Il faut croire que dans la famille Bangalter, on aime jouer avec le temps comme avec les mesures. Presque dix ans après « Random Access Memories » des Daft Punk, le père de Thomas sort enfin de l’ombre avec une rétrospective de sa propre carrière étalée entre le début des années 70 et 1984. Occasion parfaite pour une rencontre avec Daniel Vangarde, l’un des artisans mésestimés de la Library music à la française, à l’époque où les musiciens n’étaient pas encore devenus des robots.

La vérité était là, sous notre nez : avant de devenir un droïde à la voix informatique, Thomas Bangalter fut un fils. Pas le fils de n’importe qui, celui de Daniel Vangarde, musicien et producteur dont hormis Discogs, peu de personnes ont conservé le souvenir. Auteur d’un seul album sous son nom de scène en 1975, l’homme aura non seulement traversé les seventies incognito en bossant pour d’autres (les Gibson Brothers, La Compagnie Créole, La Boca, etc) mais aussi avec un masque symbolique sur la tête, celui de la discrétion. La même, sans doute, qui inspirera à son fils de dissimuler son visage à la fin des années 90.

Sous le casque, des petits génies

Il suffit pourtant de placer les deux faciès l’un à côté de l’autre pour ôter tout doute génétique : Thomas Bangalter est bien le fils de son père. Musicalement, en revanche, c’est autre chose : Vangarde, tel qu’on l’entend aujourd’hui sur la compilation éditée par Because (“The Vaults Of Zagora Records Mastermind 1971-1984”), fait office de pionnier de ce qu’on appellera par la suite la Library music, un genre un peu fourre-tout où l’on retrouve aussi bien des musiques instrumentales écrites pour des publicités ou des séries (Télé Music) que des pépites space disco typiques de cette dernière décennie placée sous le signe de l’insouciance. Dix ans après le revival célébré par des compilations comme celles de Permanent Vacation ou celles de Born Bad, dédiées à Bernard Estardy, Sauveur Mallia ou Jean-Pierre Decerf, voici donc l’heure venue pour Vangarde de prouver que lui aussi était là avant. Et le principal intéressé, le jour de notre rencontre, de confier que c’est la première fois qu’il donne une interview. Etonnante trajectoire que celle de ce taiseux qui, sans jamais avoir parlé, a tout de même fait plusieurs cartons around the world. Magnéto, Daniel.

Bonjour Daniel. Écrit-on une grosse connerie en affirmant que vous êtes volontairement resté under cover toute une partie de votre vie ?

Même pas une partie, toute ma carrière ! Jusqu’à ce matin, je n’ai jamais donné une interview de ma vie. Pas envie de me mettre spécialement en avant, j’étais ce qu’on appelle un artisan, je n’ai jamais été dans le showbiz, j’ai eu de la chance d’avoir quelques succès, mais bon…

Le service après-vente, c’est-à-dire la promo, ça vous intéressait moins ?

Le service après-vente, c’était d’enchainer les titres, les albums. Quand tu es auteur-compositeur, tu fais une chanson et puis tu es obligé d’oublier pour pouvoir avancer. Là, pour cette compilation, j’ai été obligé de réécouter les morceaux pour savoir s’ils étaient à moi !

Étonnamment, cette première compilation de tes différents travaux arrive à rebours du retour en grâce de la Library music, opéré voilà une dizaine d’années avec différents projets comme « Cosmic Machine » vol. 1 et 2. Alors pourquoi sortir « The Vault of Zagora » seulement aujourd’hui ?

Parce que Because me l’a proposé. C’est aussi simple que ça, aha ! Ils voulaient éditer un double album recensant des titres connus ou pas. Sans eux, ce ne serait jamais sorti.

A vos débuts en 1967, quel était l’objectif : devenir un auteur-compositeur reconnu ou placer tes chansons chez d’autres artistes ?

Faire des chansons, sans penser aux autres. Au début, c’était mon éditeur qui les plaçait et seulement après j’ai commencé à en produire, avec l’aide de Jean Kluger.

Quelle était la nature de votre association ?

Jean, je l’ai rencontré par l’intermédiaire d’un professionnel hollandais, en 1967. Et il a été mon éditeur jusqu’en 1975. C’est lui qui m’a appris à faire des chansons. Les trois premières années, j’écrivais à la chaine chez moi et il me recalait tout en me donnant des conseils. La première qu’il m’a prise, c’était Tu Ne Sais Pas, Tu Ne Sais Rien pour Petula Clark. Bon, c’est pas moi qui ai écrit les paroles… et puis en 1975, j’ai monté ma maison d’édition, Zagora, mais en continuant à travailler avec Kluger ; on écrivait ensemble et je produisais. Je n’ai jamais été capable de travailler sur commande, j’étais toujours à la base de l’idée et ma chance, finalement, aura d’avoir été toujours indépendant en gagnant assez d’argent pour éviter d’avoir à emprunter à une banque pour produire de nouvelles choses.

 

C’est donc l’inverse de la mécanique de la Library music, où des artistes parfois même connus [Pierre Bachelet par exemple] enregistraient de la musique au kilomètre pour des génériques ou des publicités bas du front. Vous n’avez donc connu de galère au début ?

Non, dès le départ j’ai commencé à avoir du succès, notamment en Espagne avec un groupe qui s’appelait Los Diablos, qui a dû vendre 1,5 million de disques en 1970. Je ne leur avais même pas envoyé le titre ; c’était une erreur d’envoi de bandes…

 

A cette époque-là, vous avez 23 ans. Vous n’êtes pas déboussolé par un tel succès si jeune ?

Non, pas du tout. J’étais juste content : la chanson a été 6 mois numéro 1 en Espagne, c’était une folie. Mais je n’ai rien touché là dessus.

« Lorsque j’ai entendu le son de mon fils Thomas avec Daft Punk, j’étais par terre : c’était l’un des meilleurs sons que je n’avais jamais entendu ».

Vous vous définissez comme un artisan de la fin des années 60, pourtant en écoutant cette compilation on est assez frappé par la modernité du son, space disco avant l’heure, avec des batteries souvent très ouatées, même du talkover au moment où personne n’en faisait. Comment est venu ce traitement sonore ?

Le son a toujours été une obsession. J’ai toujours fait le maximum pour avoir le meilleur. En allant en Angleterre ou aux USA, je me suis rapidement rendu compte que c’était essentiel, la base. Ca ne peut pas se résumer à un petit chanteur qui passe sur France Inter en racontant des petites histoires mal produites. La première chose importante, c’est d’ENTENDRE la chanson. Si tu n’as pas un son compétitif, tu ne seras pas là. Je crois avoir été l’un des premiers à me déplacer en usine pour vérifier les gravures de vinyle ; c’est une étape-clef et pour cela, il fallait s’y reprendre parfois à plusieurs fois. C’est pour cela que lorsque j’ai entendu le son de mon fils Thomas avec Daft Punk, j’étais par terre : c’était l’un des meilleurs sons que je n’avais jamais entendu.

Un son en particulier ?

En général, dès le premier album. Un son qui défonce tout.

Parler de Thomas Bangalter, c’est ce qui vient presque en premier en écoutant cette compilation qui vous rend hommage. Arrivez-vous à quantifier l’impact que vous avez eu, en tant que musicien, sur sa propre carrière ?

Il y a cette légende sur internet, comme quoi un morceau d’Eddie Johns (More Spell On You, Ndr), que j’avais produit, aurait inspiré One More Time. J’ai rien à voir avec ça. La seule influence notable, c’est vrai, c’est que Thomas vivait à la maison ! J’écoutais des disques, je produisais, certes, mais il ne venait pas en studio, il vivait sa vie d’enfant. Mais c’est assez drôle, car il a fait ses premiers disques dans sa chambre avec un matériel rudimentaire ; uniquement un sampler 6-pistes, une boite à rythmes, aucun ordinateur et des câbles de 50 centimètres. Il écoutait ça sur une Boombox, il passait son temps à comparer avec le son de la radio, à évaluer, etc… Quelques années plus tôt, j’avais fondé un studio à Paris ; un truc au summum de la technologie bâti autour d’un Synclavier, avec une console SSL – la deuxième en France – et 24 kilomètres de câbles pour tout relier. Ce studio, il m’a fallu 1 an et demi pour le construire, il m’a coûté une fortune et… je ne m’en suis jamais servi.

Pourquoi ?

Le son n’était pas bon. A bout, j’ai fini par faire venir une société spécialisée et j’ai compris : il manquait 50 centimètres de large dans la pièce et je ne pouvais rien faire : le studio était placé chez moi, dans une maison classée. C’était un véritable home-studio réalisé avec du matériel de pointe, mais ça n’a pas suffi. Inconsciemment, tout cela a peut-être servi d’expérience à Thomas qui du coup, a fait tout l’inverse. Par la suite, dans ma carrière, j’ai donc développé l’envie de bouger sans besoin d’être associé à un studio en particulier.

« Le digital a tué la musique ».

Daniel, croyez-vous à la magie du son ? En écoutant « The Vaults Of Zagora Records », on se dit par exemple qu’il serait impossible, même avec le meilleur matériel, de reproduire l’ambiance qui se dégage de titres qui n’ont pourtant rien à voir les uns avec les autres, musicalement.

La raison, c’est qu’on est aujourd’hui en digital alors qu’à l’époque, on bossait en analogique. Le digital a tué la musique. Ca ne transmet pas l’émotion, ça ne transmet pas les basses. Il suffit d’écouter n’importe quel disque des années 60 ou 70 pour entendre des choses qu’on n’entend plus actuellement. L’autre chose, c’est que les enregistrements étaient live à l’époque. Des gens qui jouent ensemble, ça crée effectivement une magie, avec des erreurs, des imperfections, des accidents qui donnent parfois des choses incroyables en réaction. La musique digitale, qui plus est programmée, en voulant simplifier le process, a transformé l’enregistrement en empilades de pistes les unes sur les autres, avec des couches qui se superposent au lieu d’interagir entre elles.

 

Vous connaissez cette anecdote sur l’enregistrement de Moroder avec les Daft Punk, avec l’introduction de la chanson où il explique avoir trouvé LE son Moroder le jour où il a mis la main sur un séquenceur. Y’a-t-il un instrument qui vous a donné le déclic ?

Il y a eu la console Neve, à la fin des années 70, c’était magique. Mais la vraie révolution technologique, c’était le Synclavier, le premier instrument qui permettait de sampler ou de changer un son par un autre, qui gardait les parties en mémoire, etc. J’ai passé des nuits entières en studio à bidouiller un Synclavier et un vocoder et finalement, je n’ai presque rien fait avec. Je me suis perdu dedans, et je me souviens m’être dit que ce serait la génération après moi qui saurait s’en servir. Au final, tous les succès que j’ai eu – comme la Compagnie Créole – ont été enregistrés de façon très conventionnelle. C’est pour cela que le matos à trois balles de Thomas me fait marrer, rétrospectivement.

 

Parlons de l’un des titres les plus dingues de cette compilation, Le contrat, avec cette incroyable talkover racontant un banal assassinat, presque romantique, en gare de Knokke-le-Zoute, en Belgique. Ca mériterait presque d’être le générique de Faites entrer l’accusé.

Les paroles de la femme de Papadiamandis [un pianiste d’origine grecque]. Bruxelles, j’y ai travaillé des années, notamment avec Dan Lacksman de Telex. C’est lui qui m’a fait vendre mon premier million de disques par erreur, celui dont on parlait tout à l’heure. L’envoi de la maquette au groupe espagnol, c’était lui !

Il y a aussi le projet Yamasuki, avec le titre Kono Samourai. A sa sortie en 1971, le disque a-t-il rencontré un véritable succès ?

En Espagne, oui.

Décidément, c’est l’Espagne qui vous a rendu riche.

Aha, c’est vrai que j’ai eu pas mal de succès là-bas. Mais je n’ai jamais touché un seul centime : à l’époque ils ne payaient pas les droits d’auteur. Pour revenir à Yamasuki, c’était à l’époque [1972, Ndr] d’une série sur le karaté à la télévision, avec David Carradine, ça s’appelait Kung Fu. Avec Jean Kluger, on s’était dit que ce serait malin de s’inspirer de ces ambiances japonaises. J’ai acheté un dictionnaire français-japonais, j’ai appris la phonétique et on a tout enregistré à Bruxelles, avec une chorale belge.

A vous écouter, tout semble avoir été facile. C’est assez déconcertant.

C’était du boulot, mais c’était marrant. C’est avec cet album qu’on a créé une deuxième chorégraphie, la première c’était pour le Casatschok. C’étaient des danses assez populaires en Europe.

Dernière question, la plus évidente : la compilation s’arrête en 1984. Que se passe-t-il après pour toi ? Y’a-t-il un lien avec l’arrivée du Compact Disc ?

Il doit y en avoir un, oui. J’ai continué à travailler, notamment sur des projets jamais publiés. Ca ne m’excitait plus assez pour les sortir. Or, j’ai commencé ce « métier » pour avoir le frisson. Au moment où ce que je composais ne me procurait plus d’émotion, j’ai arrêté.

Rétrospectivement, réécouter tous les morceaux de la période 1971-1984, ça fait quel effet ?

Un certain amusement. Le point commun entre tous ces titres, c’est qu’ils ne sont pas sérieux. C’est une certaine idée de la gaité, finalement.

Daniel Vangarde // The Vaults Of Zagora Records Mastermind 1971-1984 // Because
https://zagorarecords.bandcamp.com/album/the-vaults-of-zagora-records-mastermind-1971-1984

 

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