(C) Midjourney

Planquées tout au long du 20ième siècle derrière des génies masculins qui leur ont parfois beaucoup empruntés, certaines femmes ayant fait « carrière » dans l’avant-garde ou dans la marge ressurgissent ces jours-ci grâce au temps long et à la mémoire d’Internet. Et alors qu’à la fin des années 60 le sexe dit faible peine à se faire une place dans les charts autrement qu’au micro, une Italo-américaine s’apprête à tout bousculer : Suzanne Ciani, la première « female synth hero » nominée 5 fois aux Grammy Awards.

Quatre-vingt ans. C’est le temps qui sépare la naissance de la Française Eliane Radigue de son retour de hype, au début des années 2010, quand une poignée de puristes éclairés du web eut l’intelligence de remettre son travail au centre du tableau synthétique. Elève de Pierre Schaeffer, locataire éphèmère du célèbre GRM, la femme grandira discrètement dans le foyer de la musique expérimentale, le temps que la société soit prête à accepter que le domaine ne soit pas la propriété exclusive des mecs. Ouf : à 92 ans, Radigue est enfin sauvée des eaux. Son apport à la musique électronique est loué de toutes parts, son nom plus connu qu’à ses débuts. Happy end et preuve que le féminisme, ou du moins le devoir de mémoire, peuvent servir à abattre des cloisons.

La diva de la diode

De l’autre côté de l’Atlantique, Suzanne Ciani connaitra peu ou prou la même histoire. Avec certes un peu plus de paillette, mais avec une même indifférence des médias et du public trop occupés à applaudir les freaks masculins de la musique néo-classique qui tapotent alors sur des claviers. On pense à Morton Subotnick comme à Robert Moog ou Don Buchla, inventeur du célèbre Buchla 200, un modèle modulaire commercialisé en 1970 et qui va propulser sans le savoir une génération dans le space age.

Dans le cockpit, on trouve donc la fameuse Suzanne Ciani qui, dès la fin des années 60, s’intéresse au lien de plus en plus évident entre musique et technologie. Premier bug dans la matrice très patriarcale de l’époque. Dans la guerre qui oppose alors Robert Moog à Don Buchla pour la conquête de l’espace sur un clavier, Ciani a choisi son camp. Ce sera Buchla, qualifiée par la principale intéressée de « Léonard de Vinci du synthétiseur ». Et c’est auprès de lui qu’elle fera ses gammes, en allant même jusqu’à bosser dans son entreprise en bricolant les premiers modèles à 3 dollars de l’heure pour finalement s’en payer un. Le tout en suivant un cours précurseur d’intelligence artificielle à Stanford. Après le refus de commercialisation d’une adaptation sonore des Fleurs du mal de Baudelaire en 1969, son premier album, « Voices of Packaged Souls » arrive lui aussi too far too early. Pressé à seulement 50 exemplaires en 1970, il illustre bien la résistance de la musique électronique (sic) à la contribution féminine. « En jouant avec le Buchla dans les 1960 et 1970, j’ai compris, comme d’autres, que le clavier traditionnel était un ennemi dans notre compréhension de la musique » confiera plus tard la pianiste dans une interview. Ce qu’elle ne savait pas encore, c’est qu’il lui faudrait attendre douze ans de plus pour publier son deuxième album.

Composer Spotlight - Suzanne Ciani - Menchey Music

50% Kate Bush 50% Wendy Carlos

Si l’histoire de Ciani fascine, ce n’est finalement pas tant pour les albums composés que pour le combat mené pour les publier. Tout au long des seventies, soit dix ans avant que Madonna fasse à son tour trembler l’industrie du disque en y prenant le pouvoir, l’Américaine comprend que pour réduire la distance entre son ambition artistique et le grand public, il faudra prendre la contre-allée. C’est le début d’une tangente inattendue puisque, comme Mort Garson à la même époque, Ciani se lance dans la composition pour la publicité et les marques à l’époque où ces collaborations mercantiles sont encore jugées comme deshonorantes. Des jingles pur Atari, AT&T, General Electric et même le fameux « pschiiit » de Coca Cola faisant entendre une bouteille décapsulée, c’est elle. Une façon comme une autre d’oublier l’époque où elle était quasi SDF et se trimbalait d’un appartement à l’autre avec son Buchla sous le bras, jusqu’à crécher un temps dans le studio de Philip Glass. On a connu pire colocataire.

Pour entendre ces premiers travaux entremêlant expérimentations sonores et publicités, il faudra encore une fois être patients. Publiés 45 ans après par le label Finders Keepers sur une anthologie nommée « Lixiviation », ils prouvent non seulement que Wendy Carlos n’était pas tout seul(e) à œuvrer pour les synthés bizarres aux côtés de Kubrick, mais aussi que Kate Bush ne fut pas la première à décider de gérer son début de carrière comme une artiste-entrepreneuse. Moralité : la société Ciani/Musica Inc. est créée au milieu des années 70 et les caisses se remplissent au point que la business woman du modulaire deviendra la première femme à la tête d’une bande-son de blockbuster (The Incredible Shrinking Woman de Joel Schumacher, 1981)

Attention à la vague

Son premier véritable album « commercial » est publié l’année suivante, en 82, et il dit tout de la passion de l’artiste pour la mer : « Seven Waves », soit un disque de 7 chansons toutes introduites par des vagues. La pochette donne l’impression d’avoir été pondue par un graphiste en détention pénitentiaire à Fleury-les-Photoshop ? Pas grave. Si la majorité des disques de Ciani sont graphiquement à l’unisson, la musicienne n’aura au moins jamais perdu le fil artistiquement parlant : « le branchement détermine le son ». Manière de dire : la technique peut conditionner la musique. Un adage évidemment vrai quand on parle de synthés modulaires, et qui durera encore quelques années, jusqu’à ce que le Buchla de Ciani tombe en panne et aboutisse à un gros virage artistique avec « Pianissimo », un disque anti-électronique de 1990 écrit sur un piano, et ce pour un résultat proche des pires clichés associés au new age. Faute de goût ou petite errance artistique ? La légende raconte que c’est Don Buchla qui permettra à Ciani de revenir à ses premiers amours : il aurait réparé son Buchla 200 en échange de sa bagnole.

 

Une drôle de carrière en forme de vagues, donc. Et qui ne doit certainement pas éclipser l’apport de Ciani à la musique modulaire tant elle a influencé de nouvelles générations, de Kaitlyn Aurelia Smith (elles ont publié un disque commun en 2016) au Français Jonathan Fitoussi, avec qui elle a composé l’album « Golden Apples of the Sun » qui paraitre en octobre prochain). Une certaine idée du son de la côte Ouest et du ressac électronique qui va et vient et permet à l’auditeur de se laisser bercer par cette infatigable pionnière de 77 ans dont chacune des apparitions sonne comme une baignade sur le dos dans l’océan Pacifique.

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