En un peu plus de 15 ans, 9GAG est devenu une plaque-tournante des Internets. D’abord jubilatoires, les mèmes hébergés par la plateforme se sont mis à propager des idées rances. Parmi ces contenus, surnagent des posts célébrant des figures de la pop culture. Keanu Reeves y sert de rôle modèle et le Joker d’exutoire. Et si ces icônes bénignes participaient du même mouvement réactionnaire qui a pris d’assaut le site ? Exploration.
Très tôt après sa création, 9GAG s’est révélé un formidable observatoire des forces qui travaillent Internet. Le site hongkongais est né en 2008 d’une idée simple : permettre à chacun de poster des images drôles, de scroller et de liker les contenus publiés par d’autres. La plateforme connaît le succès au début des années 2010 en agrégeant les meilleures mèmes du web. Ragecomics, countryballs et autres créations collaboratives entraînent les internautes du monde entier dans un jeu aussi neuf qu’exaltant. Au mitan de la décennie, des universitaires sifflent la fin de la récré. Dans leurs études, ils montrent que, sous couvert d’humour, le racisme, l’homophobie et la misogynie prospèrent sur le forum. En un tour de main, 9GAG est devenu une machine de propagande consultée par 150 millions de jeunes adultes chaque mois.
Aujourd’hui, l’effervescence n’est plus de mise sur le site. La plateforme est submergée de publications incriminant migrants et personnes trans. Entre deux appels à la haine, les internautes perpétuent certaines traditions, comme l’art de l’éloge. Une poignée de célébrités, de personnages historiques et de figures de la pop culture y sont continuellement plébiscités à coups de citations apocryphes et de fun facts invérifiées. Jack Black amuse, John Wick fascine, Thomas Shelby émeut. La communauté s’est composée un panthéon qui en dit long sur sa psyché.
Droit d’inventaire
Chaque semaine, la rengaine est la même. Un internaute est pris de l’irrésistible envie de célébrer Sam Gamegie. Il concocte et poste sur 9GAG un mème louant l’altruisme, la loyauté et le courage du compagnon de Frodon. Quelques heures plus tard, la publication a récolté des centaines de likes. Invariablement, on trouve le même commentaire : “Fucking legend. We don’t deserve this guy”. Comme le hobbit, d’autres parangons de vertu illuminent régulièrement le site. Parce qu’il éviterait les tentations hollywoodiennes, bidouille des motos dans son garage et fréquente une quinquagénaire au cheveux grisonnant, Keanu Reeves a vu sa réputation de simplicité enfler hors de toute proportion. Henry Cavill a le bon goût de ne pas se mêler de politique. En interview, l’acteur préfère clamer son amour pour Star Trek et promettre de tenir à bout de bras l’adaptation en série de l’univers Warhammer. Pour ces raisons, lui aussi à gagné le titre de cool guy. Riches, beaux et célèbres, ils n’en demeurent pas moins des geeks familiers.
La communauté a fait sienne la formule d’Alan Moore selon laquelle : “Il suffit d’une mauvaise journée pour réduire à la folie l’homme le plus sensé du monde.” Les internautes en veulent pour preuve les trajectoires des protagonistes de Chute Libre, Fight Club, Breaking Bad et du Joker.
L’abnégation et le détachement sont loin de constituer les seuls horizons sur 9GAG. Pour se rendre la vie plus supportable et exorciser leurs frustrations, les internautes admirent parallèlement des masterminds qui, face à l’adversité, opposent stratagèmes machiavélique et tirades cinglantes. Telle une chaîne de la TNT fauchée, le site rediffuse à intervalles réguliers les démonstrations de force intellectuelles de Tyrion Lannister, Bill Burr ou Aaron Sorkin. L’imageboard se projette également dans les fantasmes de toute-puissance qu’incarnent Patrick Bateman, Rorschach et les champions de MMA. Illustration du backlash réactionnaire en cours, la figure du Chad, originellement utilisée comme une caricature de mâle alpha, est aujourd’hui prise au premier degré. Sa mâchoire prononcée, sa musculature stéroïdée et son assurance en acier trempé sont devenues des objectifs de vie. En alliant le meilleur des deux mondes – sagacité et accès de violence – Batman et sa morale ambivalente restent des valeurs-refuges sur la plateforme.
Ne demandant ni grandeur d’âme, ni séance de crossfit, ni héritage faramineux, un archétype revient avec insistance sur le forum. Celui de l’homme ordinaire poussé à bout par une société malade. La communauté a fait sienne la formule d’Alan Moore selon laquelle “il suffit d’une mauvaise journée pour réduire à la folie l’homme le plus sensé du monde.” Les internautes en veulent pour preuve les trajectoires des protagonistes de Chute Libre, Fight Club, Breaking Bad et du Joker. Méprisés, rejetés, déclassés (en un mot, émasculés), c’est quasiment en position de légitime défense que ces petites gens laissent exploser leur colère. A deux doigts d’inspirer une soif de justice sociale et de combats collectifs, ces symboles d’aliénation choisissent de recourir à la violence, égotique et criminelle. En mêlant des éléments d’anarchisme, de crypto-fascisme et de nihilisme, leurs anti-systèmes sont d’autant plus facilement récupérables qu’ils restent nébuleux. Avec ce lore en tête, on comprend mieux l’accueil complaisant fait en 2024 à Luigi Mangione, jeune diplômé accusé d’avoir tué le PDG d’une compagnie d’assurance pour dénoncer l’iniquité du système de santé américain.
Au-delà des apôtres, reposent les martyrs. De belles âmes qui, comme Heath Ledger, nous ont quitté trop tôt. Sur 9GAG, les mémoires de Robin Williams (le clown triste) et celle de Chester Bennington (l’écorché vif) sont pieusement entretenues. Nombreux sont les hommes à profiter des hommages qui leur sont dédiés pour témoigner de leur propre mâle-être. Certains avouant comprendre la souffrance qui a poussé leurs idoles à se retirer la vie. Sous un de ces posts, on pouvait récemment lire : “Parfois, les thérapies ne fonctionnent pas. J’ai demandé de l’aide, mais ma situation ne change pas. Je ne veux pas perdre la bataille, mais je comprends ceux qui veulent juste la paix.”
“It’s a peaceful life”
On le comprend, disséminées au milieu d’un flux de mèmes suprémacistes, les louanges prononcées sur 9GAG n’ont plus rien d’anodines. Les icônes vieillissantes brandies ad nauseam participent à enfermer les internautes dans une virilité raidie sur ses stéréotypes et ses failles. D’autant qu’avec les années, loin de se renouveler, ce musée Grévin s’est rabougri. Les formes alternatives de masculinité qui étaient autrefois encensés sur le site – Freddie Mercury, Morgan Freeman, Key & Peele – tendent à disparaître. Pour enfoncer le clou, la plateforme propage également des figures repoussoirs. Plusieurs personnalités en ont fait les frais, comme Will Smith, qui a longtemps été accusé d’être soumis à une épouse castratrice.
Il aurait été dommage de finir ce tour d’horizon d’un certain imaginaire numérique sans évoquer la place qu’y occupe le deuxième sexe. D’abord épris de girls next door à la Emma Watson, les membres de la communauté se sont progressivement détournés de leurs crushs adolescents pour s’unir dans la détestation de l’archétype de la Karen et d’Amber Heard. Aujourd’hui, les 9GAGeurs ont les idées claires et arrêtées. De post en post, les femmes sont violemment réduites à des croqueuses de diamants. Des mères-célibataires qui, après avoir profité de leur jeunesse, cherchent un beau-père à leurs enfants métis… Pendant longtemps, seules les héroïnes d’animes japonais trouvaient grâce auprès du forum mais, ces dernières années, un nouvel espoir est apparu en la figure de la tradwife, heureuse d’entretenir le foyer contre la protection d’un chef de famille.

En reliant les points de cet inventaire, un portrait-robot se dessine. En grossissant les traits, on pourrait dire que le 9GAGeur gouailleur des années 2010 est aujourd’hui un être amer entre deux âges. Cet internaute qui collabore à un forum toxique n’aspire qu’à une vie paisible. Un job de bûcheron, un terrier de hobbit et un barbecue suffiraient à combler ses besoins. Une carte graphique et une compagne dévouée feraient de lui le plus heureux des hommes. Si la marche du monde l’empêchait d’atteindre cet idéal, une humiliation de trop pourrait le pousser à commettre un geste regrettable. Entre la tuerie de masse et le suicide, il n’a pas décidé.
Ce lavage de cerveau qui se fait dans l’indifférence des régulateurs depuis des années, relève d’un mouvement plus large, celui de la manosphère. Parce que cette agitprop n’est sans doute pas étrangère à l’essor des forces néo-conservatrices à travers la planète, il faut espérer que les lubies actuelles de 9GAG ne connaissent pas le même succès. Ces derniers mois, le forum réclame de nouvelles croisades. La communauté veut restaurer la grandeur de l’Occident sur le modèle de l’empire romain. Avec la bénédiction de Sam Gamegie, cela va de soi.