Depuis un peu moins de deux ans, les éditions Atalante ont décidé de remettre une pièce dans le flipper du polar en lançant leur collection Fusion. Dans leur roster, un nouveau venu : Clément Milian, dont on avait quasiment plus de nouvelles depuis la sortie de son Triomphant en 2019. Avec Un Conte Parisien Violent, il dresse le portrait d’un Paris fantasmatique ou règnent en maitres, clodos, junkies, dealers et punks avec, sur le trône, une adolescente fan de skate, branleuse le jour et flippée la nuit. Rencontre avec l’auteur de ce récit initiatique, roman noir toqué dans lequel se joue une musicalité à la rythmique bien cheloue.

Place Stalingrad à Paris. L’été plombe le bitume, l’écrase comme un chewing-gum sur un quai de métro à l’heure de pointe. Ici clochards et toxicos se disputent les zones d’ombres pour mieux cuver leur descente. Ou leur montée, c’est selon. Une ado, t-shirt noir uni, baggy jeans, casquette à l’envers et clope au bec tarde pas à passer entre eux en les toisant, comme si elle était à l’entrainement et qu’elle faisait de leurs carcasses de vulgaires plots autour desquels slalomer. Elle enchaine les figures puis se pose près de son pote, Mama, plus clodo que junkie. Elle se rallume une clope, regarde dans le vide. A coté d’elle, Mama divague. Salomé slalome plus entre les problèmes qu’elle se crée que ceux auxquels la vie la confronte. D’apparence, elle fait la dure mais en vérité elle est tout aussi larguée que la faune qui parsème la place. Un père keuf, absent. Une mère hôtesse de l’air, « sensée rentrer dans pas longtemps » et une soeur plus occupée à gérer son keum que sa cadette. Dans la chaleur trouble de cet été caniculaire, seule, Sal s’occupe comme elle peut, entre deals miteux et dealeurs ratés. Elle regarde le monde depuis une hauteur pas encore complètement déterminée: d’un coté l’enfance qui disparait, de l’autre, la parade adulte qui ne tarde pas à la saisir à la gorge, un poing levé au dessus de sa tête en guise de comité d’accueil. Dans ce conte tronqué, la forêt est dense, personne n’a fait de joli gâteau, Mère-Grand ronque depuis longtemps au cimetière et le Grand Méchant Loup à décidé d’inviter ses potes, même édentés, à la teuf.

Drogue GE - Les consommateurs de crack ont doublé en une année à Genè

Vous l’aurez compris, le dernier bouquin de Clément Milian n’est pas vraiment une ode à l’adolescence cool. Ici aucune insouciance, pas de joint échangé au bord d’une rivière en regardant les étoiles, pas de première cuite, de trip sous acide ou d’amour naissant. Chez lui, il est surtout question de désarroi, de détresse, de personnage qui carambole la vie plutôt que de la caresser dans le sens du poil. Sous un vernis de roman noir, de drame qui aurait pu être chiant, d’un ennui adolescent dont on aurait pu se carrer, Clément Milian maintient l’intérêt pour cette gamine et ses problèmes qui n’en sont pas sans jamais nous larguer. Il fait peu ou pas usage de la force, il déroule, tranquille et comme sa skateuse d’héroïne, nous montre régulièrement quelques belles figures. L’intérêt de ce nouveau roman tient tout autant dans son sujet que dans sa forme. Si l’un nous perd, l’autre nous désarçonne: le livre est construit de telle sorte que les chapitres n’existent pas. Une page fait office de section, parfois un mot, une expression, un sentiment. Cette ponctuation permet d’aérer le récit quand il devient trop angoissant, de dérouler une partition qu’on a peu l’habitude de voir jouée par écrit et de fait, de distiller une musicalité bien à lui. Certains pourraient crier à la paresse, se dire que c’est facile de remplir des pages avec un rien mais Milian se joue assez brillamment des codes pour faire face à certains récits littéraires parfois pompeux et tenter d’apporter un nouveau souffle au genre, mieux donner à son récit court, des airs d’uppercut. Dégraissé, sec, tendu, nerveux, flexible, attachant; les adjectifs pourraient pleuvoir mais on a décidé de faire comme l’été Parisien qu’il raconte et laisser le verbiage dans les nuages. Dans la même cour du genre, Christophe Siebert et lui pourraient tout à fait se retrouver pour jouer. Pourquoi pas une partie de billes ? De là à se demander qui a le plus gros calot, il n’y a qu’une ligne qu’on n’oserait pas franchir.

Il y a bientôt quatre ans, on avait eu l’occasion de le croiser lors d’une soirée à la libraire de la Musardine à Paris. A ce moment, Milian venait tout juste de sortir son second roman intitulé Le Triomphant. Dans ce récit, à cheval entre polar et héroïc-fantasy, cinq guerriers français lassés des combats, décident de s’en prendre à l’un des leurs qui tue et viole sans distinction. Surnommé la Bête, il répand la désolation sur son passage. Les compagnons se lancent ensemble à sa poursuite, avec comme toile de fond la guerre de Cent ans. C’est aussi le moment où il travaillait un livre sensé se dérouler dans un immeuble, une grande tour pleine d’étages et de problèmes, de gens incapables de se comprendre, sorte de revisite de l’épisode biblique de la tour de Babel. Connaissant le garçon, l’histoire aurait probablement été brutale. Depuis il a quitté Paris pour les environs de Clisson, terre d’accueil tout aussi agitée du Hellfest. Depuis, il n’a surtout jamais donné suite à cette histoire mais plutôt construit celle de ce Conte Parisien Violent. Au moment de cette nouvelle rencontre, nous sommes en plein coeur du roman, le cul posé en terrasse de la Rotonde, dans une place de la Bataille de Stalingrad qui n’est plus vraiment livrée aux crackeux et aux déboires d’une gamine mais à celle d’une gentrification galopante, ses thés Matcha et ses cookies à la rhubarbe bio fait maison. La crasse semble se cacher. On ne sait pas vraiment où. Peut-être derrière les deux fourgons de flics qui encadrent la place et la regardent s’agiter dans tous les sens en ce samedi après midi, entre verre à moitié plein et cerveaux à moitié vides ? Ou bien est-ce l’inverse. Comme Salomé, on est nous aussi un peu largué.

Un conte parisien violent de Clément Milian : de crasse et de sang

J’ai été étonné de voir que c’est ce livre qui sort et non pas le projet censé se dérouler dans une tour dont vous m’aviez parlé il y a quatre  ans.

Clément Milian : J’ai écrit trois livres sur lesquels je n’ai pas réussi à me mettre d’accord avec mon éditeur et celui-ci en faisait partie. Je me suis donc retrouvé avec trois projets en suspend dont deux qui était deux versions très différentes du projet dont vous parlez. Je ne sais pas si j’ai voulu les abandonner, si c’est parce que je ne trouvais pas les solutions ou si c’était compliqué avec mon éditeur mais je sentais que je me noyais un peu là-dedans quand j’ai reçu une proposition de l’Atalante. A ce moment, je travaillais un projet d’anthologie que j’avais appelé Contes Parisiens Violents. Quand j’en ai parlé à Aurélien Masson, avec qui je venais de faire Le Triomphant aux Arènes, il m’a dit que les anthologies ne marchent pas sauf si vous êtes quelqu’un de connu. On peut débattre du sujet: un auteur comme Ted Chiang, un des plus gros auteur de science fiction aujourd’hui, n’écrit que des nouvelles et il est adapté à Hollywood (Arrival, adapté par Denis Villeneuve sous le titre Premier Contact en 2016, ndlr). A la décharge de mon éditeur, je n’arrivais pas à avoir un bon liant entre les textes, il y avait des redondances entre les nouvelles, elle formait un tout un peu indigeste. Suite à la proposition de l’Atalante, je me suis demandé un peu dépité ce que je pouvais leur apporter. Il y avait une nouvelle de cette anthologie que j’aimais bien, sur laquelle j’avais commencé à travailler il y a quatre ans et je me suis dit que j’allais l’étendre un peu. C’est un roman qui s’est fait presque par défaut. C’est un bouquin que je qualifierai de peu ambitieux dans le sens où même si j’ai mis quatre ans à l’écrire, ça reste un petit livre.

« Je crois plus à la fiction qu’à l’auto-fiction, j’aime me raconter des histoires ».

Vos autres romans avaient cet aspect « petit livre » que vous évoquez. Vous pensez que c’est un peu votre voie ?

Clément Milian : Aurélien Masson, encore lui, m’avait fait cette réflexion en rigolant, il me disait que je devais me contenter d’écrire des petits livres parce que quand j’écris gros, je me perds dedans. Et ce n’est pas faux. Je n’aime pas tellement les grosses histoires, je préfère les choses qui ont l’air très simple en apparence et qui filent tout droit. Quand je dis que mon livre n’est pas ambitieux, ce n’est pas une blague mais presque. C’est ambitieux mais c’est une histoire très simple, faite surtout d’ambiance avec de l’horreur dedans.

C’est un genre que vous affectionnez ?

Clément Milian : L’horreur ? Enormément ! C’est presque mon genre cinématographique préféré. Je cours voir Scream VI et Evil Dead Rise par exemple. Je pense que c’est plus un genre cinématographique même si en littérature il y a de grands noms comme Lovecraft ou Clive Barker. En littérature horrifique, j’aurais plus tendance à me référer au patrimoine Français. Il existe un catalogue fantastique passionnant et un peu oublié avec des gens comme Barbey d’Aurevilly, Théophile Gautier ou Erckmann-Chatrian. D’Aurevilly, il y a toujours une ambiance de roman gothique alors qu’on est dans du roman réaliste. Au 20ème, je pense à Claude Seignolle que j’adore. Ces auteurs ne se sont pas tous centrés sur l’horreur ou le fantastique mais ils ont au moins mis le pied dedans un moment donné. Je lis moins de littérature contemporaine, j’en ai peur, donc je vais plus facilement me référer à de l’ancien. Aujourd’hui, il existe de la littérature d’horreur mais elle se trouve dans une niche considérée comme étant purement de la littérature d’horreur, comme à l’époque de la collection Gore par exemple, morte depuis presque trente ans maintenant. Mais cette approche est un peu trop nichée pour moi. C’est comme si je demandais à acheter une patate douce et qu’on me disait que c’était dans la troisième pièce au fond du couloir. Il y a un truc de cases qui me dérange.

La nuit des morts vivants (collection 'Gore (dirigée par Daniel Riche)' n°1) | Rakuten

Donc vous n’écririez pas de l’horreur pure aujourd’hui ?

Clément Milian : J’adore ce qu’on appelle « le genre », qui est un terme un peu générique, compliqué, qui joue aussi avec un mépris pour la culture de la série B. Quand on en parle, les gens ont toujours une manière un peu embarrassée de dire: « Oui c’est de la série B mais j’aime bien ». J’aime vraiment l’horreur. Argento et Romero comptent parmi les plus grands cinéastes du 20ème siècle. Sans aucune ambiguïté, je pense que Lovecraft est l’un des plus grand écrivains de l’histoire de la littérature. C’est l’une des plus grandes explorations de l’inconscient et de l’âme humaine jamais écrite. Malgré toute l’ambiguïté qu’on connait de son idéologie à lui, cela n’enlève rien à sa puissance. Le fait est que nous sommes une génération qui a grandi avec une catégorisation de séries B tellement déclinée à l’infini, qui comprend ses millions de films, de BD où de romans qu’on est arrivé à ce truc un peu bizarre de la culture geek qui est que même si vous avez grandi dedans, elle peut vous dégoûter.
J’ai essayé d’écrire de la pure série B, du pur polar, de la pure horreur mais je n’y arrive pas. Je me prétends pas vieux mais j’avoue mon âge et je pense que la magie opère moins sur moi aujourd’hui. J’ai l’impression que si je veux me surprendre, je vais faire quelque chose qui est plus en dehors des codes même si ça peut paraitre prétentieux de vouloir casser les codes ah ah. Je vais surtout penser à mon plaisir en tant que lecteur et me demander comment faire pour que mon histoire soit la plus crédible possible, pas d’une crédibilité sociologique mais que quand je lis, j’y crois. Je vais donc avoir plus peur, en 2023 d’une histoire d’horreur réaliste. Je n’aurais certainement pas écrit la même chose il y a dix ans. Je me souviens que Shin’ya Tsukamoto (réalisateur de Tetsuo entre autres, réputé pour son cinéma particulièrement agité, ndlr) disait qu’il avait probablement fait des films violents parce qu’il a grandit dans une génération très pacifique au Japon. Il dit aussi que s’il avait grandi dans une génération hyper-violente, il aurait fait du Ozu. Quand tu crées des choses, tu crées beaucoup en réaction, pas pour contredire ce que font les autres mais pour dialoguer avec eux. Il y a une tendance, tu t’en écartes, tu t’en inspires et je suis vraiment d’accord avec ce que dit Tsukamoto. Donc faire de l’horreur pure aujourd’hui, pas sûr non. J’aurais un peu l’impression de faire un sous-produit de quelque chose qu’on consomme déjà énormément.

Entre votre précédent roman et celui-ci, j’ai l’impression que vous fascinez les dingues et les paumés.

Clément Milian : Je pense que c’est vraiment plus facile d’écrire sur ces sujets. Tu es tout de suite pris par un drama très fort, tu peux explorer les sentiments de façon beaucoup plus dur, beaucoup plus prenante. Je n’ai pas de discours sur le sujet. Je ne défends pas les dingues et les paumés spécialement, je les trouve intéressants. J’aime les tableaux apocalyptiques, les peintures violentes plus que les peintures apaisées. Je n’aime pas du tout Matisse par exemple, ça m’ennuie alors que j’adore Beksiński ou Gustave Doré. Il y aussi le fait qu’à partir du moment où l’on évoque un sujet, on est forcément intéressé par lui. J’avoue que c’est difficile pour moi de donner des intentions sur mes livres à posteriori. Dans le cas d’Un conte Parisien Violent, j’avais déjà le personnage de cette gamine qui fait du skate et qui est pote avec un type un peu barjot. Cela s’inspire d’une situation que j’ai vécue ado. J’avais un ami, qui était un mentor, que j’aimais bien mais qui était un peu border ensuite je transpose cette situation en fiction parce que je suis incapable de parler de ma vie. A chaque fois que j’ai essayé de le faire, j’étais très mal à l’aise ou alors je n’y croyais pas, j’avais l’impression que c’était faux. Je crois plus à la fiction qu’à l’auto-fiction, j’aime me raconter des histoires. Je pense qu’Un Conte Parisien Violent est entre mille guillemets « autobiographique » de par ses ressentis liés à l’adolescence. Quand tu es adolescent, on te vend une norme et tu rends compte qu’il n’y a pas que la norme, il y a aussi la périphérie. On est beaucoup d’adolescents à s’être construit dans cette périphérie, soit parce qu’on rejetait la norme, soit parce qu’elle nous rejetait. Les intentions de ce livre sont donc noués dans le fait que j’ai vécu ici quelques années et connu une place qui n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui, des choses inspirées de mon adolescence, d’autres que j’ai vues. Je me méfie des gens qui ont des intentions parce que je crois vraiment à la construction progressive par l’instinct. Et c’est de cette façon que j’écris.

« Je suis très nostalgique des formats courts dans la littérature Pulp, à l’époque ou la SF faisait 200 pages, le roman noir, 150 ».

Le roman se situe principalement sur la Place Stalingrad. Vous qui avez désormais quitté Paris, était-ce un moyen de faire votre catharsis de la ville ?

Clément Milian : Quand vous quittez un endroit dans lequel vous avez vécu pendant plus de quinze ans, vous avez forcément besoin de faire votre deuil et ça passe par la mauvaise foi. Vous le chargez cet endroit, vous vous dites que vous voulez partir d’ici parce que c’est un endroit atroce. Je pense qu’il y a de ça, le fait que j’y ai vécu, que je m’y sois aussi fait casser la gueule, qu’on se soit fait agresser par un junkie avec ma copine enceinte. Quand j’ai commencé à écrire la nouvelle, c’était avant le ramdam médiatique qu’il y a eu autour de Stalingrad et du crack. Mon livre n’est pas un commentaire sur la violence urbaine. A raison, les gens ont un rapport compliqué avec la violence urbaine et quoi qu’on en dise les lignes se sont clairement tendues. Le livre parle un peu de ça mais je n’ai pas de discours là-dessus, en tous cas je ne crois pas. Je n’ai aucun jugement sur cette place non plus. J’ai vécu ici et j’ai aimé vivre ici, je n’ai pas de posture morale. J’en suis parti, non pas parce que j’en avais marre mais tout simplement parce que j’étais en coloc’ et qu’elle s’est arrêtée. Je préfère le dire parce que je méfie un peu du discours français. On vit dans un pays où la consommation de l’art est beaucoup trop premier degré; on va beaucoup insister sur le fait que tel bouquin est de gauche ou de droite, qu’il est raciste, anti-raciste. On clive beaucoup et c’est très français de voir les choses comme ça, on aime bien, ça rassure. Les gens qui vont dire que tout est politique me fatiguent assez vite, parce que finalement qu’ont-ils de si pur chez eux ? Dans le cas de ce bouquin, j’ai essayé de raconter autre chose.

The Wonders of Zdzislaw Beksiński - NeoText
(C) BEKSINSKI

Avant tout, il s’agit de la description d’un Paris complètement fantasmé. Je l’ai dit, j’aime les tableaux apocalyptiques, je pense encore à Beksinski notamment, dont les environnements et personnages sont presque rassurants malgré leurs difformités affichées. Il y a donc une manière de faire un portrait grossier de cette ville, de la noircir. Tout le monde fait ça pour des besoins dramatiques parce que ça force un propos. Au moment de raconter cette histoire, j’ai juste cherché à savoir ou j’allais pouvoir faire la peinture dont j’avais envie. J’ai récemment relu les entretiens que Sergio Leone a donné à Noel Simsolo, il dit un moment donné avoir voulu faire de la fable mais avec énormément de réalisme. Il a fait des tonnes de recherches visuelles, notamment au niveau des costumes pour rendre ce réalisme et de fait il a mis un coup de boule dans la direction artistique du western. La raison c’est qu’il n’avait aucun discours sur l’humanité, il voulait juste que les gens croient à sa fable. Sans m’y comparer une seconde, c’est dans cette voie que j’ai voulu raconter mon histoire, raconter la place comme je l’ai vécue, à travers le souvenir physique très fort que j’en avais et lui donner un sentiment de réel. L’idée était avant tout que les gens croient aussi à ma fable. Pour moi, une oeuvre se doit d’être un tant soit peu caricaturale et je pense que c’est important qu’elle vienne de votre inconscient, que vous la crachiez un peu vite fait. Alex de la Iglesia disait que si on ne peut plus être fou, l’art ne sert plus à rien. Il faut être malpoli ! Il faut être sale ! Peut-être que ça dit des choses mauvaises sur nous mais tant mieux parce que c’est à ça que sert l’art. S’il y a des mauvaises intentions dans mon livre, tant mieux, tant pis. Je les assume complètement. L’autre aspect, c’est que j’ai tenté de murir la question autour du personnage de Salomé et de ce type un peu perdu qui s’appelle Mama. J’ai cherché à savoir jusqu’a quel point on supporte des gens un peu paumés et si on ne les supporte plus, est-ce que ça veut dire qu’on est profondément égoïste. C’est la base de la société: que fait-on des indésirables ?

Sailor & Lula: The Complete Novels : Gifford, Barry: Amazon.fr: Livres

Sailor & Lula - Film (1990) - SensCritique

Je reviens sur la forme du livre, vous avez une manière de raconter que j’avais aussi retrouvée dans votre précédent roman Le Triomphant. Les chapitres sont très courts, parfois constitués que d’une seule page, parfois il n’y a même qu’un seul mot par page.

Clément Milian : J’aime beaucoup les livres courts. Je préfère adorer un livre de 150 pages et vouloir le relire que lire un livre de 600 pages. Il n’y a pas de règles mais je trouve que les petits livres sont très écrits, plus que les gros. Il y a un coté plus percutant aussi probablement hérité de ma culture Death Metal et de mes lectures de Lovecraft. Je suis très nostalgique des formats courts dans la littérature Pulp, à l’époque ou la SF faisait 200 pages, le roman noir, 150. Mes auteurs préférés sont presque tous de cette génération: David Goodis, Jim Thompson, André Héléna, José Giovanni, Pierre Lesou. Je pense aussi à Barry Gifford qui a écrit Sailor et Lula, il écrit des textes très courts, très denses, super tendus. Personnellement je suis un lecteur inattentif, je me perds dans les récits ou il y a trop de noms, trop de personnages, je m’ennuie. Je fais l’effort au début puis après je craque. J’ai beau aimer Ellroy, je préfère quand il est dans l’ambiance que dans le name-dropping. Je pense aussi que le rythme est de manière générale très sous-estimé. Que ce soit en danse ou en cinéma, j’entends rarement un critique dire qu’un cinéaste a un vrai sens du rythme et souvent quand un film passe très vite, les gens vont dire qu’il est hystérique. Mais vous pouvez vous ennuyer devant un film hystérique, je m’ennuie devant les Fast and Furious par exemple. Les mecs ont beau appuyer sur tous les boutons, je me fais chier ! Vous pouvez avoir un film très minimaliste avec un super rythme. Je pense qu’un bon rythme c’est pas facile à avoir, ça se travaille et c’est vraiment un truc qui m’obsède. Pour moi, c’est le fait de retenir, retenir, retenir qui fait que l’effet fonctionne. Quand il a sorti Boulevard de la Mort, Tarantino disait vulgairement qu’il branlait ses spectateurs pendant 45 minutes et qu’après il lâchait tout. Maintenant, il fonctionne presque systématiquement comme ça d’ailleurs, il en a fait une espèce de nouvelle marque de fabrique mais j’aime vraiment cette manière de procéder. J’adore la musique transe qui monte. Je pense au Swans, c’est minimaliste, c’est tendu et ça monte et ça monte…Je suis moins pop. Encore une fois ce n’est pas un jugement, j’adore les Beatles, c’est juste moins ma came.

Justement, je vous sais aimer fortement la musique, elle se trouve ou dans le livre ?

Clément Milian : Marianne Peyronnet qui bosse pour Noise notamment, m’avait dit lors d’une interview qu’elle avait remarqué que je ne mettais volontairement aucune référence à des musiques ou des groupes existants dans mes précédents romans. Pour celui-ci, j’ai écrit en réaction à ce qu’elle m’avait dit mais j’ai un peu biaisé le truc : je me suis obligé à ne mettre que des groupes français mais des groupes aux noms tellement improbables qu’on a l’impression qu’ils n’existent pas… alors que la plupart existent vraiment aha ! Un moment je parle de rap, de groupes comme Unité 2 Feu (U2F), Despo Rutti, L’uZine mais aussi de groupe de rock, 1400 points de suture, Adolf Hibou ou Cachette à Branlette. Super groupe, Cachette à Branlette… Je me suis amusé, encore une fois pour participer à cet effet de réel. Cette gamine qui fait la conne, elle peut aimer du rap pour faire chier, elle ne va pas aimer le rap que tout le monde écoute. Pour le coup, je ne sais pas si c’est crédible qu’une gamine de 14 ans écoute ce genre de musique mais je ne voulais pas faire de la référence pour de la référence. Je voulais qu’elles construisent avant tout. Dans l’histoire il y a un squat, qui est un peu une ritournelle dans mon univers et qui évoque La Miroiterie ou j’ai vu beaucoup de concerts. C’est typiquement le genre de groupes qui passaient là-bas.

Comment avez-vous construit vos personnages ?

Clément Milian : C’est un écosystème compliqué, les personnages secondaires doivent exister mais pas trop. Pour moi, le livre ne parle que de Salomé, c’est pour cette raison que j’aime mettre des noms symboliques aux personnages annexes, en faire des présences, qu’ils s’incarnent à travers quelque chose, leur donner une fonction, un truc qui balise. Il y a Mongolito, Bled, Croûte, Bouledogue, Milliard, Moko, Le Monstre, parmi d’autres. Si tout le monde s’appelle Jean-Pierre ou Sophie, je sors parce qu’on est trop dans le naturalisme. Le naturalisme pourquoi pas mais ce n’est jamais plus intéressant que quand ça n’en est pas vraiment. Je tenais à conserver l’esprit du conte, ce coté Alice aux Pays des Merveilles, qui est un de mes livres préférés. J’ai grandi entre la littérature dite classique et celle de l’étrange donc forcément je me nourris des deux. Inconsciemment, je pense avoir crée ces personnages annexes de manière équivalente à ceux d’un conte. Toujours dans la cas d’Alice, un tel va être assimilé au personnage du chat, l’autre à celui du lapin. Ils ont leurs apparences premières mais ils révèlent d’autres aspects de leur personnalité au fur et à mesure de l’histoire. La place peut aussi se voir comme la carte d’un monde désenchanté, une géographie repensée selon les critères de Salomé avec ses tunnels étranges, ses passages secrets, etc. Salomé est complexe. Elle va un peu chercher la merde et je trouve ça plus intéressant parce que ça semble plus réel. Ses bonnes intentions d’aider des mecs paumés viennent du fait que ça ne va pas dans sa vie, c’est aussi une posture adolescente et en même temps il y a de la sincérité. Je n’aime pas quand les personnages sont trop victimes, je ne suis pas fan de Clint Eastwood pour ça. Je suis plus de l’école Paul Schrader, j’aime quand les personnages sont les propres fautifs de ce qui leur arrive. Schrader je l’adore autant comme cinéaste que comme auteur et on va d’ailleurs souvent parler d’un film de Paul Schrader même si ce n’est pas lui qui l’a réalisé. C’est mon modèle en terme d’écriture. Quand tu dresses un portrait de personnage, tu vas aller fouiller le plus possible pour le rendre à la fois très attachant, très proche de nous et en même temps montrer à quel point rien ne va dans sa manière de fonctionner. C’est ce qu’il y a de plus proche de l’humain. Les personnages ne sont pas positifs ou négatifs, ce sont avant tout des personnages qui se posent des questions.

Au delà du fait d’y avoir vécu et de laisser parler votre ressenti, est-ce qu’il y a une approche journalistique au moment de l’écriture, une collecte de documentations diverses, de photos, etc ?

Assez peu finalement. J’ai surtout beaucoup lu sur le coin quand ça a vraiment merdé au moment du Covid et des problèmes liés au crack. Il se passait des trucs délirants: certains riverains confinés chez eux tiraient aux feux d’artifices sur les junkies, une personne avait tronçonné une arbre en pleine nuit. C’était un moment ou la folie est devenue de la pure folie. Je me réclame du cinéma de genre et ses codes mais parfois la réalité est tout aussi folle, voire plus. Lynch disait à propos de son film Une Histoire Vraie qu’il avait voulu faire ce film pour montrer que la tendresse est aussi absurde que l’insanité. Si tu fouilles bien la réalité, elle est absurde tout le temps. C’est plus de la recherche dans ce sens que j’ai fait. Je me suis aussi renseigné sur les drogues dures et les conditions de vie des SDF et là il y a des choses qui ne s’inventent pas. Je ne me sers que très peu de ces recherches au final, je trouve que ça se voit beaucoup quand un auteur mets ses recherches en avant donc j’essaye d’être le plus discret possible. Je ne crois pas à la pédagogie en art. Pour moi l’art c’est de l’art, quand tu mets de la pédagogie, tu commences déjà à beaucoup trop contrôler ce que tu fais. Une oeuvre c’est fait pour te secouer, si elle te fait te poser des questions avant de te remuer, alors c’est qu’il y a un problème.

Joseph Szabo, Priscilla, Jones Beach, 1969 - Artwork 29946 | Jackson Fine Art
(C) JOSEPH SZABO


Si je vous dis que c’est un roman sur l’ennui.

Clément Milian : Sur l’ennui adolescent, alors parce que l’ennui adulte est horrible. Pour moi, l’ennui adulte c’est la dépression. L’ennui adolescent c’est plutôt un désarroi. Les ados disent beaucoup qu’ils veulent zoner, une fois qu’ils zonent ils sont un peu perdus parce que la zone, c’est l’ennui. Il y a ce truc ado très étrange ou ils ne veulent pas travailler et en même temps ils ont rien à foutre. Salomé zone parce qu’elle est complètement perdue. J’ai aussi vu le livre comme une photographie de l’ennui. Une ado de 14 ans avachie sur un banc avec sa casquette et son skate, un vieux briscard un peu barjot à coté, ça fait une belle photo ah ah ! A l’origine quand je pensais à Salomé, je pensais à une photo de Joseph Szabo qui a plus tard servie de pochette pour le Green Mind de Dinosaur Jr. Je l’adore cette photo. Cette gamine, elle a tout juste 11 ans, elle fume une clope et elle a vraiment l’air de savoir fumer des clopes. Elle a une posture d’un naturel qui m’a mis par terre. Elle donne tout pour amener cette sensation avec un coté très féminin et en même temps très garçon manqué. On a eu quelques divergences de points de vue avec l’éditeur sur la couverture et c’est cette photo qui a tout débloqué. En réaction, le graphiste a fait cette couverture que j’adore, plus proche de l’atmosphère du livre, qui est un peu connasse j’avoue mais complètement voulue. On ne sait pas de quel personnage il s’agit et je trouve ça plus intéressant que d’avoir une ado skateuse en couverture. Pourtant c’est ce que je voulais au départ, j’avais trouvé une superbe image que je voulais absolument utiliser. Les éditeurs m’en ont dissuadé au prétexte que la photo allait figer Salomé dans le personnage de cette photo. Et ils ont eu totalement raison.

En parlant des éditeurs, pourquoi ce choix d’une maison d’édition comme l’Atalante, plus réputée pour ces livres d’Héroïc Fantasy que ces romans noirs ?

Clément Milian : J’avais rencontré les éditeurs au moment de la sortie de mon premier livre et on avait bien sympathisé. Cela faisait presque vingt ans qu’ils n’avaient plus oeuvré dans le polar en effet et ils sont tout récemment retourné vers le genre en lançant leur collection Fusion. On l’a évoqué, on buggait avec Aurélien aux Arènes et ils m’ont sollicité pour que je leur envoie un manuscrit. Le fait que je sois aller vivre près de Nantes et qu’ils soient Nantais est un heureux hasard. Cela a joué sur ma motivation de leur proposer quelque chose mais nous étions déjà en contact depuis un moment avant que je ne parte vivre là-bas. J’ai grandi à Nantes. Ado, j’allais à la librairie de l’Atlante et je fantasmais sur elle. Je lisais beaucoup de SF et de Fantasy, Moorcock qu’ils publiaient ou encore Orson Scott Card. C’est con mais quand ils ont fait la présentation de leur ligne éditoriale aux libraires, j’étais très content de me voir placé entre Ursula Le Guin et Becky Chambers. Ursula Le Guin, c’est mythique ! C’est à la fois une grosse et une petite maison d’édition, une structure idéale à taille humaine, en place depuis quarante ans, libre et avec un catalogue hallucinant. Difficile de dire si la collaboration va continuer, cela dépend de beaucoup de facteurs mais je suis très fier d’en faire parti.

C’est quoi la suite ?

Clément Milian : Toujours avec Emeric Cloche et Caroline De Benedetti de l’Atalante/Fusion, on aimerait faire un univers étendu du Triomphant parce que la thématique du livre correspond plus à leur ligne. Cela fait partie d’une réflexion plus large. Il y a différentes périodes dans l’histoire de l’art et je pense qu’on est dans une période très réactionnaire à plein de niveaux et notamment en terme de catégorisation. On vit dans un monde fragmenté par les réseaux sociaux où tout est ultra spécialisé. Aurélien Masson disait que la série noire à une époque, c’était du roman de guerre, du western, de la SF et du polar. Aujourd’hui, t’es dans un salon de roman noir et tu te rends compte que le roman noir  n’existe pas tellement, c’est du thriller, du polar, etc. Je n’écris ni l’un ni l’autre, je n’ai rien contre mais ce n’est pas ce que je fais. J’ai eu plein de fois des remarques de gens me disant que ce je faisais ce n’était pas vraiment du polar, comme s’ils me livraient un peu leur déception face au résultat. Pour moi, un livre il vous plait ou il ne vous plait pas mais finalement je me rends compte que non, les gens sont souvent mécontents quand ils n’ont pas eu ce qu’ils voulaient avoir. Je ne leur en veux évidemment pas, c’est une réaction normale je pense. De fait, Le Triomphant s’est retrouvé hors catégorie. Mon premier roman, Planète Vide avait plus parlé, Le Triomphant aussi mais à des gens complètement différents. Je pense qu’après mon premier livre, je me suis trop vite barré ailleurs donc j’ai dans l’idée de creuser le sillon laissé par Le Triomphant et d’investir cet univers un peu hybride. C’est un livre ou les armes sont des épées mais si tu les remplaces par des flingues, tu te retrouves avec une dynamique de roman noir à la No Country For Old Men. Encore une fois, je ne me compare pas à Cormac McCarthy mais il faisait partie des inspirations conscientes au moment de l’écriture. Si je dois replonger dans cet univers, je veux que ce soit dans une collection appropriée. Ce n’est pas de lHéroïc Fantasy mais les gens le voient comme tel, donc allons-y. C’est absurde mais au moins le livre est à sa place.
Je suis aussi à l’aise dans les univers urbains de Planète Vide et Un Conte Parisien Violent. Je continue à explorer cette piste de drames, de romans noir à Paris ou il y a ce squat qui revient en toile de fond parce que ça m’amuse. On est pas tous polyvalents et je me dis qu’il faut faire gaffe à essayer de ne pas se renouveler tous les quinze jours. On n’est pas Picasso, on ne va pas traverser trois ou quatre périodes artistiques différentes dans nos vies. Déjà avoir un livre qui est pas mal, c’est cool. Je ne suis pas pour les sagas ou la loi des séries actuelles faites de cliffhangers à tout bout de champ donc si d’autres livres existent, je veux que ce soit des romans indépendants mais qui se déroulent dans ces mêmes univers. Je vais donc continuer dans ces lignées. Maintenant je dis ça, peut-être que dans deux ans on se croise de nouveau et j’aurais sorti un livre pour enfants ahah !

4 commentaires

Répondre à la misère croque mitaines Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*
*

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

partages