À toujours vouloir comparer, la critique rate l'incomparable. J'aimerais que ça soit de moi. C'est de Radiguet. Et il n'existe pas plus juste son de cor pour annoncer Demdike Stare, le genre de groupes qui en touche une à une presse qui n'a pas (ou plus) les moyens de faire bouger l'autre. Ça, mon petit père, c'est de l'intro.

« Si tu ne me vois pas renoi, c’est que je suis dans le futur« . C’est malicieux n’est-ce-pas ? C’est du Booba. On croirait la punchline écrite pour Demdike Stare. Et si personne ne les voit renoi – toute cécité mise à part – c’est parce qu’ils seraient dans le futur ? En sympathisants bonhommes de l’avant-garde, ça tiendrait la route. Mais l’explication se tient essentiellement hors des boules de cristal : si vous ne les voyiez pas, c’est que l’Histoire semble déterminée à maintenir Demdike Stare dans ses oubliettes. Ça expliquerait ce défilé de simplicité, des œuvres produites au pain sec et à l’eau. Il est de ces groupes qui comptent et qu’on ne calcule pas, la meilleure des raisons pour ne pas attendre que pleuve une demie actu avant de leur tendre un micro.

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La vie est une citation, disait Borges. Si Borges le dit. J’en connaissais un qui se considérait comme le plagiat de son propre père. Pourquoi pas ? On peut tout voir comme une citation, on peut voir des citations dans tout. Chez Demdike Stare, on voit de la citation dans tout. C’est ainsi que le début de mon affaire est pavé de bonnes citations, on ne trouvera pas manière plus idoine que des mots empruntés pour introduire un groupe qui siphonne toute sa substance des samples. Enfin des samples, officiellement non : « on a eu des emmerdes de copyright » avoue Miles Whittaker, l’hémisphère gauche de Demdike Stare. « Ça serait un débat interminable si on se lançait sur les copyrights mais disons qu’on samplait et qu’on ne sample plus. Si on aime un sample, aujourd’hui, on le reproduit« . C’est beau un sample. C’est con à dire mais c’est beau un sample. Dans son sang, son essence, c’est la répétition d’un moment aimé; Daniel Lopatin – avant d’abandonner la boucle – en parlait comme d’une possibilité de s’ouvrir à l’infini. Du sample donc, oui, mais pas du simple sample, ici on glane hors des sillons battus. La moitié de Demdike Stare, celle qui n’est pas Whittaker, c’est Sean Canty, commissionné pour le compte du label Finder Keepers d’exhumer des fosses communes, ces anonymes qui, en avance sur leur temps (ou clairement en dehors des horloges) séduisaient un public pas encore né. Sur Wikipédia et chez quelques auditeurs bien habillés, on appellerait ça de la library music. Mais comme vous êtes sapés comme des sacs, usons du raccourci : chez Demdike on exhume à 45 tours de bras pour envoyer la techno au Quai Branly.

Hantologie

J’élague au plus près du tronc histoire que vous en saisissiez la sève mais le sécateur rangé, c’est (encore) le genre qui dérange. Et si l’on parle ici de techno, le verbe trompe par réduction. On pourrait aussi bien dégoiser du plomb liquide, des eaux dures, des eaux lourdes, de l’héritage de Basic Channel, de sa techno sous cutanée, au pouls à palper et puis l’indus, ha l’indus, oui l’indus comme de la jungle (le genre) des chaines de montage, de la drum & bass à la force ouvrière ou des paysages du nord de l’Angleterre. Quant à eux : « on a été souvent surpris par la quantité de choses absurdes avec lesquelles on nous qualifie. Comme la witch house. Aussi, on parle souvent d’hantologie à propos de nous. L’hantologie, c’est un truc que l’on a découvert en lisant un article à notre sujet, et c’est vrai qu’ il arrive que l’on produise parfois quelque chose de proche du genre – voire même d’un genre – surtout sur les Testpressings mais ça n’est que très rarement intentionnel« . Des maisons hantées, du Kauffman & Broad en série à l’épate un peu pute, des attrapes-couillons de fêtes foraines, la witch house en suinte par tous les pores. Mais on ne voit pas le rapport. Quel est le rapport ? Bien, il y a des masques qui vous collent tant à la peau qu’ils deviennent un visage. Et dans le cas présent… « Tu sais que le nom du groupe vient d’une sorcière ? Une sorcière née là où nous sommes nés (Pendle, dans le nord de l’Angleterre, ndlr). Donc nous baignons dans cette atmosphère, ces histoires. Ça fait partie de notre inconscient, ça joue fatalement sur notre création. » En somme, ça ne les inspire pas mais, malgré eux, ils l’expirent. Ce dont il est question ici, c’est l’Histoire dont se chargent les pierres et ce qu’elles transmettent aux êtres poussant autour. C’est deux là ne sont pas plus sorciers que Fred & Jamie, et si l’on croise des pentacles ou des vampires aux décolletés tout aussi intentionnés que leurs canines, c’est qu’ils trouvent la même musique dans leurs visuels. Demdike Stare c’est une musique qui se regarde. Et ce, depuis l’œuf : « on a crée le groupe parce qu’on voulait produire la bande son d’un film d’horreur qui n’existait pas ». Depuis, l’image les poursuit tel un relou dans la rue, et l’imagerie illustrant aussi bien que la musique souligne, c’est à se demander ce qui génère l’autre :

Miles : « la musique vient toujours en premier« .

Moi : « mais la musique est déjà comme écrite sur pellicule, pourquoi y ajouter de l’image ? »

Miles : « les images servent surtout à nous soutenir en live« .

Moi : « mais hors du live, l’image n’est pas une sorte de ligne directrice pour écrire ? »

Miles : « Toute l’imagerie ne sert qu’à englober, tu sais. Pas à générer. Nous essayons surtout de conserver l’auditeur actif. Donc nous posons musique et images comme deux pièces d’un puzzle, sans rien dire, et le cerveau fait la connexion. Le narratif, l’histoire, ton cerveau le crée seul. C’est un peu comme cuisiner en fait »

Performance

Conserver l’auditeur actif. L’idée tient entre deux virgules.

Elle a perdu toute tautologie le jour où l’attention moyenne s’est effondrée en moins d’un tweet. Pareille intention dépareille dans l’époque. « Conserver l’auditeur actif » c’est une boussole d’hérétiques, là où l’électronique n’est qu’un compagnon de mojito, là où elle n’est qu’une fanfare à MDMA. À rebours de son temps, Demdike s’installe en vous par effraction. Sans laisser de trace. C’est une pommade, ça vous pénètre par tous les pores. Alors conserver l’auditeur actif, c’est, d’une part, abattre le quatrième mur pour travailler directement sous le capot de son auditeur, inviter ses phantasmes à se cristalliser dans l’image, dresser un théâtre pour le refoulé. Ou un écran pour le projeter. Et si le comité apprécie le grand reportage qu’ils nous envoient faire en nous-même, il n’existe aucun prix Albert Londres pour le sanctionner. D’autre part, conserver l’auditeur actif, c’est l’élever. Leur dernière mixtape s’appelle Empirical Research, leurs titres : Mnémosyne, Dasein, Dauerlinie, Jannissary, Desert Ascetics, Viento de Levante… Si c’est une musique à voir, c’est mêmement une musique à lire. Chaque titre est produit une encyclopédie sur les genoux, colmate les éruditions lacunaires. Chaque titre traduit en musique de la main droite, le concept, l’idée ou l’épisode historique voire religieux qu’il tient dans la main gauche. En somme, contrairement à la coke, chez Demdike on en trouve autant entre les lignes; il y a dans le sous-texte de ces Messieurs de quoi lire pour l’hiver. « On ne veut rien forcer chez personne« , rassure Miles, « il s’agit plus de planter une idée dans la tête de l’auditeur. Par exemple, lorsque l’on intitule Liberation Through Hearing, on sait que l’auditeur va le googler, et tomber sur le Livre Des Morts. Il se demandera d’abord c’est quoi le rapport ? Alors il va se renseigner et pourquoi pas le lire. Le but est d’emmener les gens regarder vers différentes zones, comme ce que l’on fait avec les films, nous on crée du mystère autour d’une entité, pour que l’auditeur se renseigne dessus, et s’enrichisse. Peut-être que l’auditeur trouvera quelque chose, peut-être que non mais au moins on a mis ces données entre ses mains« . Sean précise : « ce sont des choses, des lectures, des œuvres qui ont changé nos vies et perceptions à tout jamais. C’est ça que l’on souhaite transmettre, une opportunité à l’auditeur d’en faire autant« .

Cimer.

Œuvre pensée, groupe penseur, chercheur autant que pédagogue, Demdike croit aux vertus de l’enseignement par l’Art et souhaite propager son savoir comme une syphilis chez Dorcel. C’est fin. Ce n’est pas ainsi que l’on éduque les bonnes gens chez les De La Motte. Peut-être est-ce la télévision qui me pervertit ? Peut-être n’ai-je pas de télévision. La médiocrité serait-elle contagieuse ? L’aurais-je contracté via la barre d’un métro ? Ces derniers temps, le fond de l’ère effraie, non ? Chaque jour est un nouveau piédestal offert au banal et à l’indigence d’esprit, l’imbécillité morbide fascine (on se plante devant l’idiotie comme on ralentit pour voir des têtes éclatées sur le bord de la route) alors quand inondés jusqu’aux genoux par cet onde gras et vaseux que sont les années 10, croiser un titre comme Erosion of Mediocrity, ça vous donne un étendard sous lequel se ranger. Comme dirait Bester : « on sait qu’on est du même côté de la ligne Maginot« . C’est un des rares titres qui ne connut aucune vie dans l’encre, qui n’est pas tiré d’une œuvre préexistante, comme une invitation à l’écrire. Et puis, Erosion of Mediocrity, c’est le sentiment rassurant que l’électronique est peut-être un sport de combat. Une fois le diamant dans son sillon, ce sont les Nabila, les Gorafi, tout ce qui appartient à la minute, les heures de pointes et ses pourceaux, Facebook et ses pourceaux, les rires gras et ses pourceaux, toute la bourbe des années ten emportée dans sa lave.

Calme-moi mon amour.

Qu’est ce que tu en penses toi, Miles ? « J’aime penser Erosion Of Mediocrity comme un projet politique. J’y pense à chaque fois que je prends les transports en commun, à chaque fois je me connecte à Facebook. Le monde est baisé. Tu te dois de faire réfléchir les gens, tu te dois d’être en colère, et tu te dois de canaliser cette colère. C’est ce que je fais beaucoup. J’y pense tous les lundis de ma vie. Je vois toutes ces tronches et je me dis « quel monde de merde ». Il rit. « J’exagère complétement. Mais encore une fois, on a un véhicule magnifique avec la musique. On peut toucher tellement de gens. On se doit d’avoir des idées, une intention, un projet, une volonté de modifier la perception des gens« . Et parlons-en de la perception des gens.

uk-0210-226229-frontHashashin Chant, qu’est-ce que c’est, si n’est une drum&bass comme inventée en Perse ? Une putain de faille dans l’espace-temps. Regolith, un ballet de météorite déposant une fourrure de poussière sur la lune ? Fail, un chant du cygne post-indus qui se consume dans sa gloire jusqu’à l’incendie. La veillée mortuaire d’une civilisation victime et bourreau, en proie à une combustion spontanée. Demdike Stare produit moins d’albums qu’il n’orchestre de rites dédies à des Dieux anonymes. Des Dieux qu’ils tourmentent comme des microbes en leur corps. Dans ce dialogue avec les cieux, dans sa culture d’une sémantique sacrée, dans ce besoin d’aller chercher l’Homme en ce qui le transcende, on retrouve la même ambition que dans ces points qu’ils suturent entre les espaces et les temps : le besoin de trouver les signes communs à chaque être. Une poésie analphabète, intelligible par tout un chacun. Une tentative d’universalité. Comme le Picasso pré Dames D’Avignon qui cherchait dans les masques africains un langage esthétique limpide pour l’œil humain dans sa globalité. L’ouïe aveugle considérera qu’ils ne parlent à personne ; pourtant Demdike s’adresse à tout le monde. Mais à chercher vite, partout, Demdike Stare coure parfois plus vite que l’universalité et dans ce laps de temps les séparant, peut s’installer un quiproquo : « nous avons eu une étrange expérience. C’était à Mexico City, une fête gratuite donnée par la ville en pleine rue. Il y avait quelque chose comme 5000 personnes, et ils semblaient effrayés. Il s’avérait que le lendemain c’était le Dia de Los Muertos, et nous jouions avec nos visuels. Les gens portaient leur enfants qui pleuraient, on lisait la peur dans les regards on s’est dit « merde on les a complétement bouleversés ». Ils n’avaient jamais vu des scènes pareilles, ni entendue vraiment ce genre de musique. Ce sont des gens très pauvres devant lesquels nous avons joué, ils n’ont ni l’Internet, ni télé. Ils ne comprenaient pas ce qu’ils avaient devaient eux parce qu’ils voyaient cet énorme écran où se déroulaient des choses infernales pour eux. Et notre musique a fonctionné d’une manière complétement insoupçonnable et inattendue sur eux, selon leur codes, nous jouions quelque chose qui ramenait les morts« . Est-ce que la tribu Machin nichée au fin fond de la forêt Bidule trouverait en Demdike de quoi danser à la gloire de la fertilité sur les rives du fleuve Peu-Importe ?

Je ne sais pas.
Ça me coute de l’admettre.

Et puis un soir sans saison, on se retrouve devant eux à Glazart. Ils ont quitté le turfu pour se présenter ici, Porte de la Villette, devant les vingt âmes (ou trois fois plus ?) qui pense que Demdike raccourcit les distances (et rien n’est jamais loin dans une bourgade de cent kilomètres carrés, y compris le Glazart). Nous sommes dix ou cent, peu importe, brulants, inertes, vacillant, l’ardeur est palpable. Personne n’encombre son prochain, ça s’abandonne sans honte, seul, comme derrière le rideau, dans la cabine du vidéo club. Demdike et sa lyre envoutent l’animal en nous, tirent sur les cordes primales, manipulent en chacun les mêmes mécanismes. Mécanismes que les organes ignorent, comme l’électricité qui va au transistor en ignore la musique. Certains assistent à un concert, d’autres participent à une cérémonie. Certains dansent, et même au delà de ce que la danse comprend. Puis la vérité s’enfièvre, putain de manège où défilent des corps glabres, une sculpture musculeuse, des muscles sculptés, une forêt, est-ce une forêt, des haut-fourneaux, un serpent à plumes, une épitaphe pour l’avant-garde, revoilà les hauts fourneaux, putain de manège, ça tourne, ça tourmente, ça lévite, ça donne du tumulte à l’inertie, et puis tout s’éteint. La lumière se rallume. Pour l’individu qui se complait et complète dans l’exotérisme, Demdike c’est une lune sur laquelle on n’a pas posé le pied. Peut-être, étais-je simplement déshydraté. Me revient un après-midi sordide où j’étais persuadé de souffrir de dépression. J’étais simplement déshydraté. Peut-être que tout ce cirque a élevé son chapiteau sur une hygiène de vie un peu meuble. Lorsque l’on vient chiner des pièces de vous oubliées de la sorte, ça vous rend lyrique. Et on est toujours un peu con quand on est lyrique. Puis, comme le sexe, comme le rire, certaines œuvres vous affectent par érection. Vous savez l’avoir compris. Vous savez qu’eux vous comprennent. Autant dénicher son visage sous l’aile et y arracher une plume pour leur lancer des fleurs à s’en donner le tétanos.

Plus haut, il est mentionné que Demdike a trouvé un pied à terre dans le futur. C’est une connerie. L’auteur l’assume sans honte. Ils niquent les espace-temps, les déchirent, les recousent. Pas un de leurs travaux n’est aiguillé par les saisons, le temps et son air. Demdike joue hors des cadrans, à l’abri des quarts d’heure de gloire – de l’ère du micro blogging, des vitrines où exposer son égo – à l’ombre du monde appartenant à la minute. L’état d’hors-le-temps est un des meilleurs. On n’y cherche plus à se comparer. On devient l’incomparable.

http://www.modern-love.co.uk/artists/demdike-stare

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