Lorsque Borges apprit qu’il avait vendu trente sept exemplaires de son “Histoire de l’éternité”, il eut une impression de foule. Trente sept personnes, hommes et femmes avec des chapeaux différents, chacun son livre dans sa main. Il ajouta : "à mon époque c’était mieux, on ne pensait pas en termes de public, on écrivait pour un tout petit cénacle, pour quelques amis". Quelques amis, voilà ce qui suit de salle en salle le groupe Frustration. Et ils commencent à être nombreux.

Et cela se constate dans la salle. En quelques minutes, ce qui constitue le public habituel des soirées Gonzaï – des freluquets en jean slim avec le cheveu mi long – est submergé par une garde de vieux trimardeurs tatoués, à la peau plus burinée que le cuir de leurs vieux perfectos, avec des visages et dentitions qui racontent de vieilles histoires de bastons dans les années 80, peut-être même une rencontre fortuite avec les phalanges de Hugh Cornwell lors de la tournée niçoise des Stranglers. Sur la scène, ce ne sont pas non plus des baby rockers. Le concept du groupe usé à 20 ans et suicidé à 27 semble avoir vécu. Les gars de Frustration ont souvent 40 ans et des gueules à avoir fait la première partie des Bérus. Avec « Uncivilized », il ne s’agit pourtant que de leur deuxième album.

Crédit : www.nsophoto.com

L’explication est simple : Frustration n’est pas un groupe professionnel. Ils ont une vie en dehors de la musique, une vie qui ne se résume pas à sniffer de la glue. Prendre son temps, jouer la musique que nous aimons. Autrement dit, Frustration n’est pas leur gagne pain, la musique n’est plus un gagne pain de toute manière. L’une des premières conséquences de cette situation, c’est cette nouvelle donne sociologique de poète-ouvrier. Ni subventionné, ni vivant de leur musique : ne s’adressant ni au goût d’un mécène, ni à celui d’un public. Simplement pour eux et leurs amis, et tous ceux qui voudront les suivre. Leur environnement est donc le notre. Il est fort probable que plus jamais – au grand soulagement de certains – ne soit produit des œuvres telles que « The Wall », avec son cortège de clichés sur la rock star isolé dans l’adulation. L’industrie musicale n’est plus capable de créer les conditions d’apparitions de telles inspirations. Fini les albums évoquant la solitude du chanteur dans sa tour d’ivoire. Les histoires d’amours impossibles avec des fans mineures (Motley Crue avec All in the name of, Kiss avec Christine Sixteen, Fine Time de New Order etc…), ou les problèmes avec les dealers. Fin de l’exploration de la subjectivité de la rock star, retour à la vie de l’homme moderne, et de son malaise face à la civilisation.

Pour ceux qui s’interrogerait sur leur nom – Frustration, voici une explication comme une autre. Ian Curtis est mort et Warsaw est devenu New Order. N’y a-t-il pas de quoi être dégoûté ? Joy Division était le groupe le plus brutal d’Angleterre. Une maîtrise totale, l’équilibre parfait entre vélocité et bastonnage. Ca file à toute blinde, les métaphores mécaniques envahissent l’esprit de l’auditeur jusqu’à la perte de contrôle. Après avoir entendu ça, Robert Smith tombe en dépression et Joe Strummer se reconvertit dans un rock politique à la Zebda. Quand aux autres, ils se mettent à la drogue. Puis entre le traitement anti-épileptique de Ian Curtis et les goûts musicaux de Bernard Sumner, Joy Division devient ce qu’on sait : Blue Monday.

Frustration a décidé de corriger l’histoire, c’est le privilège de ses fils. Et il a donc été décidé que rien ne serait modifié sur la ligne Warsaw. Sur disque comme sur la scène, la pulsion punk originelle, la volonté de se tenir sur la césure Joy Division, c’est à dire entre le moment où le punk abandonne le gimmick rock and roll, et avant qu’il ne sombre dans la mélancolie.  Ca ne tourne pas, ça fore, quand au rock, il servira de pierre tombale. Basse proéminente, guitare sèche, pulsation rock et voix de stentor. Auquel ont été ajoutés des synthés et un peu d’électronique. Le meilleur de Joy Division et de New Order – premier album, là est ma limite – qui serait réuni dans la sauvagerie primale de Warsaw, la musique que l’on veut entendre en somme.
Une punkologie plus raffinée – discipline qui se marie si bien avec l’oenologie – ne manquera pas d’évoquer aussi Wire pour la sécheresse des compositions. Ou encore Crisis, d’une part parce que c’est bien, et d’autre par parce ce qu’ils ont composé un morceau nommé… Frustration. Et aussi parce que Frustration reprend magnifiquement leur Holocaust.

Castel raconte que nous sommes littéralement malade de la survalorisation de l’autonomie dans la société moderne. Être soi, prendre des initiatives, la difficulté de mettre en adéquation sa vie et ce que l’on pense être son authenticité ; les efforts que ce régime de contrôle permanent inflige à notre psychisme peuvent dégénérer en compulsions et obsessions invalidantes. Le conflit entre la pulsion et la culture. Cette façon de headbanguer et de cracher sur la scène n’est-elle pas un TOC qui trouverait un moyen commode de se soulager ? A voir ces gros bras tatoués secouer le cou frénétiquement sur « Uncivilized », nous pouvons nous interroger finalement sur la fonction du punk : soupape de sauvagerie. Qui a tôt fait de s’évacuer une fois le corps lessivé par la bière et les beats. D’où la fréquente tentation de la part de certaines formations de vouloir éterniser cette énergie en la transmuant en projet politique. Je pense ici aux Béruriers chantant “la jeunesse emmerde le front national” ou encore reprenant le morceau White Youth de Crisis en haranguant la foule en hurlant “blanc, jaune ou noir, tous ensemble nous sommes de la dynamite”. Le paradoxe étant qu’au sortir d’un concert, ivre et des bleus plein les tibias, la dernière chose que nous ayons envie de faire c’est d’aller se battre avec des skins ou de voter PS pour faire barrage à Le Pen. J’aime leur naïveté à défendre les valeurs du libéralisme politique face à ce qu’ils identifient comme étant le symbole de la politique de la pureté. Néanmoins c’était déjà la pente descendant vers les tambourins et au folklore, jusqu’au cul de basse fosse où s’agitent encore des choses comme Zebda ou les Têtes Raides, à l’extrême.

C’est aussi méconnaître le fonctionnement même de toute formation politique révolutionnaire, qui peut se comparer métaphoriquement comme le fait Sloterdijk à « des banques de la colère« . Il s’agit d’emmagasiner la colère. En l’attisant et en faisant toujours en sorte qu’elle ne s’échappe pas : la révolution, c’est surtout pour demain. “C’est la lutte finale / Groupons-nous et demain / L’Internationale / Sera le genre humain”. Le mot important étant “demain”. C’est à dire pas aujourd’hui. Dans la doctrine révolutionnaire, le présent est l’éternité du parti.

Heureusement rien de tout cela chez Frustration. Ici il y a encore des individus, et non des masses, au service de l’action politique. Pas de mobilisation générale mais une décharge de brutale mélancolie. Nous pourrions écouter « Uncivilized » comme un illustration punk de l’abyssale et ambiguë malaise dans la civilisation du cher professeur Freud : il y a quelque chose qui ne va pas, mais c’est peut-être moins pire comme cela. “Life’s a non-sense. Everything in me, is so tense”(Uncivilized). La connotation libidinale du nom du groupe, ainsi que ses connexions avec les thématiques politiques et sociales sont dés lors plus que présentes à l’esprit. J’ignore si les membres de Frustration souscriraient à un tel programme – un tel pessimisme – mais voilà où j’en étais lorsque je décidai de clore cet article, considérant que j’avais bien assez divagué.

Frustration // Uncivilized // Born Bad (sortie le 4 février)
http://www.bornbadrecords.net/releases/bb046-frustration-uncivilized/

5 commentaires

  1. Uncivilized est le troisième album de Frustration. C’est un peu dommage de réduire le groupe à la cold wave de Joy Division et encore plus dommage de ne pas nous parler de cet album.

  2. Et oui, que veux tu, il y a parfois un hiatus entre les choses telles qu’elles sont et les choses telles qu’on aimerait qu’elles soient. Frustration !
    Je t’apprends la vie.
    Joy Joy Joy

  3. Bonjour, le disque tourne sur nos platines depuis octobre dernier… et c’est une pure merveille.
    On les a fait jouer avec Cheveu, et sur scène, le groupe est une machine de guerre, réglée à la perfection ! A écouter d’urgence…

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