Malgré des pochettes d’albums (presque) toutes plus terribles les unes que les autres et l’étrange hasard d’être née avec le nom de quelqu’un d’autre, Anoushka Shankar a su faire évoluer sa pratique du sitar d’une tradition classique à un usage contemporain, en côtoyant M.I.A, Patti Smith ou plus récemment Nils Frahm. Avec pas moins de neuf passages aux Grammys et à l’issue d’une liste de collaborations qui feraient soupçonner un éventuel don d’ubiquité, elle vient de sortir son dernier album « Chapter 1 : Forever, For Now », dernier jalon en date d’une carrière largement émancipée de l’héritage de son père.

En 1981, du haut de ses 61 bougies et fort de sa maîtrise absolue du sitar, Ravi Shankar est une icône internationale. De Yehudi Menhuin à George Harrison, il ne compte plus les collaborations et les performances scéniques mémorables. Son nom est intrinsèquement lié à l’histoire du rock, comme celui qui révolutionna la musique occidentale en lui ouvrant les portes de la tradition indienne (sur les six décennies de carrière des Stones et au vu de leurs derniers exploits, qui se souvient encore du fantôme de Brian Jones ?). Et en 1981, Ravi Shankar devient père une nouvelle fois.

Sa fille Anoushka a tout de l’enfant prodige : baignant dès sa naissance dans l’univers paternel haut en couleurs et partageant sa vie entre trois pays différents (Londres, Delhi et la Californie), elle devient vite la disciple de son père. À huit ans, elle débute un apprentissage assidu auprès de lui, avant de rapidement l’accompagner sur scène aux quatre coins du monde. Elle donne son premier concert solo à treize ans et épaule George Harrison (« Oncle George ») lorsque celui-ci produit le « Chants of India » de Ravi en 1997. Un an plus tard, Anoushka Shankar signe son premier album éponyme chez Angel Records, le label d’EMI spécialisé en musique classique.

À peine majeure, la jeune femme est déjà une artiste qualifiée, habituée des scènes internationales et bénéficiant d’un carnet d’adresses bien rempli. Malgré de brillants résultats scolaires qui pouvaient la destiner à une solide carrière universitaire, Anoushka décide donc tout naturellement de faire sa vie dans la musique. La décision paie rapidement lorsque son « Live at Carnegie Hall » lui ouvre les portes des Grammy Awards de 2003 auprès de sa sœur Norah Jones. Anoushka est alors la plus jeune musicienne nommée dans le concours pour la catégorie « world music » – le premier record d’une longue série.

Shankar est ravi

Après ces premiers exploits, avec déjà deux albums au compteur et autant de lives et compilations, Anoushka s’inscrit dans la droite lignée de son père vieillissant. Comme lui, elle maîtrise l’art de la musique classique hindoustanie. Mais après plus de dix ans passés dans le sillage paternel, lequel a adapté nombre des ragas présentés dans la carrière solo de la jeune femme, le temps est venu pour elle de rompre avec l’héritage familial. Là où Ravi Shankar s’est souvent défendu de pratiquer la fusion, expliquant simplement apporter sa maîtrise et son art classique à des compositions contemporaines sans nécessairement les modifier, Anoushka a d’autres idées en tête.

En parallèle de sa formation classique, la jeune femme a découvert durant son adolescence la musique électronique via la scène trance de Goa, en plus de rencontrer le gratin des musiciens jazz et pop internationaux sur les scènes où on lui déroule le tapis rouge. C’est donc dans cet élan émancipateur, entre crise d’adolescence tardive et expression pure d’une quête de son, qu’Anoushka finit par se retrouver là où ne l’attend pas : la rupture est actée en 2005 avec « RISE », premier album composé et produit entièrement par ses soins, en mariant le registre classique avec le jazz, l’ambient et la pop. Celui-ci lui vaudra une nouvelle nomination aux Grammys et un nouveau record (celui de la première musicienne Indienne à se produire sur scène).

Tirer dans tous les sens

S’ensuit une longue période d’expérimentations et collaborations diverses : musique électronique sur un « Breathing Underwater » (2007) où se croisent sur le banc des invités Sting, Norah Jones et un papa ravi, flamenco sur un « Traveller » (2011) épaulé de Javier Limón (producteur de Paco de Lucía et Enrique Morente), hip-hop avec M.I.A sur Jump In (Cross The Line) en 2016. Et quand elle n’étoffe pas sa propre discographie, Anoushka partage la scène de Nina Simone, Peter Gabriel, Elton John ou Jethro Tull, en plus de bosser avec Herbie Hancock sur « The Imagine Project » (2010), avec Patti Smith et le Soundwalk Collective sur « Peradam » (2020), dernier volet d’un triptyque consacré à trois poètes français, ou sur une compilation de mantras et enseignements bouddhistes signée du… Dalai Lama.

Pas qu’une fille de

Et au milieu de cette liste de collaborations à faire pâlir de jalousie le plus carriériste des socialites, Anoushka Shankar est encore parvenue à brouiller les pistes : du statut inévitable de « fille de » à celui de musicienne autonome dont la créativité stakhanoviste ne laisse planer aucun doute, son œuvre s’est teintée d’une dimension plus introspective au fil de la dernière décennie.

Le décès de son père en 2013 sera le marqueur d’un retour momentané à la tradition classique, avec « Traces of You » (2013) puis les ragas de « Home » (2015). La rupture amoureuse d’avec le réalisateur Joe Wright (Orgueil et Préjugés) fut le canevas de « Love Letters » (2020). Enfin, pour son dernier album « Chapter 1 : Forever, For Now » produit par la musicienne pakistanaise Arooj Aftab, Anoushka Shankar explore le thème de la maternité. En imaginant ce premier mini-album comme une rêverie en compagnie de ses fils, la sitariste cultive un son éthéré et suspendu, soutenu par Nils Frahm sur Daydreaming, une berceuse héritée de sa grand-mère. Comme quoi, Anoushka Shankar finit toujours par revenir à sa famille. Une famille de sitars.

Anoushka Shankar // Chapter 1 : Forever, For Now // LEITER, paru le 6 octobre https://anoushkashankar.bandcamp.com/album/chapter-i-forever-for-now

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