©Marie Lagabbe

Considéré comme le petit cousin de Peter Kember et Jason Pierce, le groupe de Strasbourg poursuit son aventure « psyché-post-punk-un-peu-krautrock-fan-des-smiths » tout en s’en foutant royalement de ce que vous pensez. Le nouvel EP « Répétition » est un dernier avant-goût avant un premier album prévu peut-être pour la fin de l’année.

On demande souvent aux journalistes : « ça fait quoi de rencontre tel artiste ? » La plupart du temps, la réponse est décevante, alors on ment. Ici, j’ai bien conscience que personne ne posera la question : 56 personnes doivent connaître Sinaïve, un groupe de Strasbourg qui a vraiment commencé à faire du bruit en 2020, pile avant… le Covid — deux EPs sont sortis avant et sont disponibles en ligne ici. Ce n’est pas de leur faute, mais le timing n’a pas joué en leur faveur. Pourtant, l’EP en question, intitulé « Dasein » et sorti sur Buddy Records, méritait les louanges, du moins de ceux qui aiment les drones, les guitares saturées, le morceau Revolution et les mélodies enterrées sous plusieurs tonnes de feedback et le squelette de Ron Asheton.

De la pochette aux morceaux, tout était réuni pour vous donner envie de fermer Internet et de partir faire une retraite spirituelle et silencieuse au Népal. Mais vous vous êtes accrochés au maigre espoir que, peut-être, Sinaïve était le groupe qui allait remettre le shoegaze, la dream pop et le rock psychédélique dans le droit chemin en Alsace, et par extension en France. Et si vous êtes assez fou ou con pour croire qu’un tel exploit est possible, alors la suite est pour vous.

Calvin — à prononcer à la française, pas comme Klein — a 28 ans. Il est grand, plus grand que la moyenne. Alicia, sa copine et partenaire musicale, a 31 ans. Elle est colombienne mais vit avec Calvin à Strasbourg. Comme quoi, l’amour fait vraiment faire n’importe quoi.

« En France, quand les artistes écrivent en français, c’est souvent mauvais : c’est le texte formule. Ça ressemble à des slogans de pubs qui visent l’efficacité ».

En 2013, le jeune garçon est à la fac et débarque dans cette ville de sa Moselle natale : « À l’époque, quelqu’un qui juste aimait les Smiths, on pouvait devenir pote », raconte cet échalas aux cheveux bruns et raides. Dès les premières démos, il y a deux envies : faire du rock. Et chanter en français. Il dit : « Le chant en français, c’était très important, comme Murat ou Bashung. J’aime bien Marquis de Sade mais le fait qu’il chante en anglais m’a toujours dérangé. Vers la fin, il y a eu des chansons en français et ça commençait à ressembler à quelque chose. » L’opinion est tranchée. Comme quand il balance : « Dans le groupe, je chante alors que je suis le moins bon chanteur ». C’est beau, c’est honnête. Les paroles, cryptiques et poétiques, s’aventurent parfois vers le militantisme, la critique de la bourgeoisie ou la place de Strasbourg sur la carte de la France, sans y aller frontalement pour autant. « En France, quand les artistes écrivent en français, c’est souvent mauvais : c’est le texte formule. Ça ressemble à des slogans de pubs qui visent l’efficacité. Je ne voulais pas être premier degré. Comme a dit Murat, ‘‘la langue française, si c’est premier degré, c’est une langue de manuel d’instruction’’. Il a raison : c’est horrible quand t’es premier degré. Je pense avoir une écriture énervée, et parfois revendicative. Après il faut faire gaffe, parce que tu penses que tu vas ressembler à NTM mais tu ressembles en fait au Bérurier noir. »

« Vu qui on est, le plafond de verre pour nous, c’est être signé chez PIAS. On n’a pas ce truc de : ‘‘on va réussir’’. Mais le nerf de la guerre au final, c’est la diffusion de ta musique. »

Et pour le rock ? Les Stooges, MC5, Hawkwind. « La guitare reste centrale et ensuite je joue avec les textures. J’aime autant Kevin Shields que Chic — même si ça s’entend pas encore. Même quand on utilise un orgue, ça donne des fréquences de guitare : normal, quand tu satures un Farfisa, ça fait un son de guitare. » Calvin cite Suicide, qui a été et reste un point de repère pour Sinaïve. Pourtant, la comparaison la plus courante est faite avec un autre groupe tout aussi essentiel : Spacemen 3. « J’ai découvert Spacemen 3 assez tard et là,  je me rends compte que j’écoute les mêmes choses qu’eux : les Stooges, Suicide, etc. Quand je les découvre je me dis : ‘‘c’est le groupe que j’aurais dû faire.’’ » 

Sinaïve est encore un groupe qui se cherche. Qui avance pas après pas, avec prudence, en essayant de trouver la bonne méthode. Si « Dasein » (2020) n’a rien à voir avec « Super 45 T » (2022), c’est parce que le groupe n’a pas envie de se répéter. Tu entends du Swans et du My Bloody Valentine et la minute d’après, t’as l’impression d’avoir en face de toi Hache Tendre qui passe le yéyé à la tronçonneuse ou une version pourrie de Galaxie 500 qui joue lors de la fête de la musique. Il y a eu des essais concluants (Paradoxe Français, Éternel Retour, Révérence, Space Ronsard, Science de la Rêverie) comme des moments où le groupe se vautre royalement (Il Faudra Traverser, Syndrome de Vichy, Cela ne fait que commencer) en tombant dans la facilité et l’ennuie. Mais il est temps, pour Sinaïve, d’enlever les brassards et d’aller nager dans la grande piscine olympique de 50 mètres. Et de montrer que ces fulgurances n’ont rien d’un hasard. 

Du Brésil à Strasbourg

Sur « Répétition », le nouvel EP sorti en avril 2023 sur le label Antimatière, les Alsaciens se sont terrés en studio à la campagne, à Sainte-Marie-Aux-Mines, avec le fils de Rodolphe Burger, et ont composé fissa une poignée de nouveaux morceaux. Les chansons sont arrangées en direct et très peu retouchées par la suite pour garder ce côté organique et « jouée » de la musique. « Répétition » se base notamment autour d’une chanson, Citadelle / Bis Repetita. « À l’époque, on écoutait un disque de Jorge Ben Jor,  »África Brasil » et il y avait une mélodie dans l’un des morceaux qu’on a repris de manière plus… alsacienne. Et on s’est dit que ça pourrait durer des plombes », explique Calvin. Le titre en question est un tunnel de 11 minutes, incisif et aiguisé comme un couteaux de cuisine. À partir de là, les autres chansons sont arrivées vite, comme Parasite et Métier de Vivre qui offrent une parenthèse hypnotique brouillée ainsi qu’une rafale de riffs perçante ou encore La Stra​ß​burg, un hymne krautrock vertigineux de huit minutes. Calvin évoque les paysages du Bas-Rhin, la proximité avec l’Allemagne et tous les groupes qui ont éduqué le jeune musicien — d’Amon Düül II à Faust en passant par La Düsseldorf, Can ou Neu!. Des formations qui ont donné envie à Sinaïve d’avoir une rythmique plus concise et plus répétitive. Et d’atteindre des sommets plus haut, certes plus difficile à gravir, mais qui offrent une vue bien plus spectaculaire.

Avec cet EP, Sinaïve touche avec les doigts son but : trouver l’équilibre qui définit musicalement le groupe, entre la pop sixties de Phil Spector et l’envie, sans compromis, de faire du rock’n’roll. « Les gens ne savent pas où nous placer : shoegaze, dream pop, post-punk, un peu kraut… », confie Calvin. Peut-être parce que Sinaïve est un peu de tout ça à la fois.

Ce qu’il y a de chelou, c’est qu’un premier album est déjà prêt. Les morceaux datent de 2021 et ont été composés avant ceux que l’on peut entendre sur « Répétition ». Le groupe temporise un peu avant de le sortir. Peut-être le temps de trouver un tourneur, de se familiariser avec le nouveau membre du groupe décrit comme « plus punk que nous » ou de choisir un nom pour à ce putain de disque.

Mais Calvin reste réaliste, sûrement un peu trop : Sinaïve ne décollera jamais. « Vu qui on est, le plafond de verre pour nous, c’est être signé chez PIAS. On n’a pas ce truc de : ‘‘on va réussir’’. Mais le nerf de la guerre au final, c’est la diffusion de ta musique. » Leur musique a tout de même donné envie à Renaud Sachet — à l’origine des fanzines Groupie et Langue Pendue — de relancer son label Antimatière, actif de 1997 à 2002, pour sortir le CD de « Répétition ». S’ils ont réussi à faire renaître un label de son cercueil, une signature chez PIAS n’est peut-être pas un objectif si inatteignable que ça, non ?

L’EP « Répétition » est disponible ici sur le label Antimatière

2 commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*
*

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

partages