La lente désaffection actuelle des médias, qui s’accompagne depuis plusieurs années d’une décrédibilisation chez les plus vieux et d’un immense désintérêt chez les plus jeunes, n’épargne pas les médias musicaux. Alors que le nombre de titres spécialisés disponibles en kiosque fond comme neige au soleil, le jeu algorithmique des réseaux sociaux semble aujourd’hui aussi tuer progressivement les médias numériques, désormais condamnés à être « partagés » par les artistes ou groupes pour continuer d’être visibles. Un comble. Mais surtout un syndrome de Stockholm dangereux qui sonne comme un ad lib dangereux pour une profession de la taille d’une équipe de football.

Derrière les modes musicales qui vont et qui viennent comme autant de cycles et placent par exemple le rock en bas ou en haut de l’échelle de la hype selon qu’on a grandi au milieu des années 90 ou à l’époque des Ty Segall, Oh Sees et consort, on trouve d’autres allées et venues dans l’industrie du disque, des batailles plus sourdes mais finalement presque aussi intéressantes que les guéguerres opposant les Stones aux Beatles, Blur à Oasis ou même Aya Nakamura à Angèle.

Derrière chaque album ou single écouté, derrière chaque artiste posterisé au dessus de son lit ou liké sur une timeline, se trouvent des jeux de dominations entre les principaux acteurs d’un écosystème qui ne ressemble plus vraiment à celui de la grande époque, quand trois patrons de majors faisaient la pluie et le beau temps sur les classements. La faute à Internet ? Oui, surement. Attendez, mais encore que. Avant d’aller plus loin dans cette espèce d’analyse industrielle qui nous amènera au propos final, remontons un peu le temps, à l’époque où vous achetiez encore des albums après avoir lu des chroniques de disque.

Qui domine qui

L’argent est un puissant conducteur ; c’est lui qui fait circuler l’énergie. Ce principe physique touche également l’industrie du disque depuis presque 70 ans, et ce n’est pas Bertrand Cantat, malgré sa célèbre tirade anti-capitaliste contre Jean-Marie Messier voilà 20 ans, qui pourrait dire le contraire.

A cette époque, finalement pas si reculée que cela, le peer-to-peer n’en est encore qu’à ses balbutiements et les tableurs Excel, qu’on soit label ou magazine musical, disposent encore d’érections haussières. Un artiste comme Moby réussit l’exploit – qui n’en est pas un à l’époque – d’écouler 11 millions de son disque pour salles d’attente (« Play »), des journaux musicaux comme Rock & Folk ou société comme Les Inrocks et Technikart trônent fièrement sur un petit trésor de guerre constitués d’abonné.e.s, de ventes en kiosque et de campagnes publicitaires qui vont parfois même jusqu’à prendre la forme de faux articles (publirédactionnels) permettant d’arrondir les angles des fins de mois (sic). Cette domination historique des médias sur leur lectorat permettra à certains de s’acheter des maisons de campagne ; à d’autres de simplement faire correctement leur boulot. On parle alors du crépuscule de la grande heure des journalistes musicaux dont certains parviennent encore à faire un Paris-Los Angeles en avion pour 15 minutes d’interview avec Courtney Love. Le sentiment de toute puissance fera croire aux plus égotiques qu’ils sont la réincarnation Lester Bangs & Olufsen d’Albert Londres. Leur mission : vous informer sur l’importance du nouvel album d’Eric Clapton, et sur pourquoi il est vital de l’acheter (après tout, si le label a payé l’hôtel et le déplacement, difficile de rester rock et critique). Et puis, Internet arrive.

How Do You Break Into Music Journalism? : All Songs Considered : NPR

La démultiplication des canaux de diffusion, et donc des médias, va peu à peu redistribuer les cartes. Nous sommes au milieu des années 2000 et les journalistes de presse écrite, tels des citoyens en terrain occupé, résistent comme ils peuvent. On se souvient encore des quelques barons de la presse musicale exigeant de recevoir des CD pour daigner chroniquer tel ou tel disque, puis on se marre un peu.
La nouvelle génération, celle ayant grandi avec Internet et la naissance des réseaux sociaux (Facebook en France, c’est 2008), ringardise silencieusement ce qui a été une norme pendant 30 ou 40 ans. Savoir 1 mois à l’avance ce que pense Jérôme Soligny (Rock & Folk) du dernier album de Coldplay devient un peu dérisoire, voire carrément anachronique. C’est que les médias web émergent, plus rapides à dégainer, plus lus souvent, aussi. Et ce changement d’époque permet aux attachés de presse, jusque là considérés comme la 45ième roue du carrosse dans l’écosystème précité, de reprendre temporairement la main. Ca ne durera pas, mais les débuts du digital leur permettront de regagner un peu d’autonomie face aux grandes plumes fainéantes, tout en contribuant à asseoir de nouveaux talents, plus jeunes et surtout moins hermétiques à la modernité (rappelons qu’un réseau radiophonique comme celui de Ferarock exigeait encore voilà quelques années entre 60 et 100 copies promos physique, soit un coût délirant et une dépense d’énergie inutile). Hasard du calendrier, ou pas, c’est à cette époque qu’apparaitra le discours un peu ronron de ténors arguant « qu’Internet a tué le papier », et donc, les médias musicaux souvent installés depuis des décennies (ça rime avec CDI).

 

Et tout cela nous amène finalement à la question qu’on pensait ultime, voilà 7 ans : à quoi servent encore les journalistes musicaux, dans un monde où tout le monde peut désormais forger son avis en un clic ? La réponse est, depuis l’avènement de Twitter et Instagram, simple et basique : à pas grand chose. Si ce n’est, et c’est tout sauf subsidiaire, à raconter des histoires originales capables d’être encore plus grandes que les artistes dont il est question, et qui n’aient pas déjà été recopiés 36 fois au moment où vous les publierez.
On ne vous apprendra pas que dans le jeu de domination opposant tous les petits pions de l’échiquier, les journalistes musicaux, français ou internationaux, ont définitivement perdu la partie. Les attachés de presse, obligés à toujours plus d’inventivité pour exiger de ceux qui sont payés pour écouter des albums les écoutent, et tout cela avec des budgets de plus en plus serrés, aussi. Seul vrai gagnant de cette bataille de la fibre optique, peut-être : le clip, désormais envoyé sur YouTube comme un obus dans un canon aveugle, dès lors que le moindre artiste, aussi inutile soit-il, prétend pouvoir percer sur Internet. Moralité : des tonnes de gigaoctets foutus par la fenêtre avec des clips cumulant péniblement à plus de 1000 vues, et des journalistes inaudibles dont l’avis n’intéresse plus personne hormis les attachés de presse. Un monde sourd, en somme, et où la bataille a changé d’adresse : l’important n’est plus de faire savoir à une masse qui par définition ne sait pas, mais de toucher de nouveaux cercles d’influence pour continuer d’exister.

Including Social Media Influencer Partnerships In Music Campaigns — Venture

La communauté vs le grand public

Jimmy et Robert sont soulagés. Ils viennent de mettre de valider leur dernier clip, rien à dire, c’est du beau boulot. La prod’, comme convenu, a veillé à ce que la vidéo ne débute pas par 30 ou 40 secondes chiantes d’inaction (« les gens se barrent tout de suite s’il ne se passe rien, les gens n’ont PAS LE TEMPS de regarder des vidéos sur YouTube ! » avait crié le manager Peter dans son brief). Puis le clip a été envoyé par WeTransfer à l’équipe promo qui, dans la foulée, a inondé tous les médias web français (20 mails en vérité, dont 3 inactifs, 10 stagiaires et 5 quadras) avec un teaser Instagram. Histoire d’enfoncer le clou, le management n’a eu qu’à choisir le meilleur contenu réalisé par un média digital (Brut ou Konbini, pour résumer) pour le pousser sur les réseaux du groupe. Bilan des courses, 24H après : 300 000 likes, 55 000 partages. Le succès du titre nommé Whole Lotta Love est ici dû, non pas à un papier publié dans un journal, mais à une vidéo-confidence où Jimmy et Robert ont pu revenir dans un « entretien-fleuve » (8 minutes, une éternité sur Internet) sur leurs débuts à Londres, face à un mec du label ayant reçu les questions à l’avance. Dans la foulée, le téléphone a sonné pour confirmer des dates de concert, une « OP » avec une marque de sneakers et un livestream Instagram « en partenariat » avec une marque d’eau minérale. Les ventes de l’album ? On s’en fout (qui achète encore des albums, sérieux ?). L’avis des médias ? On s’en branle (qui les lit encore, d’ailleurs ?).

Voilà surement à quoi ressemblerait probablement la vie de Led Zeppelin si le groupe avait été crée en 2022 ; et voici surement à quoi ressemble le quotidien de Greta Van Fleet, qui a tout pompé aux Anglais. Plus près de nous, l’incroyable succès de la vidéo réalisée par TF1 avec Stromae en amont de la sortie de son troisième album, massivement relayée sur Internet, est un autre bon exemple (aussi génial soit-il) du frottement des plaques tectoniques et de cet énième changement du rapport de domination en cours. Un contenu original et disruptif a été pensé par un artiste, et un média s’est retrouvé utilisé comme un simple prestataire de service, sans rémunération directe, quitte à « brouiller les pistes de l’infotainement », comme l’écrivait en janvier dernier Libération (mais qui lit encore Libération ?)

 

La communauté, ce terme qui jadis qualifiait un groupe d’individus réunis IRL autour de mêmes valeurs, désigne aujourd’hui cet ensemble de fans agglomérés sur tous les réseaux sociaux d’un groupe. Et ensemble, ils pèsent 100 fois plus lourd que le meilleur des articles consacré à ton groupe préféré. Et qui, s’il est devenu en soi inutile, permet à l’artiste d’alimenter ses propres tuyaux voraces, coincé entre une photo behind the scene et la prochaine annonce de concert.

Est-ce un mal, est-ce un bien ? C’est surtout un énorme retour de bâton dans la gueule de médias musicaux qui ont longtemps cru être indispensables à la survie des artistes (WRONG). C’est aussi pour les groupes un formidable moment de reprise en main de leurs destins, après des décennies à s’être fait empapaouté (aucun lien avec Stromae) par les labels et des contrats en forme de trous dans la raquette, et c’est enfin la preuve que les mélomanes, ces drôles de gens écoutant de la musique 6 mois, 1 an ou toute leur vie ne sont pas morts ; ils ont simplement migré et composent désormais le bras armé derrière chaque chanson populaire en 2022 (et après). La montée en puissance d’un réseau comme TikTok, et duquel les plus boomers continuent de se foutre allègrement en évoquant un effet de mode, constitue de ce point de vue le dernier épisode d’une série sans fin. Et la création récente de SoundOn, une régie commerciale permettant désormais aux musiciens de distribuer eux-mêmes leurs musiques sur la plateforme avec de 90 à 100 % des royalties, ne fait qu’accélérer davantage la désintermédiation entre les créateurs de musique et les fans. Quel jeu pourront encore jouer les médias, numériques surtout, dans ce monde d’après où leur survie n’est assuré que par un potentiel share d’artistes aux communautés plus grosses que la leur ?

Universal, pour sa part, n’a pas attendu la fin de cette drôle de chanson : 20% de son capital a été vendu en septembre dernier à Tencent, un géant chinois spécialisé dans les services Internet et smartphones. La suite de cette histoire, elle, ne sera pas écrite; elle sera à regarder sur un écran, toujours plus petit, en un laps de temps, toujours plus court. Cruel destin que celui du journalisme musical, désormais condamné à durer moins longtemps que les chansons dont il est question.

16 commentaires

  1. La désintermédiation entre les créateurs de musique et les fans, ok, mais comment vais-je savoir que Sheila a sorti un nouveau morceau ?
    Si je résume, les possibilités sont à peu près les suivantes :
    1. je suis en lien avec Sheila via tel ou tel réseau et Sheila m’informe par ce biais de la parution d’un nouveau morceau. Je l’écoute parce que Sheila est mon idole. Conséquence : Sheila a le pouvoir de son réseau.
    2. je suis en lien avec Ringo via tel ou tel réseau et Ringo m’informe que sa bonne copine Sheila a sorti un nouveau morceau. Je l’écoute parce que les amis de mes idoles sont mes idoles. L’avenir de Sheila dépend du pouvoir du réseau de son réseau.
    3. je suis en lien avec Ringo via tel ou tel réseau et Sheila paie le dénommé Ringo pour m’en informer. Je l’écoute parce que j’ai encore confiance dans cette conne de Sheila, mais le morceau a intérêt à être bien sinon ma confiance va s’envoler en fumée. L’avenir de Sheila de son service marketing qui doit la conseiller pour placer son morceau auprès de prostitués qui sauront le vendre.
    4. par hasard ou via un média x, y ou z, ce qui semble-t-il revient désormais à peu près au même.
    J’ai toutefois envie de relativiser votre tableau apocalyptique : pour l’essentiel le lien à la musique des grands médias historiques (Presse, radio, TV) était du placement de produit. Les moments de sincérité étaient de rares éclairs dans une programmation majoritairement mercantile. Le reste était constitué de niches qui perdureront par d’autres canaux. Je ne pense pas que la musique en pâtisse. La musique commerciale comme celle produite par des passionnés. Ceux qui vont disparaitre ce sont les passeurs à la JD Beauvallet, les rock-critics chers au coeur de l’ami Potiron.
    Personnellement, je leur dois beaucoup et j’irai fleurir leurs tombes.
    Ce sont nos allumeurs de réverbères, nos étameurs de casseroles à nous. Zemmour leur rendra gloire un jour.

  2. Quel rôle joue la musique sinon celui d’un yaourt, autant par celui qui l’a vend comme par celui qui l’écoute. Un produit dérivé , jetable comme un Kleenex, du consomable.
    Si la musique a pût être sacré à un certain moment elle est devenue une pollution, un gargouilli, un brouillon d’ectoplasme, un stimuli électrique qui sort d’un portable au volume saturé.
    Ce qui pouvait être une expérience intime et collective est devenu une machine à fractionner l’ennui, elle a perdue son pouvoir de magie.
    J’exagere sans doute.
    On organise des séances d’écoute d’album puis on en discute, c’est peut être la solution.
    Allez bonjour chez vous

  3. Si les journalistes servent à quelquechose,défricher les sorties,mais ouais quand vos avis sont parsemés de propagande libertaire/politique on s’en branle.
    garde ta morale la comploteuse,t’as pas honte de faire du zèle?tu tapines pour le royaume des cieux peût-être?,quand la presse sera interdite t’auras bien fait en sorte qu’on en arrive là.
    + un français a aucun moyen de savoir ce qu’il y a de bien underground aux USA,et inversement.
    zavez qu’à payer des detectives dans chaque pays qui vont lâcher les infos.
    + benzine + new noise + oreilles curieuses + muzzart.
    gonzai? me souviens pas du dernier artiste que j’ai découvert sur gonzai.
    ça doit remonter à 2017 et RF Shannon.
    mais vous avez pas envie de faire votre boulot, ça vous interesse tout ce bordel.
    revelation
    https://www.youtube.com/watch?v=i0yHp5uLBxU

  4. toute cette diarrhée verbale pour nous dire quoi ?que dalle ,on est deja au courant depuis un bail : bester est un scribouillard et gonzai c’est de la merde en barre 24 carats , vivement la faillite j’ai le champagne au frigo et les ortolans au congelo

    1. Mort de rire, qu’est ce que tu fous là alors ?!?! T’es maso ?
      T’aimes quand on te fouette, qu’on t’insulte et quand on te pisse dessus ? C’est ça ton trip ? Il n’y a pas d’autres genres de sites pour ça ?

    2. En parlant de diarrhée justement vous faites partie de celle de la classe « gaz et pets » .
      Le sous ordre dans la classification des commentaires improbables.
      Un champion

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