Vendredi 8 novembre, si Nick Cave n’a pas marché sur la Tamise, il a enflammé Londres. Débordant d’énergie et de la scène, il aura passé trois heures à chanter, à courir et à danser sur la structure qui délimite la fosse, en établissant à chaque passage un contact physique avec le public.

Sur place, avec deux heures d’avance, je m’assois par terre dans la file d’attente parmi les cinquante premiers spectateurs. À ma droite, Anton est un jeune fan allemand. Paul, arrivé après moi, est assis en face. C’est un Néerlandais au crâne rasé, habitué des concerts de Nick Cave. Il sort des gélules d’une petite poche plastifiée et me dit qu’il prend des médicaments pour son dos, mais j’ai un doute. Trois hommes aux cheveux grisonnants rejoignent la conversation et Paul entend convenir d’un pacte à six pour sécuriser la place de l’un et de l’autre quand on est tenu de s’absenter pour aller chercher un verre. À l’ouverture des portes, Paul semble oublier dans son enthousiasme son esprit d’équipe et avance à pas rapides vers la scène. Je le poursuis, mais le personnel s’adresse à moi pour m’interdire de courir. Anton tente une percée dans la petite foule déjà en place, avec l’idée de s’approcher du centre. Je décide de suivre Paul et je parviens à m’introduire à l’avant du côté gauche. Paul interroge « Où est Anton ? » et ajoute « On est bien là », me laissant entendre de garder ma place. Situé à deux mètres de la scène, on s’incline contre le périmètre de la fosse et on poursuit notre discussion. Selon Paul, Nick Cave est quelqu’un de ponctuel. Je suis soulagé : seulement deux heures de plus à attendre.

Crédit : Victor-Emmanuel Vidal


À 20h30 tapantes, Warren Ellis arrive sur scène en précédant les autres membres des Bad Seeds et s’installe sur une chaise basse sous les applaudissements. Nick Cave suit quelques secondes plus tard et, après quelques pas, donne au groupe le signal pour jouer
Song Of The Lake. Nick Cave enchaîne au piano avec le titre Wild God et, estimant l’espace trop petit ou trop lointain pour accueillir Jubilee Street, il saute sur le dispositif de démarcation à double usage entre la scène et la foule, d’abord au centre puis du côté où je me trouve. Je m’empresse de le prendre en photo, tandis que les photographes accrédités, tous positionnés dans l’espace entre la scène et la barricade, immortalisent seulement le derrière de l’artiste.

Quand Nick Cave se place face à toi, tu comprends que le vœu murmuré la veille en t’endormant dans l’avion se réalise. Il n’y a plus qu’à trouver le bon équilibre entre tendre les bras, crier, applaudir et prendre des photos. Sa proximité est telle que l’on croirait que mes clichés proviennent de son photographe personnel.

Nick Cave connaît son public et son public le connaît aussi. On donne ensuite un tee-shirt à Nick Cave et des mouchoirs entre certains titres.

Nick Cave alterne globalement entre trois morceaux calmes qui remuent de l’intérieur et trois autres nettement plus musclés. Je m’étais retenu d’écouter le nouvel album pour profiter de cette découverte dans les meilleures conditions. Je me dis que ce concert vaut le coup d’avoir patienté et j’en profite pour remercier Paul de m’avoir montré le chemin. La spontanéité de la scène ne se trouve pas ailleurs. Chaque chanson prend une nouvelle forme : plus longue, plus émotive, plus sauvage. Le public est très hétérogène. J’observe des familles, parents et adolescents, et une petite dame âgée derrière moi. Cette dame est en quelque sorte protégée par les gens autour d’elle et on s’assure qu’elle aussi peut voir Nick Cave sans être bousculée. La rockstar en costume-cravate effectue des va-et-vient sur la structure de démarcation et interrompt sa course strictement pour revenir s’installer au piano.
Il prend une petite serviette de bain située sous son tabouret et s’éponge lentement la sueur du visage. Il est de retour au plus près du public un morceau plus tard : touchant les mains qui se lèvent à son passage et terminant par demander à la foule un mouchoir. En effet, Nick Cave n’est pas du genre à utiliser la même serviette deux fois. Je me questionne s’il en va de même pour les micros quand il en jette un troisième sur le sol. Curieusement, la première chose que Nick Cave reçoit est une nouvelle serviette. Le public était prêt. Où se positionner et qu’amener pour interagir de manière directe avec Nick Cave ? Je suspecte Paul de posséder des réponses. Nick Cave connaît son public et son public le connaît aussi. On donne ensuite un tee-shirt à Nick Cave et des mouchoirs entre certains titres.

Crédit : Victor-Emmanuel Vidal


Quelques mouchoirs plus loin, le groupe a joué à peu près la totalité du nouvel album. Nick Cave, surexcité, revient sur sa droite (ma gauche) où je me trouve, continuant à toucher sur son parcours les mains du public, mais il s’arrête un pas plus tôt. Nick s’accroupit et pose fermement une main sur le crâne de Paul. Deux secondes plus tard, Paul me regarde d’un air interloqué sans parvenir à contenir sa satisfaction. Nick Cave annonce
“une chanson dédiée à nos enfants dont on ne s’occupe jamais assez”. À cet instant, nous sommes comme les siens, heureux de le voir, de l’entendre et d’avoir la chance de l’approcher. L’audience applaudit avec fracas et il se redirige vers son piano pour jouer O Children. Peu après, il reprend ses allées et venues à proximité immédiate du public en chantant Tupelo. Il me dépasse, revient sur ses pas, descend un peu et me touche la main en me regardant fixement durant une demi-seconde, tout en chantant : “Oh go to sleep little children” / “The Sandman’s on his way”. Je suis ému par sa performance et par la petite attention qu’il m’accorde. Après un passage instrumental, Nick Cave s’approche d’un pas assuré et s’apprête à chanter. Pourtant, il attrape une main enthousiaste qui s’élève vers lui et il lui glisse avec confiance le micro entre les doigts, fait demi-tour et danse. Sa manœuvre génère des rires de joie et, un moment plus tard, Nick Cave récupère le micro, reprenant Tupelo avec aisance. D’un coup sec, il tape du pied sur la structure sur laquelle il se tient et Tupelo se conclut sous un tonnerre d’applaudissements.

“Yeah, Yeah, Yeah” crie Nick Cave. “Yeah, Yeah, Yeah” répond la foule. Tout au long du spectacle, l’artiste établit, par la voix et le toucher, du contact et de l’interaction avec le public, façonnant un sentiment d’unité. L’eau à la surface de la Tamise doit faire des bulles. Nick Cave interprète Red Right Hand en circulant toujours au-dessus de nos têtes. Le public danse et le chanteur termine ce titre en arrachant sa cravate et en « déboutonnant » énergiquement sa chemise. Il ruissèle, une partie du torse à l’air. Il enchaîne avec White Elephant et conclut en criant “FUCKING LONDON” à la foule qui approuve très bruyamment. Nick Cave remercie ses musiciens. Il se retrouve seul sur scène et s’assoit à son piano. Après un petit moment, il débute Into My Arms. On voit ses yeux devenir de plus en plus humides à mesure qu’il chante. C’est évident qu’il contient ses larmes.

Nick Cave salue une dernière fois la foule en retrouvant le sourire, puis multiplie les signes de remerciements au public debout devant lui. Il est 23h30 et l’artiste s’éclipse trois heures après son arrivée. Deux larmes ont coulé sur mes joues et je me tourne vers Paul. Ses yeux sont rouges et humides. Il reste là, immobile, devant la scène vide. Derrière nous, un employé s’approche pour nous dire en manquant de tact de « faire vite pour dégager de là ». Heureusement, on se rappelle des paroles que Nick Cave nous a adressées un peu plus tôt : “You’re beautiful, man ! You’re beautiful, man !”. Oui, on est beaux. Nick Cave le dit et il y a 20 000 témoins.

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