« Je pense, donc je suis », disait Descartes en se prenant le chou. « J’écoute du rock, donc je bois » pourrait être un parallèle pertinent, tant ces deux faits semblent aussi étroitement liés. À Bordeaux, ils s’y embrassent avidement au Wunderbar – une adresse connue. Mais c’est porté par des bruits inquiétants que mes pas s’y sont dirigés une nouvelle fois, pour un papier imbibé d’incertitudes.

Ça spécule, ça bruisse, ça se contredit ; les paroles s’envolent dans le ciel de l’incertitude, en rangées autrement plus floues que celles des grues migrant vers le nord à la fin de l’hiver. Aucun rapprochement calendaire toutefois à faire ici : c’est fin juin que la rumeur d’une fermeture imminente du Wunderbar m’est venue aux oreilles. Le même soir, Guns’n’Roses déployait ses soli interminables au grand stade local sponsorisé par une compagnie d’assurances dont je tairai le nom pour ne pas faire de publicité à Chevallier & Laspalès. De la musique live dans un stade : l’idée m’a toujours semblé étrange. Autant vouloir baiser à quatre cents mètres de son coup d’un soir. Les concerts, c’est idem, ça suppose une certaine proximité. Un stade, ça ne sert qu’à deux choses : à voir des athlètes-sandwiches aux coupes de cheveux étudiées taper dans un ballon cousu au Pakistan par des enfants payé.e.s deux fifrelins la journée ; ou à parquer les prisonnier.e.s politiques d’une dictature militaire avant leur exécution sommaire. Les refrains gonflés aux hormones pour atteindre les derniers gradins jusqu’au cœur du portefeuille n’ont a priori pas grand-chose à voir avec ces deux catégories. Mais enfin, passons – puisque tout passe, la jeunesse, les amours, et même cette foutue planète pour peu que vous ayez quelques millions d’années devant vous.

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Comme ce n’est pas vraiment mon cas, je me rends derechef au merveilleux Wunderbar – ces deux derniers mots formant d’ailleurs un pléonasme multilingue, comme quand vous dites « désert du Sahara ». Après avoir sondé auprès d’un des serveurs le degré d’exactitude de la rumeur, alarmante, je commence donc ce papier du comptoir d’un endroit dont l’existence est suspendue à un fil. Certes, il n’est pas encore fermé, fini, foutu, le Wunderbar. On n’en est pas encore au stade du Waffenstillstand, mais l’inquiétude demeure en filigrane. Puisque Bordeaux, « capitale tragique » qui n’a pu revendiquer le titre qu’aux années où ça merdait jusqu’à la crête (1870, 1914, 1940), imite jusqu’à la lie sa grande sœur parisienne, les fermetures totales ou partielles de la Mécanique Ondulatoire, du Pop-In ou de l’Espace B semblent sonner l’hallali. Les plastificateurs urbains et autres charognards moins marrants que ceux à la coupe beatlesienne du Livre de la Jungle n’ont donc pas fini de tourner assidûment au-dessus du « Wunder’ » (pour les intimes) ; ce bar pas comme les autres, étroit, tout en longueur, avec des escaliers et des hures de cervidés un peu partout ; et surtout, dedans, une belle coupe transversale de ce que Burdigala peut compter comme faune estampillée in rock we trust dans ses replis bourgeois.

Écrasé par les normes, par la norme – celles qui imposent les karaokés de fRance 2, les grenades dispersantes et les sauteries fluviales pour gens-de-bien en chaussures bateau et petite laine sur les épaules, à l’ombre des vieilles pierres du commerce triangulaire –, l’abreuvoir le plus cool du coin est aujourd’hui sacrément atrophié. Dans l’attente d’hypothétiques travaux qui ne viendront sans doute jamais – faute de brouzoufs, de temps, de place – la cave, où des dizaines de groupes ont secoué les cœurs et les têtes, est inaccessible au public. Sanction identique pour le premier étage, là où les musicien.ne.s mangeaient avant leurs concerts. Là-haut, il y avait aussi le fumoir, pas plus grand qu’une cage d’ascenseur, où certain.e.s passaient des contre-soirées mémorables et où je me souviens avoir fait ma première interview d’artiste in situ, pour un fanzine autoédité qui n’a, du reste, pas dépassé le deuxième numéro (c’était avec les Tigres du Futur).

Les Liminanas ont dédié une chanson au lieu

Des souvenirs, bien sûr, il y a un paquet d’autres qui s’attachent ici. De manière plutôt brumeuse, car les fils s’entremêlent, se confondent sous l’action conjointe de l’éthanol et du décrochage des feuilles de l’éphéméride. On pourrait énumérer les concerts par dizaines, de Drame à Nursery, de Strasbourg à Polygorn en passant par Pierre & Bastien, le Villejuif Underground, TH da Freak, Mountain Bike, les Limiñanas (qui ont même dédié une chanson au bar) et j’en oublie des palanquées. La venue de Jello Biafra derrière les platines, tout bougon d’avoir pris un verre en travers de la tronche sur la scène de Barbey la veille. Ce concert où, trempé de sueur (il faisait approximativement 4000°C), j’ai passé les deux-tiers du temps à souffler pour m’amuser dans le tourniquet d’un touilleur à cocktails plutôt qu’à écouter les musiciens, le tout sous le regard atterré d’une amie qui pourra témoigner à charge si besoin est. Cette fois-là encore où tout le bar dansait sur Sensitive des Field Mice ; cette autre où un dégât des eaux a dégringolé façon Niagara (les chutes, pas le groupe) dans la salle. Et au cœur d’une ambiance un brin folibus (joie ! frisson ! Helmut Kohl !), ces litres descendus de Dresden Dolls, mélange de vodka et de Jägermeister copieusement arrosé de bière ; une potion magique des vainqueurs qui a pourtant le pouvoir de rebuter mes potes, au gosier moins kamikaze peut-être, d’une manière assez extraordinaire.

Allez, encore une heure avant de partir. Je me demande alors ce que pourrait bien devenir cette planque, petite mais tenace, si elle venait à fermer. Parce que disons qu’actuellement elle n’est pas tout à fait située dans l’axe le plus reluisant du patelin, enchâssée dans un chemin de traverse où l’on croise souvent dealers et autres tire-laines postés à ses deux bouts. Une ruelle où certains se sont fait fracturer le crâne pour avoir dit que ce bout de quartier était consciemment laissé à l’abandon, le tout sans doute pour permettre à la mairie d’en reprendre à terme le contrôle immobilier et d’y faire de juteuses opérations gentrificatrices. On n’est donc pas vraiment sur les sages demoiselles à tête de tigresse que Rica a pu dessiner sur une affiche de concert (très belle au demeurant), qui se plaçait dans cette ruelle interlope portant, par une malice de l’odonymie, le nom du très notable et très gaulliste Mauriac. Alors, quoi ? Un magasin franchisé de lunettes, une agence Stéphane Plaza, un immeuble de résidences secondaires pour locataires plein.e.s aux as ? Qu’importe ! Le résultat laissera sans doute un goût de plomb dans la bouche – et quelques rêves d’apocalypse en plus à faire flamboyer sur le Palais Rohan. C’est en tirant le fil de ces divagations pas vraiment empreintes d’une neutralité à la mode helvète que je reprends une lampée de mon verre. J’en profite pour zyeuter le cerf qui trône au-dessus du comptoir, une écharpe d’un obscur club de foot allemand suspendue à son encolure. De visu, ça n’a pas l’air d’être celle de l’Eintracht Brunswick ; dommage, leur maillot époque 1975-85 a de quoi faire frétiller n’importe quel branché.e se piquant de ballon rond et de boissons liquoreuses. Sauf qu’il faut admettre que, bon, le jaune et le bleu, ça jure pas mal avec l’orange et le noir qui sont – et c’est assez difficile de ne pas le remarquer – les couleurs principales du Wunderbar ; couleurs auxquelles il faut rajouter le blanc du carrelage blanc, du moins il l’est les jours de grand nettoyage.

À propos de ménage, en tentant d’arranger mon fatras de neurones, me revient en mémoire une vieille interview de Pierre Devel, le patron ; un des anniversaires du Wunderbar, il y a deux ans, lui avait ouvert les colonnes de Sud-Ouest, ce journal que ne lisent plus que les retraité.e.s. Il y disait qu’il commençait à en souper de ce lieu. Trop exigu, trop malcommode, trop familier aussi. Ah, OK … Mais, après tout, voyons les choses autrement : s’il faut dire « ça y est, le Wunderbar est mort ! », pour que continue à vivre le Wunderbar, en plus grand, plus pratique, plus étonnant, et de nouveau avec des concerts, pourquoi pas ? Carrément, même ! Et comme le diable ne lâche jamais l’affaire, on pourrait même aller plus loin. Pourquoi ne pas remplacer le sucre pétillant par de la vraie poudreuse dans les shooters de « cocaïne russe » ? Pourquoi ne pas distribuer le Wunderzine aux arrêts de tram, à côté des journaux gratuits de Bouygues et Bolloré, histoire que les honnêtes travailleur.se.s du petit matin, à qui l’avenir appartient (selon la version fournie par les feuillets rosâtres du dico), puissent avantageusement le glisser dans leur poche arrière ? Et puis, tiens, pourquoi ne pas donner à Bordeaux le nom de Munich, comme sur la pochette du « Obéis » d’Ich Bin ?

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En bon Alsacien, Pierre Devel n’aurait sans doute rien contre un brin de sonorités germanophones supplémentaires sur le Port de la Lune ; surtout qu’en plus, dans l’affaire, ça nous permettrait de nous déglinguer sans complexe tout le sinistre mois d’octobre avec des chopes géantes de bière et des currywurste à s’en faire péter le bide, le tout en culotte de peau et ça, franchement, si c’est pas un beau projet d’avenir, je ne sais pas ce qu’il vous faut (à part davantage de bière peut-être, histoire d’oublier les culottes de peaux qui, c’est vrai, ne vont pas à tout le monde ?).

Le plus grand moonwalk du monde a eu lieu au Wunderbar

Sauf que, hélas pour la biodiversité locale – fans de Ween ou des Spice Girls, rock stars des Capucins, gothiques über-dark même à la plage, branché.e.s peroxydé.e.s, vegan.e.s alcooliques, guerrier.e.s de la nuit sous excitants, petit peuple des grognard.e.s du zinc – le tracé de cette quatre fois quatre voies d’optimisme fendard est rarement garanti dans ce monde chelou où les mélopées de Daniel Johnson servent à vendre des iMac et où d’autres citent Marx pour justifier la mise au pas des chômeur.se.s. « Les illusions qui restent sont comme un radeau qui va couler », pour citer les ingénuités hispano-pop de Jeanette. Alors, en attendant que des hardes de cerfs, casques à pointe coincés dans leur ample ramure, galopent sur les quais de la Garonne au son de Turbonegro, je mets les bouts. Bien sûr, à cette heure où les félins se grisent et où les chauves-souris volent bas, il n’y a plus de tram, guère davantage de bus TBM. Comme je n’ai pas la persévérance loufoque de Zorro du Cul, auteur du « plus grand moonwalk du monde » (arrivée au Wunderbar, bien sûr), c’est la marche avant que j’enclenche, un brin zigzagante comme il sied à pas mal de noctinautes des villes. Et ce faisant, cahin-caha, je me dirige vers l’obscur. Et contrairement à ce qui vous a peut-être zébré l’esprit, cette dernière formule n’est pas tant un effet de manche que cela. Depuis peu, la frontière entre Bordeaux et ses banlieues est délimitée autrement que par sa ceinture de boulevards. Passé une à deux heures du matin, il n’y a plus d’éclairage public dans les rues banlieusardes. Rien, nibe de nibe. Bègles, Talence, Pessac, Villenave : hop, symboliquement rejetées hors du cercle de lumière. Les canards municipaux indiquent que les budgets et l’environnement l’exigent. Mouais. Un peu petit joueur, tout ça. Démontez carrément tous les lampadaires : là, il y aura du panache. Et puis comme ça, le jour où la plèbe recommencera à entonner Ah ! Ça ira comme à l’été 89, ça fera autant de potences et de gibets improvisés en moins. Enfin, je dis ça, vous faites bien comme vous voulez …

L’image contient peut-être : 1 personne, boisson et intérieur

Traversant ces ténèbres – qui pourraient tout autant mener à mon futon que me faire passer par vingt-six portes dimensionnelles, direction le Mordor, l’Aveyron, le Duché des Hérissons-Lasers et une réalité alternative où l’intégralité du continent européen aurait été remplacée par une pizza reine géante dont les olives dénoyautées seraient les capitales – je tente d’échafauder un brin de conclusion à ces élucubrations. Ces notes froissées prises en vrac, ce soliloque raccordant des miettes de pas grand-chose avec des gros morceaux de jactance qui collent aux mandibules, comment l’achever ? Si Nietzsche prétendait que « seules les pensées qu’on a en marchant valent quelque chose », celles qui me viennent sur ce retour ont la cote à l’Argus qui flirte en continu avec le plancher des veaux, vaches, cochons, couvées et de toute la clique éligible à une croisière all inclusive sur l’Arche de Noé II. Alors, peut-être que quelqu’un d’autre aurait trouvé une solution pour faire décoller la pulpe de sa matière grise mais, en ce qui concerne mézigue, pas l’ombre d’une illumination n’a surgi avant que je n’atteigne le moment tant espéré du repos des compas. Il faudra donc faire avec – ou plutôt sans.

À peine esquissé-je, une seconde avant d’écraser ma tête sur l’oreiller, une espèce de parallèle sur la gueule de bois. Elle a beau être promise, est-elle certaine ? Tout dépend pour qui. À mon propos, c’est à peu près sûr (chose vérifiée depuis), mais pour le Wunderbar – sujet autrement plus important – ça reste encore à voir. Et à boire, tant qu’à faire. Cela dit, pour tout ça comme pour le reste, on verra bien demain ; il ne meurt jamais, parait-il. Je croise les doigts. C’est sûrement aussi stupide et inutile que d’essayer de faire gambader des pattes de lapin dans un champ de trèfles à quatre feuilles sous la pleine lune d’un vendredi 13, mais ça sera quand même – en attendant mieux – ma contribution un brin fataliste à la situation.

2 commentaires

  1. bon en gros tu sais rien et tu aimes boire de la bière et écouter du rock. C’était vraiment très intéressant, mais devoir se fader 3 pagesde lieux communs (« oh la la le foot »; « Bordeaux c’était mieux avant ») et d’anecdotes poussives pour en arriver là, ça daille un peu, quand même.

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