqué la culture anglaise. Que ce soit Tirzah, Dean Blunt, Space Afrika ou encore Loraine James, ils régénèrent le grand roman de la musique britannique, réunis sous le pavillon de la webradio NTS sur laquelle ils tiennent pour la plupart un show régulier. Parmi eux, la Londonienne Nabihah Iqbal refait parler d’elle avec un nouvel album, « Dreamer », fraichement sorti chez Ninja Tune. Après des débuts dans l’électronique sous le pseudo Throwing Shade et un premier disque réussi mêlant déjà dream pop et inspirations club, elle a connu énormément de galères entre cambriolage de son studio, confinement forcé au Pakistan, deuil et problèmes de santé.

Toute une série d’embuches qui n’ont pas fait renoncer ce personnage à part qui a été avocate pour les droits de l’homme en Afrique du Sud, diplômée en ethnomusicologie et qui a même géré un dojo de karaté. Au-delà de sa musique rêveuse et de son remarquable dernier album, elle se révèle aussi être une personne adorable qui, même grippée, a bien voulu répondre à nos questions par zoom. Après avoir discuté une petite demi-heure avec elle, je me suis dit que OK, l’Angleterre avait peut-être une chance de s’en sortir.

Bonjour Nabihah,  5 années se sont passées depuis ton dernier album. Ce qui est assez long de nos jours. Comment expliques-tu ce long délai ?

La raison principale est qu’en 2020 j’avais quasiment terminé mon album mais mon studio a été cambriolé et j’ai perdu deux années de travail. J’ai donc dû tout recommencer à zéro. Beaucoup de choses sont ensuite arrivés, de nombreux obstacles. J’étais au Pakistan au moment du confinement et je suis resté coincée là-bas, j’ai été très malade, un de mes meilleurs amis est mort et je me suis même cassé la main… Beaucoup de choses négatives me sont arrivées mais j’ai quand même réussi à finir cet album après avoir décidé d’enregistrer ce disque à la campagne. Toutes ces émotions et ces expériences très puissantes sont toutes présentes dans cette musique.

Il y a une vraie dichotomie dans cet album entre des chansons assez pop d’inspirations shoegaze ou post-punk et d’autres beaucoup plus électroniques et club. Comment expliques-tu cette dualité ?

J’ai longtemps fait une musique essentiellement électronique (sous le nom de Throwing Shade, Ndr) et c’est une part importante de ma musique depuis toujours. Je suis consciente qu’il y a une grande différence de style entre les morceaux et dans la façon dont ils sonnent mais je pense qu’ils se mélangent bien car c’est avant tout une question de voyage, de sentiments, un message et c’est ma voix qui leur permet de fonctionner ensemble. Chaque chanson, qu’elle soit plus portée sur les guitares ou sur l’électronique, porte en elle un sentiment que je veux véhiculer.

« Je ne me considère pas vraiment comme une chanteuse. J’utilise ma voix comme je le peux ».

Durant toute la première partie du disque tu chantes dans une forme de spoken word comme si tu délivrais un message puis vers la fin ta voix devient plus légère, presque incantatoire, c’était voulu ?

Je ne me considère pas vraiment comme une chanteuse. J’utilise ma voix comme je le peux. J’aime beaucoup utiliser le spoken word car je passe beaucoup de temps sur mes paroles et j’aime qu’elles aient ensuite le bon rythme, un peu à la manière de la poésie. Il est vrai que sur la fin je chante plus, avec beaucoup plus de reverb, et des paroles plus rêveuses; ce qui donne un côté plus atmosphérique à la musique.

J’ai lu que la chanson This World Couldn’t See Us était inspirée par les B52’s qui est un groupe dont on parle finalement très peu de nos jours…

C’est un très bon groupe ! Ils ont surtout été connus pour Love Shack mais ils ont fait tellement d’autres bonnes chansons. Je les ai beaucoup écoutés durant un temps et le beat de This World Couldn’t See Us est définitivement inspiré par le genre d’énergie et le tempo élevé que l’on pouvait retrouver souvent chez les B52’s, je voulais que ça tape pareil.

Tu as un show sur NTS radio depuis de nombreuses années où tu joues beaucoup de musiques du monde entier, que ce soit d’Afrique ou d’Asie et notamment du Pakistan d’où ta famille est originaire. En quoi cela influence-t-il ta musique, peut-être pas forcément dans le son mais dans l’atmosphère ?

Je réfléchis beaucoup à cette question. Dans cet album, j’utilise pour la première fois de l’harmonium et du sitar dont j’ai appris à jouer. Ce sont deux instruments provenant de la musique traditionnelle pakistanaise. Et plus j’apprends sur la musique pakistanaise et ses classiques et plus cela me montre combien il y a de chemins à explorer en musique. Ce sont de très anciennes traditions et il y a dans cette musique bien plus de significations que seulement écouter une chanson. Je ne vois pas cela comme des influences mais tout cela est dans ma tête en tout cas. Et ça ressort d’une manière ou d’une autre dans ma musique.

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Il y a à l’heure actuelle pas mal de groupes et d’artistes en Angleterre qui un peu comme toi ont une façon assez libre d’aborder la musique, je pense à Dean Blunt, Tirzah, Cosy Bey, Space Afrika ou Loraine James. Est-ce que tu te sens proche d’eux ?

Ça me fait très plaisir que tu fasses ces associations car ce sont des artistes dont j’aime beaucoup la musique. Je ne les connais pas tous personnellement mais je connais très bien Dean Blunt depuis longtemps. Je pense qu’on représente bien le son du Londres d’aujourd’hui. Il y a des différences dans nos musiques mais je pense qu’ils sont tous dans la bonne direction. Ça me fait donc très plaisir que tu m’inclues dans ce « gang ».

Le dénominateur commun entre tous ces artistes c’est aussi NTS radio, chacun y participe à sa manière. Est-ce que tu peux nous en dire plus sur cette radio, existe-t-il une sorte de communauté NTS ?

Oui, NTS existe depuis 12 ans maintenant, ce qui est fou quand on y pense. Le mois prochain je fêterai d’ailleurs les 10 ans de mon show sur cette radio. J’adore avoir mon émission sur NTS, ils ont vraiment réussi à créer quelque chose de spécial. Beaucoup des plus talentueux musiciens et DJ de Londres et d’Angleterre ont des shows sur cette station. A chaque fois qu’ils organisent des fêtes, c’est toujours très fun. Il y a beaucoup de très bonnes webradios à Londres mais NTS a définitivement créé une tendance depuis leurs débuts en 2011.

Tu as pris l’habitude de jouer de tous les instruments sur tes disques, c’est encore le cas sur le nouveau ?

Oui j’ai tout fait sur cet album à l’exception de quatre chansons où il y a une vraie batterie et je ne sais pas jouer de batterie. Un ami a joué sur ces titres. Mais pour le reste, j’ai tout fait, j’ai tout enregistré, produit, tout conçu moi-même.

Tu as été avocate dans les droits de l’homme en Afrique du Sud, tu es diplômée en ethnomusicologie, tu as même tenu un dojo de karaté et tu es ceinture noire, d’où vient toute cette énergie ?

Je ne sais pas mais en tout cas en ce moment j’ai l’impression de ne plus avoir d’énergie du tout ! Je suis surtout le flow et je pense qu’on doit être vraiment reconnaissants pour tout ce qui nous arrive et essayer de faire le maximum de ce que l’on peut faire. Le temps passe vite, il faut profiter. Mais, désormais tout mon temps est consacré à la musique et à la sortie de ce nouvel album et la préparation de la tournée. C’est devenu mon unique activité et je n’ai plus vraiment le temps de faire autre chose.

Les temps sont durs actuellement, que ce soit en Angleterre comme en France, entre le Brexit, l’inflation, les retraites, comment le vis-tu en tant qu’artiste et penses-tu pouvoir aider les gens avec ta musique ?

C’est effectivement très dur actuellement et je pense qu’en Grande Bretagne c’est encore pire que dans le reste de l’Europe notamment à cause du Brexit. On ressent tous les jours que tout est désormais beaucoup plus cher qu’avant et que les rayons dans les supermarchés sont vides. Je pense malheureusement que ça va être de pire en pire, ce n’est que le début. Ce n’est pas la première fois qu’on traverse des périodes comme celle-là mais nous gardons dans nos cœurs ce désir de créer malgré les difficultés et ce sera toujours comme ça. C’est aussi pour cela que beaucoup de gens continuent à venir vivre à Londres, il y aura toujours cette énergie. J’aimerais que les choses se passent mieux et que les gens n’aient pas à toujours s’inquiéter de savoir comment survivre car le gouvernement pourrait faire beaucoup plus pour aider. J’espère en tout cas que ma musique aide les gens, je reçois beaucoup de messages de gens qui me disent toute l’importance que ma musique a pour eux et combien cela les aide, et si même une seule personne me dit ça, ça me fait dire que je suis dans le vrai. J’espère en tout cas que ce disque donnera de la joie aux gens qui l’écouteront.

« J’habite toujours près de chez Noël Gallagher, il vit au coin de ma rue. »

Souvent les périodes difficiles amènent de la bonne musique, comment l’expliques-tu ?

Oui c’était déjà le cas sous Thatcher, cette période complètement folle avec le punk, les Clash, les Sex Pistols et tout le courant reggae. Je ne peux pas l’expliquer, personne ne peut expliquer la musique, pourquoi elle existe, pourquoi on l’aime tant ou pourquoi elle nous fait nous sentir comme elle nous fait nous sentir. Tout le monde essaie de comprendre pourquoi mais personne ne sait vraiment. Ce désir de l’être humain de créer de la musique et de l’art existera toujours. Même dans les moments les plus difficiles, tu voudras toujours créer, je ne sais pas l’expliquer, cela a toujours été comme ça.

Penses-tu que ce disque est ce que tu as fait de mieux jusqu’à présent ?

Oui ça me paraît logique dans le sens où, quand tu es artiste, tu essaies toujours de progresser, d’évoluer et d’être heureux et fier de ce que tu fais. Cet album a été vraiment difficile à faire pour moi et je suis très contente de ce qu’il est devenu. Quand je pense à tout ce que cela m’a couté de faire cet album en ayant été si malade et si malheureuse, j’ai quand même réussi à y arriver, je suis donc très heureuse pour ça.

Pour finir, j’ai lu que tu étais une grande fan d’Oasis quand tu étais jeune et que tu vivais près de chez les Gallagher, peux-tu m’en dire plus ?

J’habite toujours près de chez Noël Gallagher, il vit au coin de ma rue. J’ai été obsédé par Oasis à partir de l’âge de 7 ans. Je voulais m’habiller comme eux, porter les mêmes lunettes qu’eux et je les voyais tout le temps dans mon quartier. Un jour quand j’accompagnais mes parents faire des courses je suis tombée sur Noël et Liam Gallagher qui étaient à un café avec Paul Weller et Alan McGee, et je ne pouvais pas y croire ! J’avais dix ans et je suis passée près d’eux mais je n’ai absolument pas osé les aborder, j’étais effrayée ! Peut-être qu’il ne faut jamais rencontrer en vrai les gens que l’on a admiré. Je ne sais pas s’ils sont toujours cool, mais j’aimerais surtout qu’il arrête de se battre et qu’ils reforment Oasis.

Nabihah Iqdal // Dreamer // Ninja Tune
https://nabihahiqbal.bandcamp.com/album/dreamer

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