Treize minutes et cinquante secondes. C’est précisément la durée de ma rencontre avec le légendaire bassiste et co-fondateur du groupe CAN, et qui ressort aujourd’hui ‘Movies’, son deuxième album solo paru en 1979. Friture sur la ligne, incompréhensions mutuelles et foutage de gueule à distance ; voici comment une simple interview par téléphone s’est malencontreusement transformée en rupture du pacte franco-germanique.

Ça partait pourtant d’une bonne intention. En découvrant avec trente-sept ans de retard ‘Movies’, le deuxième album d’Holger paru au moment où Can rendait les armes, l’envie m’était venue de profiter de la saison estivale pour rendre honneur à un étonnant album festif et bordélique, où le désormais septuagénaire pétait littéralement un câble en inventant le funk allemand. Tout n’était pas forcément du meilleur goût mais l’objet, publié en 1979, contrastait non seulement avec une grande partie de la discographie du groupe qui l’avait fait connaître, mais pouvait aussi se vanter de comporter un vrai single rigolard (Cool in The Pool) qui, si l’on s’en réfère aux livres d’histoire, cartonna bien plus dans les charts que, au hasard, ‘Tago Mago’. L’impression d’entendre du Burgalat à rebours chanté par un disciple de Stockhausen – qui conseillera avant toute chose à Holger de… se marier avec une fille de bonne famille [1], son obsession pour le code Morse [2] et les photos de presse potaches accompagnant la réédition… tout cela donnait l’impression qu’on allait bien se marrer avec le Ringo Starr de Danzig. Sauf que.

Imaginez que vous soyez en train de faire du stop sur l’autoroute de la défaite et qu’un automobiliste bavarois vous séquestre sur l’aire du bégaiement, en mode avion. C’est un peu ce qui m’attendait, sans le savoir, le maudit jour de cette interview téléphonique. Les interviews par téléphone, ou phoner pour les intimes, il arrive qu’on ne soit pas dedans, qu’on n’ait pas bien préparé ses questions par péché d’orgueil ou simplement que le réseau sans fil fasse des siennes. Tout peut aussi arriver en même temps et c’est précisément ce qui se passa ce jour-là avec à ma gauche, un journaliste perché comme un flamant rose pour capter un peu de 4G et, de l’autre, un Allemand tentant tant bien que mal de répondre à des questions mal posées. Dans le papier qui suit, vous n’apprendrez donc rien sur le choc que fut I Am The Walrus des Beatles pour Holger, ni comment, après être né en 1938 dans l’Autriche empruntée par l’Allemagne, il vécut la Seconde Guerre Mondiale et les années de reconstruction qui suivirent. Annoncé comme physiquement diminué, ledit Holger décroche pourtant avec une voix guillerette et ne se doute pas encore qu’on va se prendre tous les deux un énorme communication breakdown. Hallo ?

Bonjour Holger. On a combien de temps pour cette interview ? Quinze minutes, c’est bon pour vous ?

Qui ? Allo ?

Vous m’entendez là ?

Ouais !

Bon, alors c’est parti. Ça vous fait quoi de ressortir cet album 35 ans après sa naissance ?

C’est une partie de moi, c’est très intime. Et puis cette version est inédite en quelque sorte, il y a des choses que vous n’avez jamais entendu avant ; c’est un peu mon Director’s cut… [Une femme commence à parler en Allemand à Holger, un peu perturbé.]

Rééditer ‘Movies’, c’était votre idée ou celle du label ?

Ouais bon déjà c’est pas vraiment une réédition, comme je te disais à l’instant. Il n’y a que des morceaux originaux. [Après vérification il est vrai que les titres sont ici amputés ou rallongés de quelques secondes, sans compter le véritable inédit de Cool in The Pool en version instrumental, pourtant déjà dispo depuis 2013 sur Youtube. Fin de la parenthèse dédiée aux 43 fans sur Discogs.]

Ok. Alors parlons du premier morceau, Cool in the Pool. On lit un peu partout que c’était une sorte de single-blague. Vous confirmez ?

J’adore Jack, c’est vrai.

Pardon ?

J’adore les blagues ! [Jokes, putain, on n’est pas sortis de l’auberge munichoise là.] « Cool in the Pool », ça sonne bien non ?

Holger-Czukay-16-5-09

Comment ont réagi les fans de Can en entendant ce morceau ?

Plutôt positivement, dans mon souvenir, mais je crois que c’était pas vraiment ce qu’ils avaient envie d’écouter à l’époque…

Je parlais voilà un an avec Irmin Schmidt et il me racontait qu’au début des années 1980, plusieurs des membres de Can avaient décidé de se lancer dans des projets solo tout en invitant les membres du groupe à venir jouer dessus. C’était pas trop le bordel ?

Oui, mais vous oubliez de dire qu’Irmin n’a pas été le premier à se lancer en solo… [La voix allemande refait son apparition dans le combiné et s’adresse en aparté à Holger, ça dure des plombes et impossible de comprendre ce que les deux se racontent.] Vous me laissez une minute s’il vous plaît ? [Le conciliabule teuton recommence.] Simple curiosité, vous êtes français ?

Euh, oui.

Ahahah. Ok.

Pourquoi cette question ?

Oh je sais pas, vous avez un drôle d’accent. [Suis-je train de subir un délit de faciès vocal ?]

Okay. Une question sur Oh lord, give us more money. C’est un morceau instrumental, mais je me suis demandé si, guerre froide et mur de Berlin oblige, c’était une ode cynique et anticapitaliste.

AHAHAH ! Cynique ouais, on peut le voir comme ça… [Bon là j’ai clairement l’impression qu’Holger se fout de ma gueule.] L’histoire derrière ce morceau, c’est qu’un jour j’ai découvert un mec à la télévision, qui devait certainement venir des quartiers pauvres de New-York. L’homme gueulait que s’il s’agenouillait devant Dieu pour devenir riche, alors Dieu exaucerait ses vœux. C’était tellement stupide que je ne suis pas certain qu’il se rendait compte du ridicule de la situation, surtout que… [BIP BIP BIP. Communication coupée, je recompose le numéro. Bon sang, c’est un calvaire. Oh Dieu, donne-moi une autre interview, s’il te plaît.]

Allo, Holger ?

Ouais, je suis toujours là. [Il recommence son explication sur le sens de Oh lord, give us more money.]

C’est marrant parce que le titre de ce morceau m’a fait penser aux paroles de Mercedes Benz de Janis Joplin, sur la société de consommation. (Oh Lord, won’t you buy me a Mercedes Benz ? / My friends all drive Porsches, I must make amends / Worked hard all my lifetime, no help from my friends / So Lord, won’t you buy me a Mercedes Benz ?)

Je connais pas cette chanson, désolé. Mais tu viens de me dire quoi en fait ? [Je recommence l’explication, mais Holger ne connaît toujours pas la chanson dont je lui parle et recommence à son tour à m’expliquer pourquoi Oh lord, give us more money s’appelle comme ça. C’est un dialogue de sourds, j’ai envie de me couper l’oreille.]

On va peut-être se quitter sur une dernière question sur les samples utilisés pour ‘Movies’, puisque vous avez utilisé pas mal d’extraits d’émissions de radio ou de tv pour les coller sur l’album. Ils venaient d’où ?

Vous pouvez répéter la question ?

***
Bon voilà, c’est enfin fini. L’interview s’est à peu près terminée comme ça, après avoir été incapable de comprendre à quel comique de la fin des années 1950 Holger faisait référence pour l’utilisation desdits samples. Il me reste à peine assez de crédits sur ma Mobicarte pour vous préciser que ‘Movies’ est un étrange panaché de world music combinant le CAN dernière période avec les futurs essais United Colors of Benetton de Brian Eno. Moins cool dans la piscine d’une Isabelle Adjani à qui on aurait fait gober trois paquets de Lexomil, j’aurais mieux fait de rester au lit. À l’heure où s’écrivent ces lignes, Holger Czukay a tenté de me rappeler quatre fois, sans que j’aie le courage de décrocher. Souhaitait-il me dire à quel point mon anglais était catastrophique ? Voulait-il, à l’inverse, me remercier pour la qualité de notre mémorable discussion ? Comptait-il m’expliquer qui était la mystérieuse mädchen à ses côtés pendant les 13 minutes de notre supplice téléphonique ? Autant de questions qui n’auront probablement jamais de réponses. Quant à savoir si l’on est capable de pondre un chef-d’œuvre en dérushant cette interview très lost in translation, au moins là c’est clair comme le Danube en été : no, we can’t.

Holger Czukay // Movies // Grönland Records (PIAS)

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[1] Holger Czukay a étudié aux côtés du maître en 1968. Au membre du public qui s’étonna des sons étranges qu’il jouait sur scène, Stockhausen aurait confié ne pas se soucier des soucis matériels car il s’était marié à une jeune fille riche. À la fin de son enseignement avec le musicien, Holger partira donc épouser… une riche héritière en Suisse, « là où vivaient Charlie Chaplin et toutes les nanas pleines aux as ». [source Fact Mag]

[2] Où il a fait ses débuts dans un groupe de jazz, avant de devenir professeur dans une école privée pour gens riches.

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