Cherry Red Records vient de publier une anthologie du groupe Eyes of Blue. L’occasion de se replonger dans le travail de cette formation galloise de la fin des sixties. Et dont la musique, autant influencée par la soul que par le psychédélisme, ne cessa de se bonifier au fil des enregistrements. Au point d’atteindre des sommets d’élégance avec le splendide “Bluebell Wood”, chef-d’œuvre oublié du premier rock progressif, publié en 1971 sous le nom de Big Sleep.
« Nous étions sans aucun doute l’un des premiers groupes à jouer ce que l’on pourrait appeler du rock “progressif “. Les gars de Yes venaient à nos concerts, se tenaient à l’arrière et prenaient des notes. Et je suis sérieux ! C’était un signe de notre précocité à adopter ce style » (1), fanfaronne aujourd’hui John Weathers, ancien batteur d’Eyes of Blue. Ce groupe originaire du Pays de Galles, qui officia aux tournants des années 1960 et 1970, ne rencontra cependant jamais l’immense succès de ses confrères anglais. Peut-être justement parce qu’il était gallois et qu’il ne fréquenta pas avec suffisamment d’assiduité les clubs londoniens à la mode…
Ce qui n’est évidemment pas une raison pour bouder son œuvre, ô combien attachante. D’autant que Cherry Red Records a édité en octobre dernier sur sa division prog, Esoteric Recordings, un coffret de trois CD rassemblant l’ensemble de ses enregistrements. Cette anthologie comprend également “Bluebell Wood”, album d’une rare beauté, que les membres d’Eyes of Blue publièrent en 1971 après avoir opté pour un nouveau nom de groupe (Big Sleep). Mais, là encore, sans rencontrer la gloire.
Proto-prog made in Wales
Eyes of Blue né dans la seconde moitié des sixties, à Swansea, importante ville côtière du Pays de Galles, sur les cendres d’un groupe de soul / rhythm and blues. Phil Ryan (orgue, piano), Ritchie Francis (basse), John Weathers (batterie, chant), Raymond Williams (guitare), Gary Pickford-Hopkins (chant, guitare) et Wyndham Rees (chant) sont d’abord inspirés par les productions de la Motown et du claviériste anglais Graham Bond. Avant d’être profondément marqués, comme beaucoup à l’époque, par les innovations de l’acid rock.
Ces jeunes gens parviennent à enregistrer un premier album pour Mercury, en 1968. “Crossroad of Times” paraît au début de l’année suivante. Il s’ouvre sur le morceau du même nom, une reprise de Graham Bond, dont l’approche mordante de l’orgue adopté par Phil Ryan, marque beaucoup le LP.
La musique du groupe est encore brouillonne et maladroite. Eyes of Blue semblant vouloir emprunter par moments une voie préalablement dégagée au Caterpillar par Vanilla Fudge ou la première mouture de Deep Purple : celle d’un proto-prog musclé et baroque, émaillée de citations classiques plus ou moins subtiles. Et qui s’appuie aussi largement sur des adaptations dispensables. À l’image de la version alambiquée de Yesterday que livrent ici les Gallois.
Toutefois, le disque, mis en boîte en seulement quelques jours par des instrumentistes déjà doués, est par moment traversé par l’indicible grâce du psychédélisme britannique. Le tout, et c’est l’une des particularités du groupe, mêlé à des vocaux soul bien maîtrisés. En témoigne notamment l’interprétation mélancolique de Love is The law (encore une reprise de Graham Bond), portée par de discrètes nappes de mellotron et la voix légèrement éraillée de Wydham Rees, proposée en face B.
Malgré l’échec commercial de “Crossroad of Time”, Eyes of Blue pourra publier un deuxième album, également chez Mercury, en 1969. “In Fields of Ardath” est supérieur à son prédécesseur. Plus longues et plus sophistiquées, certaines compositions sont typiques du premier rock progressif, genre alors balbutiant et associé au courant underground. Le très réussi Merry Go Round, qui inaugure le LP, est représentatif de cette évolution. Dépassant les 9 minutes, le titre présente un étourdissant enchainement de rythmes et de climats : ouverture inspirée de la musique de la Renaissance, chœurs, cavalcades d’orgue, solo de guitare nerveux, parties chantées emphatiques et langoureuses…
Signalons aussi Door (The Child That Born On The Sabbath Day), morceau audacieux qui évoque par endroits la fantaisie de l’école de Canterbury (utilisation de la voix comme un instrument, télescopage de motifs issus du jazz ou de la musique “moderne”…).
Cet éclectisme traverse l’ensemble du disque, qui balade l’auditeur du jazz manouche (Souvenirs, adaptation d’une composition de Django Reinhardt et Stéphane Grappelli), au folk (Ardath, Chances) en passant par l’acid blues (After the War). Alors qu’Extra Hour, instrumental de pop-jazz rêveur, aussi court que charmant, annonce les progrès à venir.
La grâce avant le “grand sommeil”
Les musiciens creuseront bientôt cette veine avec bonheur. Mais sous une autre identité. En effet, Eyes of Blue se fera finalement éjecté de Mercury suite au nouvel échec commercial rencontré par “In Fields of Ardath”. Le producteur et manager du groupe, Lou Reizner, obtiendra pour ses poulains un nouveau contrat avec le label Pegasus. Et proposera à cette occasion de renommer la formation Big Sleep. C’est ainsi baptisé que la bande, délestée du chanteur Wyndham Rees, retourne en studio pour mettre en boîte “Bluebell Wood”.
L’album paraît en 1971 dans l’indifférence quasi-générale, alors que la formation a déjà implosée. Au même moment, les fers de lance du rock progressif complexifient à outrance leurs compositions, en se vautrant parfois dans de vaines démonstrations de virtuosité. Avant de se séparer, les membres de Big Sleep choisissent, quant à eux, de rester fidèles aux premières heures de ce genre trop souvent décrié, en mettant leur talent d’instrumentistes au service d’un romantisme envoutant.
Une atmosphère délicieusement surannée se dégage des huit titres de “Bluebell Wood”, exécutés par des musiciens ayant atteint une certaine maturité artistique. Exit les tics psychédéliques. Place à un rock plus adulte, légèrement décadent, pouvant évoquer les meilleurs moments de Procol Harum. Comme le révèle l’écoute du long et éthéré morceau titre, œuvre du bassiste-claviériste Ritchie Francis, qui signe quatre des chansons de l’album (citons aussi le nostalgique Aunty James et le tendre Watching Love Grow). Francis à qui l’on doit aussi les arrangements de cordes qui habillent certains morceaux. Dont le solennel Death of a Hope, brillante composition du batteur John Weatherset, qui ouvre magistralement l’album avec un piano aussi dramatique que délicat.
Le disque ne manque également pas de puissance et de spontanéité, particulièrement dans ses passages instrumentaux. Ni de légèreté. En atteste When the Sun Was Out, sorte de pastiche de rhythm and blues qui clôt l’album avec une touche rétro qu’un Roxy Music n’aurait sans doute pas renié. Mais aussi avec une pointe d’autodérision, le crépuscule annonçant un “grand sommeil” dont cette exquise formation ne reviendra, hélas, jamais.
Eyes of Blue // The Light We See – The Recordings 1969 – 1971 // Cherry Red
https://www.cherryred.co.uk/eyes-of-blue-the-light-we-see-the-recordings-1969-1971-3cd-box-set