Il n’est pas nécessaire d’être le plus fin des observateurs pour remarquer que la soixantaine d’années d’histoire du rock est jalonnée de tapis persans, compagnons silencieux de l’arrière-plan qui pavèrent de laine et de soie le chemin de leurs propriétaires. Si le profane pourrait n’y voir qu’un pervers effet de mode, détrompez-vous : le tapis persan a de sérieux atouts pour le rockeur en herbe. Enquête.

Les Beatles au studio Abbey Road

Lorsqu’il pense « groupe de rock », le quidam se limite souvent à un imaginaire simple, relatif à la formation musicale élémentaire : chanteur, guitariste, batteur, bassiste, parfois un clavier et autre fantaisie moderne. Ce serait oublier l’ange gardien du rock, que l’on trouve en tout temps, tout lieu, sur tous les fronts à la fois, sans pour autant récolter le moindre laurier : le tapis persan. Combien de clichés, combien de clips, combien de lives présentent les incontournables sex-symbols d’un autre âge, égéries du sex, drugs and rock’n’roll accompagnés d’un tapis aux lourds motifs bariolés ?

Si celui-ci est aussi omniprésent, c’est qu’il a ses raisons. D’abord, la musique est surtout une affaire de son. Le tapis est l’allié du studio comme de la scène, limitant l’écho parasite, les mauvais retours et la réflexion du son. Les fréquences nuisibles sont absorbées par le tissage épais et les motifs chatoyants. Car non, n’importe quel tapis ne ferait pas l’affaire : le tapis persan, fort de millénaires de savoir-faire artisanal, se caractérise par un tissage très dense fait des plus nobles matériaux (laine, soie, velours) et une remarquable épaisseur. Il est à l’ingé son ce que le chien est à l’homme, ou ce que le jean est au cowboy : son meilleur ami.

Le tapis persan a une autre vertu : éviter les accidents et préserver l’intégrité physique (et morale) du rockeur. Le sol d’une scène, comme celui d’un studio, est un champ de bataille. Parsemé de câbles entortillés, de pédales d’effets, de sueur, de bière bon marché renversée dans un accès de folie, celui-ci devient souvent menaçant pour le rockeur transi. Et le tapis d’intervenir dans l’équation comme le deus ex machina qu’il est fondamentalement : recouvrant de son épaisseur ancestrale les douzaines de câbles éparpillés, il empêche les pédales de glisser, les composants de la batterie de se déplacer sous les coups sourds de son puissant utilisateur. Un chanteur un peu trop frénétique sentira sous ses pieds (parfois nus, pour plus de sensations) une surface rassurante qui lui évitera la chute, l’entorse ou l’humiliation. Quant à la sueur et à la bière, celles-ci ne représentent plus le moindre danger, devenues de simples tâches absorbées par les fibres du tapis et parfaitement invisibles au milieu des complexes motifs (mais ruinant au passage les millénaires de savoir-faire artisanal dont nous parlions plus haut).

Eviter le coup de jus

Le tapis persan protège d’un autre risque d’accident, plus rare mais plus spectaculaire encore. C’est Greg Lake, d’Emerson, Lake & Palmer qui met en garde : lui-même a dépensé « une petite fortune » pour un tapis persan afin « d’éviter l’électrocution », le lourd compagnon de route agissant comme un isolant au milieu de circuits électroniques parfois dangereux (c’est d’ailleurs la raison pour laquelle la plupart des électriciens sérieux travaillent uniquement sur tapis afghan).

Mais les accidents rocambolesques ne sont que la partie visible de l’iceberg. Alors que le bien-être au travail est au cœur du monde de l’entreprise, quid de celui du rock ? Se tenir debout sur les planches de la scène ou sur le béton du garage familial, affublé d’un lourd instrument porté en bandoulière, allant parfois jusqu’à sautiller, emporté par la musique… les recherches scientifiques montrent l’impact désastreux de telles pratiques sur la colonne vertébrale du musicien naïf. Le tapis persan ménagera ainsi le dos et les rotules du fervent rockeur d’un vieillissement prématuré et de nombreuses séances de kiné.

D’autres raisons tiennent moins à la sécurité et au confort physique qu’au « confort émotionnel ». Ainsi, les membres de Pearl Jam déclarent répéter sur des tapis persans qu’ils utilisent aussi sur scène, contribuant ainsi à créer un environnement « cocooning » et familier grâce aux motifs relaxants et au tissu chaleureux : un grand philosophe de proximité répondant au nom de Lebowski ne tarissait d’ailleurs pas d’éloges concernant la capacité du tapis persan à harmoniser une pièce. D’ailleurs, la présence dudit tapis pourra naturellement plonger le musicien dans une torpeur insouciante et le souvenir de ses jeunes années de paresse, lorsqu’il découvrait la philosophie d’Oblomov sous la pellicule des Frères Cohen.

Le tapis persan, un haut potentiel méditatif


Le tapis, meilleur amis des drogués

Sur un autre registre, le tapis stimule l’imaginaire et la composition. Une rumeur voudrait que l’utilisation des tapis persans par Grateful Dead tienne à deux raisons pratiques : permettre à Jerry Garcia de trouver sa place sur scène et lui offrir un spectacle inspirant lorsqu’il pose les yeux au sol. Le tapis est ainsi un véritable moteur créatif pour le rockeur qui, après avoir englouti des dizaines de caisses de bières et autant de substances diverses, peut se plonger corps et âme dans l’observation méthodique des motifs chatoyants, source inépuisable d’inspiration et permettant la composition éclair d’un nouveau morceau de psyché avoisinant les neuf minutes.

Duke Ellington's Film Debut | Library of Congress Blog
Duke Ellington & The Washingtonians circa 1925

Enfin, adopter le tapis persan, c’est tutoyer les plus grands monuments de l’Histoire. Si nous parlions de la tradition persane ancestrale, le tapis persan s’invite dans la contre-culture jazz depuis les années 20, fidèle compagnon de Duke Ellington et des Washingtonians. Ravi Shankar aussi se produisait sur scène accompagné d’un ou plusieurs tapis colorés, reprenant ainsi une tradition connue depuis le Moyen-Âge, lorsque les troubadours d’antan voyageaient munis d’un tapis faisant office de scène de fortune.

Plébiscité par Jimmy Page, Jim Morrison, Leonard Cohen et consort, le tapis persan est un label à part entière voire un authentique membre du groupe, une garantie d’excellence dans le monde de la musique, un élément incontournable d’un imaginaire riche et fertile influençant les bâtisseurs d’un nouvel imaginaire riche et fertile, et ainsi de suite.

Le tapis persan traversa donc jazz, rock, folk (permettant d’habiller un tant soit peu le son cradingue des granges du fin fond des Appalaches qu’affectionnent les chantres du renouveau néo-folk par « souci d’authenticité »), punk (s’invitant aux pieds des Stooges et harmonisant habilement le son d’amplis saturés à outrance) et post-tout-ceci.

Opter pour le tapis persan, plus que se fendre d’un coûteux investissement soumis à sa propre inflation, c’est invoquer les plus grands fantômes de la musique du XXe siècle derrière son épaule. Un bon point quand on cherche à copier une recette vue et revue pour gratter les quelques dernières miettes d’une légende fantasmée, s’assurant au moins de cocher une case de plus du bingo esthético-mythologique d’un rock (fut un temps) révolutionnaire et son strict cahier des charges. Mais ne soyons pas mauvaises langues, le tapis miteux perdu dans le grenier familial depuis la fin du flower power vaut encore son pesant de cacahuètes.

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