Sur les photos presse du groupe CAN, c’est l’homme du bord de cadre. Le mec aux claviers, binoclard, disciple de Stockhausen, érudit, peu drogué : Irmin Schmidt. Pas vraiment l’idée qu’on se fait de la plus fascinante des émulations du krautrock. Trente cinq après l’arrêt de CAN et contrairement à d’autres membres, il a poussé un peu plus loin la comète avec une discrète carrière solo menée à teuton que Mute réédite aujourd’hui dans une intégrale 12 CDs. Et comme on dit chez Bosch : du travail de pro.

Überraschend ! Dans la langue de Derrick : surprenant. C’est ce qui vient en premier à l’écoute du coffret ‘’Electro Violet’’, 12 Cds qu’on ne sait pas bien par quel bout prendre. Ce qui était déjà perceptible à la réécoute de ‘’Tago Mago’’, délibérement free jazz quand tout le monde continue d’y voir quatre zozos sous drogue autour d’un japonais chéper’, l’est encore plus en découvrant un peu étonné les 35 dernières années de carrière du claviériste de CAN. Après le grenier et les ‘’Lost Tapes’’ récemment sorties du placard, direction le sous-sol pour découvrir les fondations. Et c’est un beau bordel. Des accordéons, des clarinettes, des opéras, des messes cosmiques, des plages atmosphériques qui rappellent presque le travail du Eno altermondialiste période « Fourth World Vol.1 », Pierre Henry en Bavière, CAN dans une série télévisée ; un refus complet du choix qui fait d’Irmin une étrangeté chez les étranges, un savant f(il)ou à la fois lettré, scientifique, expert en rock, musique contemporaine, concerto, ami de Wim Wenders comme de l’ensemble du gratin rock pas encore cramé par la faucheuse.

Pas sûr pour autant que le label de Depeche Mode rafle le magot avec ces tangos. Ici, tout n’est pas forcément très heureux ni comestible – les volumes ‘’Film Musik Anthology’’ de 1 à 6 s’écouteront d’une oreille distraite si l’on est né du mauvais côté du Rhin – mais cette carrière solo menée à petits tambours battants a tout de même le mérite de faire appel d’air pour ceux qui cherchent à 360°. Oui, il y a une vie après CAN. Oui, on peut être allemand, avoir connu la seconde guerre mondiale et malgré tout décidé de s’installer dans un petit village français du sud de la France [1]. Oui, on peut faire carrière sans avoir à choisir une classification iTunes pour ranger toutes ses musiques. Et oui, on peut se lancer dans une interview téléphonique avec Irmin Schmidt alors qu’on a dezippé ses deux gigas de discographie solo une demie-heure avant le début de l’interview. Quand on veut, on peut.

Hello Irmin, comment est venue l’idée de cette intégrale ?

Parce que je suis maintenant assez vieux pour admirer mon œuvre, ah ah ! Disons que c’est venu assez simplement. Ma carrière est bien remplie, j’ai fait beaucoup de choses, comme le récent Boxset de CAN. Et puis parce que tous les disques solo qui ont suivi sont pour moi aussi importants… C’est pour cela que je voulais pouvoir regarder l’ensemble de ma discographie comme un grand tout, un corpus, une grande œuvre quoi.

Le coffret ‘’Electro Violet’’ pèse quand même 12 Cds. Etait-ce l’envie de régler définitivement un vieux quiproquo sur votre carrière ? En France par exemple, personne ne sait rien d’Irmin Schmidt après 1979, date du dernier disque studio de Can [2]

Oui mais ça c’est normal. Tous les musiciens ayant déjà fait parti d’un groupe reconnu connaissent le même sort ; leurs singles ou disques studio se vendent toujours moins bien. Les fans des groupes sont très rarement intéressés par les disques solo des membres, et ça vaut aussi pour ceux de Keith Richards.

Dans cette intégrale réédité par Mute, le premier disque solo qu’on redécouvre c’est « Toy Planet », le premier disque d’après-Can. Dans quel état d’esprit étiez-vous à l’époque ? On entend déjà la touche Irmin, et beaucoup moins les orientations Krautrock qui vous ont révélé au grand public.

Le disque avait effectivement vocation à défricher des territoires inexplorés par Can. Il y a des morceaux comme celui qui est sur ‘’Villa Wunderbar’’, avec le train, comment il s’appelle déjà… Ah oui, Rapido de Noir. Ca, c’est un morceau très personnel. Le bruit des trains, dans mon enfance, fut un déclencheur ; j’adorais la musique de ces machines. Donc si je prends ma carrière solo dans son ensemble, l’idée était de davantage aller vers la musique électronique, pouvoir inventer des trucs, comme on peut l’entendre sur « Musk at Dusk » [1987]. Même sur ‘’Villa Wunderbar’’, on peut entendre des rythmes reggae sur Love – pas le genre de choses qu’on pouvait entendre chez Can, tu vois – et pire que ça même, j’ai du imposer ce genre de choses contre l’avis de Jaki Liebezeit et Michael Karoli. Les négociations ont duré des plombes, moi je savais que ce serait merveilleux [‘’wunderbar’’ en Allemand, NDR] et au final tout le monde a été très satisfait du résultat !

Chez CAN, les rythmiques étaient justement très importantes. Or dans votre œuvre solo, il semble que ce soit les atmosphères qui cimentent les morceaux. Il y a tout un travail sur les textures, jusque là insoupçonné.

Le son de CAN est forcément à l’image des musiciens qui en faisaient parti. Quand est venu le moment de me lancer en solo, j’ai du embaucher d’autres personnes, pour les tango par exemple, parce que mon idée était de marier les musiques, qu’il s’agisse du classique, du contemporain, du jazz ou de ce qu’on appelle [air un peu méprisant] la musique « savante ». A chaque fois l’objectif des disques solo était de trouver une nouvelle direction. Un peu comme à l’époque de CAN, mais avec un nouvel angle de vue.

Peut-être un jour ferais-je encore un disque….

Sur ‘’Impossible Days’’, il y a ce morceau nommé Le Weekend, que j’aime beaucoup. C’est vraiment une question conne mais : qui chante sur ce disque ?

Moi ! Comme sur ‘’Musk at Dusk’’… mais euh… c’est mentionné sur les crédits ; tu ne les as pas lu ?

Pas vu, surtout. En 2015, la majorité des disques promos sont dématérialisés… [ce qui ne m’empêchait pas de faire mon boulot de préparation des questions, on est bien d’accord]. Du temps de CAN pourtant, on ne vous a jamais entendu au micro.

En tout cas je n’ai plus jamais chanté après ces deux albums solo, parce que l’écriture d’opéra nécessitait d’autres voix. Tu sembles l’oublier mais j’ai débuté en donnant des cours de chant dans une école pour des acteurs ; on parle d’une époque avant même que CAN n’existe… Donc d’un point de vue technique je savais déjà tout, ah ! Bon, n’empêche que certains chanteurs de rock qui ne connaissent rien techniquement mais qui restent admirables… Moi je n’ai jamais eu l’impression d’avoir eu une voix incroyable. Enfin bon, peut-être un jour ferais-je encore un disque.

Parmi les centaines de mégaoctets (sic) de cette intégrale, il y a notamment le titre Shudder of Love sur ‘’Impossible Holidays’’, qui m’amène à vous demander si l’idée d’un album piano solo ne vous a jamais tenté.

Evidemment ! Et cela a déjà été un peu le cas sur ‘’Masters of Confusion’’, enregistré avec Kumo. Tu me parles de ce titre, Shudder of Love, c’est très drôle car je l’ai composé presque par hasard après avoir galéré pendant des heures avec Gareth Jones [producteur entre autre pour Tuxedomoon, Fad Gadget, Depeche Mode…] jusqu’à ce que je rajoute, seul dans le studio, un petit delay sur le piano. C’était si simple ! Bon en tout cas si je dois un jour m’essayer au piano solo, ce sera certainement avec Gareth… si je suis encore assez bon, techniquement. Il y a longtemps, j’étais encore un vrai pianiste.

Vous ne l’êtes plus ?

Non. Un jour qu’on lui demandait comment il était devenu un tel virtuose, Vladimir Horowitz a répondu: « Au bout de 24H sans jouer ni travailler, j’entends déjà les imperfections, au bout de deux jours, c’est ma femme qui les entend. Et au bout de trois, c’est le public ». Etre pianiste, c’est un travail quotidien. Et je n’en avais plus envie.

Etranger dans la musique savante comme dans le rock.

Vous avez été nommé Chevalier des Arts et des Lettres cette année. Qu’avez-vous éprouvé, en tant qu’Allemand né en 1937 à Berlin, en recevant cette décoration ?

Une immense joie. J’aime votre pays depuis les années 70, sa culture, sa littérature…

IrminSchmidt0613Gullick1906

Vous sentez-vous encore allemand après toutes ces années passées ici ?

Ni l’un ni l’autre (sic). Depuis mon enfance, et quelque soit l’endroit où j’ai vécu, je me suis toujours senti un peu étranger. A cause de la guerre tout d’abord, puisqu’on changeait constamment d’endroit ; à l’âge de 4 ans je me souviens de déménagements à Berlin, à 6 ans j’ai été évacué vers l’Allemagne de l’est, puis 6 mois en Autriche, puis retour en Allemagne, etc. Mon parcours est un peu tzigane, de ce point de vue. Je me souviens de cette phrase tirée de l’interview d’un auteur français [nom impossible à déchiffrer] à qui l’on demandait quelle était sa relation à Paris. Il disait : « je me sens confortablement étranger à Paris ». Le truc, c’est qu’il était né à Paris ! Où que je sois, Berlin, Londres, Paris, j’éprouve le même sentiment.

Ce sentiment d’à côté perpétuel a-t-il eu un impact sur votre refus de choisir, en musique ?

Oui, complètement. Etranger dans la musique savante comme dans le rock. Je ne suis qu’un compositeur contemporain et les différents genres que j’ai pu explorer ne sont pas mes outils, mais simplement mes musiques. Et je me sens partout chez moi, autant dans la musique de Stockhausen, Ligeti, Boulez ou CAN… mais toujours, confortablement étranger.

Irmin Schmidt // Coffret ‘Electro Violet’ 12CD // Spoon Records – Mute
http://www.irminschmidt.com/

[1] A Roussillon, Vaucluse. Où Irmin tient également une formidable maison d’hôtes où votre humble serviteur, ancien attaché de presse pour Mute, a passé de formidables vacances. On baigne ici en plein conflit d’intérêts et ça tombe bien : il y a aussi un lac artificiel.

[2] Exception faite de ‘’Rite Time’’, sorti en 1989 comme un disque de réunion du groupe, mais qui n’a pas marqué les esprits.

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