Non, le krautrock, ce n’est pas seulement Popol Vuh avec ses gilets en peau de chèvre et ses solos de flûte sans fin. C’est aussi des artistes futuristes et sexy comme Zeus B. Held. Quelque part entre Giorgio Moroder et Tangerine Dream, ce discret producteur a sorti des disques avant-gardistes blindés de vocodeur ainsi que le projet culte de disco mutant Gina X Performance. Retour sur le parcours d’un ancien hippie qui a pris le virage dancefloor et new wave.

« OK, Je t’appelle Gérard ou je t’appelle Love ? » La voix au téléphone parle un anglais scolaire prononcé avec un fort accent allemand, typique des méchants dans Indiana Jones. Appelez-moi comme vous le sentez, Der Monsieur B. Held. Une chance pour nous, Zeus parle aussi un peu français. « Parce que j’ai grandi à 24 kilomètres de la frontière française, à Fribourg, non loin de Strasbourg. Puis j’ai commencé dans un groupe en 1971 qui s’appelait Éruption et qui était très actif en France : on a joué avec Magma, Gong, Catharsis. Tu sais, ce genre de musique psychédélique bizarre du début des années 70 qui était très apprécié chez vous. Une sacrée expérience ! »

Commençons par le début : né en 1950, le petit Zeus grandit dans une famille où la musique est partout. Papa fabriquait et réparait des pianos et de six à onze ans Zeus en apprend les bases, ainsi que celles de l’orgue, du saxophone et de la trompette. Début des 60’s – comme tous les babyboomers – il se prend la révolution du bon vieux rock’n’roll en pleine face. Mais l’attirance pour d’autres sonorités moins classiques naît aussi dans son petit cœur d’Allemand grâce à des albums comme le Switched-On Bach de Walter Carlos ou le A Rainbow in Curved Air de Terry Riley. « Ces sonorités m’ont complètement fasciné. Au milieu de ces trucs intellos, il faut dire aussi que quand a débarqué Keith Emerson d’Emerson, Lake & Palmer, c’était un peu une révolution. Ce mec était une des premières pop stars du synthétiseur à l’époque. Il a montré que tu pouvais faire tout ce que tu voulais avec un synthé. Surtout être cool. »

La révolution hippie se déchaîne dans le monde et n’épargne pas l’Allemagne. Le jeune Zeus se laisse lui aussi pousser les cheveux et apporte son synthé en bois dans plusieurs formations – d’abord obscures comme Éruption – tout en continuant ses études de musicologie à la fac. Ensuite, ce sont ses compatriotes berlinois chevelus du groupe Birth Control qui font appel à ses services en 1973. « Birth Control était un groupe classique de krautrock allemand comme il s’en créait beaucoup à l’époque. Même si on peut dire que sur le plan musical, c’était peut-être un peu plus orienté par l’influence rock progressif anglo-saxon. J’ai arrêté mes études pour partir à l’aventure avec eux pendant cinq ans. Nous avons enregistré six disques ensemble et on a vécu cette vie de hippie pendant plusieurs années, c’était superbe ! » Zeus aurait pu continuer à jouer de l’orgue dans des groupes de rock progressif teuton de seconde zone pendant des années. Mais une rencontre va tout faire basculer.

 « C’est marrant, Scorpions a sorti son premier disque sur le même label que Cluster, Harmonia ou Guru Guru. »

Dans l’ombre de Conny Plank

Avant que le mouvement krautrock se retrouve intellectualisé et documenté à travers de nombreux livres, essais, articles et rééditions prestigieuses, les jeunes bardes ésotériques de l’époque ne se rendaient pas compte qu’ils faisaient du krautrock. Du reste, tous les groupes se mélangeaient. C’est en tout cas ce que nous raconte Zeus : les membres de Scorpions et Can mangeaient à la même table en festival et partageaient leurs bières bavaroises. D’ailleurs, le premier album des Scorpions, Lonesome Crow, produit par Conny Plank en 1972, est un très bon disque de krautrock dans la lignée de Guru Guru.

« Au tout début des années 70, se souvient Zeus, il y avait un nombre incroyable de groupes allemands qui se créaient et qui essayaient de repousser les limites. Mais plus que des enregistrements, à cette époque il y avait aussi énormément d’évènements, happening et festivals. On parle d’environ vingt-cinq festivals dans le pays, là ! Des évènements où des dizaines de groupes jouaient et se retrouvaient. C’est là que j’ai rencontré les membres de Can mais aussi les tous débuts du groupe Scorpions. Oui c’est marrant, Scorpions a sorti son premier disque sur le même label – Brain Records – que Cluster, Harmonia ou Guru Guru. C’était un mélange de groupes rock classiques et d’autres plus arty, comme Tangerine Dream, Neu!, et tous évoluaient ensemble. Pour tout te dire, à cette époque j’étais plus branché classic rock, mais au fur et à mesure que je me retrouvais au contact de cette scène krautrock comme Cluster, j’adorais l’atmosphère qu’ils arrivaient à créer. » À la moitié des années 70, l’équipe de Birth Control quitte Berlin pour s’installer à Cologne, l’épicentre culturel de l’époque. C’est à ce moment que la carrière et la vision artistique de Zeus vont connaître un tournant : « On débarque à Cologne et là, incroyable, notre nouveau voisin, c’est Conny Plank. Il avait son studio juste à côté. » Conny Plank l’architecte sonore ayant sculpté le son de Kraftwerk, La Düsseldorf, Cluster ou Neu! « Je passais beaucoup de temps dans son studio. J’étais très curieux et je lui ai demandé si je pouvais l’aider. Du coup je me suis retrouvé à y faire à peu près tout. J’ai pas mal observé et j’y ai appris beaucoup de choses aussi. Du coup, Birth Control a réalisé deux albums avec Conny Plank. Si tu prends l’exemple de Neu!, j’étais présent quand ils ont enregistré au studio avec Conny. »

Ne plus jamais entendre parler de guitares

Galvanisé par ces fréquentations, Zeus s’attelle à son premier projet solo : l’incroyable Zeus’ Amusement en 1977. « Ce choix de me lancer en solo est dû à une révélation majeure : la découverte du synthétiseur vocodeur. Allié au son du Moog, ces nouvelles sonorités m’ont fait perdre l’intérêt pour le rock dans sa forme classique et je me suis mis à expérimenter des choses. Je ne voulais plus entendre de guitares. J’étais en recherche de sons, de nouveaux territoires, j’avais des envies de batteries très claires, très cadrées, minimales et qui ne partent pas dans tous les sens comme les groupes de rock progressif en vogue. J’étais au contact de tous ces groupes comme Cluster, et j’étais aussi à la recherche d’une certaine froideur. » La première impression à l’écoute de ce premier album, c’est la modernité et la chaleur du son que Zeus a réussi à créer. Cette production très subtile du vocodeur, on la retrouvera à l’identique sur le Random Access Memory de Daft Punk plus de trente ans plus tard. Puis, outre l’approche faussement naïve des thèmes empruntés à la Library music, c’est la base qui interpelle : ouvertement disco à paillettes, très cul et éloignée de ses collègues krautrock qui fumaient des roulées en pull-over dans une pièce sans chauffage. Du vocodeur, des envolées de synthés galactiques mais aussi une approche froide très germanique : dis-nous, Zeus, tu n’aurais pas traîné avec Giorgio Moroder par hasard ? « Ah ! Ah ! Moroder, je ne l’ai pas tellement écouté, même si je connaissais bien sûr son travail magnifique avec Donna Summer. Mais avant cela, il avait sorti beaucoup de choses plus intéressantes avec Pete Bellotte. J’adorais son album From Here To Eternity par exemple, mais je préférais écouter des trucs américains comme Sylvester. » Zeus va creuser dans son coin cette vision singulière de baba cool disco. Il n’est convaincu que d’une chose : son approche du vocodeur peut faire des ravages. Et pourquoi pas la mettre au service d’autres groupes ouvertement stellaires de la scène space-disco européenne ?

Disco de l’espace

« J’étais au Midem en 1978, à me balader sans argent en essayant de vendre mon disque. Et j’ai vu ce stand qui s’appelait Disco-Pop où ils montraient la VHS de ce groupe, Les Rockets, qui interprétait leur morceau “Future Women”. J’ai trouvé ça intéressant et j’ai demandé s’il était possible de m’entretenir avec le manager. Une fois en face de lui, je lui ai donné un exemplaire de mon disque et lui ai dit : “Vous devriez avoir besoin de mes services pour les Rockets”. Il m’a rappelé plus tard et on s’est retrouvé dans un studio à Paris où on a enregistré la reprise de Canned Heat, “On the Road Again”, qui est devenu un immense tube à l’époque, même en Angleterre. C’est moi qui joue du vocodeur dessus. Tu connais, les Rockets ? » Les lignes sont étroites entre les productions de Conny Plank et les sombres héros du space-disco français. Les Rockets ! Ces héros des discothèques italiennes qui se maquillaient à la peinture argentée, recouvraient leurs synthés de papier aluminium et débarquaient à bord d’un vaisseau spatial pour propager une disco moite dans un mauvais accent franchouillard. Le groupe French Touch Stardust a pillé cette esthétique dans la vidéo de « Music Sounds Better With You » réalisé par Michel Gondry en 1998. Tu as fait un bout de chemin dans la soucoupe des Rockets, Zeus ? « En fait, pas vraiment. Plus tard, j’ai proposé aux Rockets d’autres morceaux comme la première version du morceau “No G.D.M” – dans une forme différente, sans les mêmes paroles – mais ils les ont refusés. C’était un peu compliqué avec les Rockets, ils avaient un pied en Italie aussi. Mais c’est à ce moment-là que j’ai rencontré Gina et que l’on a créé Gina X Perfomance… »

Rencontre avec la Grace Jones de RFA

En 1978 à Cologne, Zeus rencontre une jeune fille se faisant appeler Gina Kikoine, de son vrai nom Claudia De Held. « Elle évoluait dans une école d’art, se remémore Zeus, et baignait dans ce milieu underground un peu arty et avant-garde. En fait, elle ne se voyait pas comme une chanteuse, mais plutôt comme une sorte d’actrice énigmatique, une performeuse : ce qui la rendait unique et spéciale. On a loué un studio pour essayer de composer des trucs et travailler sur les morceaux que j’avais de côté. » L’album culte Nice Mover voit le jour. Sur une musique funk aux accents post-punk et new wave avant l’heure, ils inventent cette disco mutante, ultra froide et somptueuse. Zeus s’occupe de la musique, Gina de la vision esthétique.

Archives de Zeus

Épaulée par ses amis performers un peu artistes et poètes – Ralph Morgenstern et Hinrich Sickenberger – ils définissent une orientation ouvertement provocante et sexuellement ambivalente au projet, qui le font fléchir vers quelque chose branché queer. Et cuir. Même si nous sommes en territoire disco, on est bizarrement loin des paillardises des Rockets et plus proche de la sévérité krautrock. Quelle classe, un morceau comme « Nice Mover » : du Grace Jones perdu en RFA dans le district de Kleine Bringkasse. C’est une visite mentale dans le stupre du Pasha : ce bordel de béton de douze étages qui a vu le jour en 1972 à Cologne, faisant travailler cent vingt prostituées. Le plus grand bordel d’Europe. On trouve aussi sur Nice Mover le légendaire morceau « No G.D.M », dédié à Quentin Crisp, icône gay anglaise des années 70, à la fois écrivain, acteur et mannequin qui mettait sa propre vie en scène. Un livre raconte toute l’affaire : The Naked Civil Servant qu’il a écrit en 1968 (dont il existe une seule traduction française, épuisée désormais et bizarrement sous-titrée « La confession d’un prince des homophiles »).

 « Avec Gina X Performance, je voulais produire une musique super cool que l’on peut écouter dans la chaleur de la nuit. »

« On a réalisé ce disque très vite, en fait, puis Gina est retournée à ses études pour préparer son master d’art, et le disque est sorti. Ce n’est qu’un an plus tard qu’il est devenu énorme dans les milieux branchés en Angleterre, au Canada, en Autriche et aussi un peu en France. Du coup, on nous a demandé de partir en tournée. Le premier concert c’était en 1980, à Vienne avec Gina au micro et la musique sortait d’un enregistreur à bandes. C’est comme ça que ça a démarré. On a aussi joué aux Bains Douches à Paris, si je me rappelle bien. Mais ces courts concerts en club, ce n’était pas mon genre, alors j’ai laissé Gina tourner toute seule et je suis resté en studio après quelques dates. » En studio, Zeus pondra son deuxième album solo : le monstrueux Europium.

Un disque plus orienté kraut, moins disco qui bénéficie de l’apport du batteur de Can, Jaki Liebezeit. Toutefois, ce disque ne rencontre toujours pas son public. « J’ai eu de bons retours, même aux États-Unis. Mais cela ne s’est pas bien vendu. Les seuls trucs qui ont eu du succès et qui trouvaient un certain intérêt auprès des maisons de disques c’était le projet Gina X Performance. Avec le recul, ils auraient pu avoir une vision plus simple et pop comme Eurythmics, par exemple : juste un mec au clavier et une chanteuse. Mais à l’époque, les labels cherchaient quelque chose avec plus de fantaisie, avec des danseurs qui virevoltent sans arrêt, du playback. Tout ça, c’est du marketing. Puis, les tournées étaient un peu stressantes. Gina a continué un petit peu, accompagnée par un guitariste. On a réalisé quatre albums ensemble : trois en Allemagne et un en Angleterre, à Londres. »

Archives de Zeus : Gina à Londres en 1982

C’est la vie, ma chérie

Le projet Gina X Performance connaît un certain succès dans les milieux branchés : les mythiques soirées du Blitz Club – le nid des New Romantics londoniens – mais aussi au Danceteria de New York où les morceaux du groupe sont des classiques. Un deuxième album est réalisé en 1980, X-Traordinaire, de facture plus sage, très funk classique. Suit un troisième et dernier disque : Voyeur en 1981. Sans doute l’album le plus osé. Sur la pochette noire signée par l’artiste allemande MAF Räderscheidt, on perçoit un dessin homo-érotique à travers un judas. Les noms des titres en disent long – « Pederest Dissection », « Babylon Génération » – et finissent par donner une vue d’ensemble du projet Gina X Performance comme une des meilleures tentatives de l’histoire de la pop où se mêlent l’esprit de Jean Genet, Cocteau, Gary Numan ou encore Kool & The Gang. Après ça, c’est la fin. Gina sortira un disque solo en Angleterre – Yinglish en 1984 – toujours produit par Zeus – qui contient une reprise new wave FM d’« Harley Davidson » de Bardot qu’elle jouera à la télévision anglaise. Puis c’est l’extinction des feux. Zeus installe ses synthés en Angleterre et bosse comme producteur pour un paquet de héros en polyamide des années 80 : John Foxx, Dead Or Alive, Fashion, Étienne Daho, etc…

« Je danse très mal »

Aujourd’hui Zeus prépare une nouvelle version de Europium et est occupé par le projet Dream Control, avec un membre fondateur de Tangerine Dream. Et la déesse Gina ? « Après son album solo, elle est revenue s’installer à Cologne pour se remettre à écrire et créer dans une veine plus artistique et visuelle. Ça a toujours été son truc. Par la suite, beaucoup de personnes nous ont demandé de nous réunir. Tu connais le duo électronique Red Axes ? Ces DJ-producteurs israéliens ont fait une cover-remix de “No G.D.M”. Ils voulaient absolument nous faire venir à Tel-Aviv pour travailler ensemble. Mais même pour tout l’argent du monde, Gina ne voulait pas y aller. Elle ne veut garder que les bons souvenirs de cette époque et ne veut pas refaire ce genre de choses. Elle ne s’est jamais sentie comme une pop star et elle a toujours été dans une forme d’art conceptuel. Si elle fait quelque chose à nouveau, cela sera quelque chose de plus visuel. »

Zeus, pour finir, que dire de toute cette étrange affaire disco-kraut ? « Avec Gina X Performance, je voulais produire une musique super cool que l’on peut écouter dans la chaleur de la nuit. Et pour être très honnête : j’adore danser. Mais je danse très mal ! »

A lire aussi : le Gonzaï n°29 spécial krautrock.

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