Dehors la rue gronde. Un mouvement populaire inédit a pris forme contre la misère du monde et des individus nombreux convergent en multitude pour ouvrir leur gueule. Ils parlent avec lucidité de la réalité rugueuse et de la violence du monde social… Et c’est l’instant que choisit la plateforme de musique en ligne Deezer pour vous présenter sa dernière compile de Noël au moyen d’une campagne publicitaire digne des Galeries Lafayette. 29 copains issus de « la nouvelle scène pop française » « réinterprètent » pour vous « les plus grands tubes de Noël » ! Pas la peine de dire merci, c’est cadeau.

Vous pensiez que les yéyés avaient disparu un jour béni de mars 1978. Les voilà de retour ! Ils s’appellent Clara Luciani, Brigitte, Hyphen Hyphen, Cats on trees, Radio Elvis, Jeanne Added, Flavien Berger, L’impératrice… Ils portent des pulls à col roulé, des vestes pied-de-poule, des doudounes de luxe et des chapkas look poupée russe. Ils sont souriants, bien élevés. Un peu rétro et un brin décalés. Ils fleurent bon la magie de Noël. Et ils vont plaire à vos parents.

Jeanne Added, dead.

Alors vous avez beau avoir des capacités d’abstraction de haut niveau, vous avez beau être un expert en dialectique, aujourd’hui vous en avez ras le bonbon de l’effet coiffé décoiffé généralisé, de la gestion managériale de la singularité, des plans de carrière mesquins aux profils interchangeables et des messages minables colportés par les passe-plats d’une organisation vide de sens. La floraison quotidienne de nouveaux conformismes a cessé de vous émouvoir. Et vous préféreriez mordre à pleines dents un piment brutal plutôt que de devoir goûter une fois de plus à l’une de ces friandises en papillote qu’une main algorithmique vous fourre dans la bouche à tout moment de la journée sans que vous n’y prêtiez garde. Cette mauvaise réaction est peut-être le symptôme d’un marxisme tardif, ou celui d’un anarchisme bénin. Mais sachez que vous n’êtes pas seul, et qu’il n’est peut-être pas trop tard pour renverser l’insoutenable et faire un gros fuck à l’ordre oligarchique qui entend vous dominer avec convivialité en vous caressant dans le sens des fesses.

Il n’est pas inutile, comme ça, à intervalles réguliers, de se demander ce que les artistes font du politique et ce que le politique fait des artistes. Et ça, en s’abstenant bien fort de parler d’« action culturelle », d’« accompagnement » ou encore de « développement durable » (dont les trois piliers sont résumés la plupart temps à une bière locale, un point retrait panier bio et un cendrier de poche en plastoc).

Que signifie en 2018 pour un « artiste musical » le fait de participer à une compilation de Noël concoctée par l’un des géants français du streaming ?

Dire que les musiques populaires participent à la vie sociale est un vilain truisme. La question est plutôt de savoir comment les musiques populaires accompagnent la vie sociale et comment elles agissent sur nous. Ou alors, il faut s’accorder définitivement sur le fait que la musique ne peut rien et ne veut rien dire. Or pas du tout. La musique a le pouvoir de faire croire et de faire faire. Depuis l’antiquité, l’histoire montre que la musique a bel et bien une fonction politique, et qu’elle est un enjeu politique : de Platon et Aristote à Daft Punk façon Macron en passant par la condamnation de l’ars nova par Jean XXII, l’interdiction du Rans des vaches par les autorités helvétiques ou encore les politiques d’instrumentalisation et d’épuration des folklores par le Reich.

Que signifie en 2018 pour un « artiste musical » le fait de participer à une compilation de Noël concoctée par l’un des géants français du streaming ? S’agit-il de financer les étrennes des dirigeants de Deezer qui rémunèrent la grande majorité des artistes à hauteur de 0,003 euros par écoute payante et enregistrent un chiffre d’affaires de plus de 300 millions d’euros cette année ? Les 29 blancs-becs qui s’invitent à vos fêtes de fin d’année ont-ils pour seule ambition de contribuer aimablement à l’économie florissante de l’animation hivernale, au même titre que les arbres de Noël, les spectacles de Noël, et les marchés de Noël ?

Cette monopolisation de l’attention par des artistes promus par l’industrie musicale française est considérée comme « culturellement innovante », tout en étant au service du commerce de la nostalgie et de traditions figées.

Fishbach, à soldes.

Passons sur les 29 resucées fixées par nos 29 copains au profit de la musique en illimité. Elles découragent d’emblée toute velléité critique. Insistons sur l’essentiel, c’est à dire le privilège qu’une grappe de jeunes gens instruits et dotés d’aspirations artistiques louables accorde « l’air de rien » aux logiques capitalistes. Car les musiques populaires « légères » à l’honneur dans le cadre d’une opération marketing comme celle-ci se développent avec le plus grand cynisme au détriment de l’étranger, de l’expérimentation et de tous les efforts de renouvellement. Dans nos médiarchies, cette monopolisation de l’attention par des artistes identifiés et promus par le ministère de la culture et l’industrie musicale françaises est considérée comme « culturellement innovante », tout en étant au service du commerce de la nostalgie et de traditions figées. Outre qu’elle entretient des rapports d’homologie très nets avec les spéculations et les manipulations de marché, elle correspond à une tentative d’accaparement du capital de visibilité par une élite conservatrice qui n’a pas oublié d’être cool pour coller à l’époque.

Prenons garde et soyons clairs : élevons-nous contre la musique de pignouf qui voudrait devenir notre bande-son. Et non, nous ne fêterons pas Noël avec vous !

15 commentaires

  1. Voilà une compilation qui accompagnera la bûche et le foie gras achetés chez Picard. miam, miam.

    Outre les expressions « la musique culturellement innovante » il y aussi « Les musiques émergentes » tirait du langage « managérial » de la start-up nation chère à not’ président.

    Ou comment un certain langage « impacte » le champ lexical avec la bénédiction des médias, mais ceci et un autre sujet.

  2. salut, est ce qu’un jour du coup vous nous ferez un topo sur gonzai qui rosse toute entreprise de grosse envergure liée à la musique tout en ayant un patron qui bosse pour le groupe canal+ (avec spotify) pour faire à peu près la même chose ?
    belle journée,
    lou

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