24 mai 2025

Murman Tsuladze : « la musique s’adapte à l’habitude de swiper »

Crédit Sarah de Scisciolo

2019 : le Géorgien Murman Tsludaze déboule sans fard dans le paysage musical indé franco-belge pour le marquer de son approche transculturelle. Après deux EPs et une poignée de singles isolés, il s’accorde un premier album : « $haba$h ». L’occasion de s’entretenir avec cet adepte du multiculturalisme underground en cette période géopolitiquement troublée. 

On a commencé à parler de toi en France avec ton premier single La Flemme de danser. C’était quoi l’initiative du projet et comment a-t-il évolué ?

Je suis né en Géorgie, je suis arrivé en Belgique vers 2000. C’est une longue histoire, si je commence à la raconter… J’en ferais un film un jour. En gros, dis-toi qu’en Géorgie il n’y a rien qui marchait, tout était géré par la mafia de A à Z. C’était assez horrible, vraiment trash. Par exemple, la première fusillade à laquelle j’ai assisté s’est déroulée dans mon quartier quand j’avais 4 ans. J’habitais à Roustavi, une ville industrielle créée par Staline dans les années 50. C’est un ancien désert parsemé de blocs au sud de Tbilissi. À 5-6 km, t’as l’impression d’être à Petra, des Assyriens ont construit des monastères troglodytes.
J’ai monté le projet seul à Bruxelles, puis j’ai pris des musiciens pour jouer dans des squats un peu à gauche à droite. Je diffusais des petites démos un peu par-ci par-là sur Bandcamp mais je n’étais jamais rentré dans le game. Ensuite, il y a eu les deux premiers EPs : « Abreshumi » (2020) et « Aperist » (2022) [à cette époque Murman jouait avec Victor Gascon, dit Zauri, et Nunez Ritter, collaborateur régulier de La Femme, alias Aristophane Krikor Berdzenishvilli dans le projet, NdlR]. Puis, j’ai relancé mon projet en solo même si j’aime toujours être entouré de musiciens. Je suis un peu dans la reconquête. 

Pour le moment ça me fait du bien de jouer tout seul. C’est aussi un peu un challenge d’assurer un show en solo. Lorsque je jouais avec des musiciens, je pouvais parfois me reposer dessus mais là c’est moi ou rien, avec un ordinateur, une guitare et un synthé. C’est intense parce que du début à la fin t’es lancé, t’as pas de répit. Finalement, ça fonctionne aussi bien pour faire danser des ados géorgiens enragés qui se demandent qui est ce mec avant de se retrouver comme des fous. 

La culture géorgienne est un peu comme ça. Au début c’est très mélancolique, très retenu et très cadré quand tu te mets à table et que tu commences à picoler, puis, à la fin, tout le monde est bourré et ça part en couille

J’ai composé plein de morceaux dont une partie se trouve sur « $haba$h » et je suis déjà en train de bosser le deuxième album en ce moment. Il est autoproduit mais je recherche un label pour me concentrer sur ma musique. Je suis parti sur un truc un peu « day and night ». La culture géorgienne est un peu comme ça. Au début c’est très mélancolique, très retenu et très cadré quand tu te mets à table et que tu commences à picoler, puis, à la fin, tout le monde est bourré et ça part en couille et déborde légèrement. C’est en quelque sorte ce qui se passe dans l’album : je viens, je te séduis, doucement, on tombe amoureux et à la fin on part en couille. Au début c’est vraiment du love, très mélancolique, et à la fin on explose et on sort ce qu’on n’ose pas dire quand on est sobre. La vérité en fait, comme pour la chanson Money, tu pètes un câble car on vit dans un monde complètement fou et notre rapport à l’argent est hyper toxique. Ça nous tire vers le bas comme parfois ça nous emmène tout là-haut…. Il faut bien qu’à un moment cette folie sorte.

(C) Andrea-Decuzzi

 

Tu sembles apprécier la collaboration ponctuelle.

J’ai toujours réalisé des featurings, même avant mes premiers EPs. Quand j’ai commencé, je créais des beats sur plein de morceaux, puis j’invitais quelqu’un. J’aime fonctionner de cette manière. Je me dis que si je ramène quelqu’un, il ou elle pourrait apporter quelque chose en plus. Avec Tamada [avec qui Murman Tsuladze a sorti le single Tavisupali Sizmari en 2024, NdlR], il s’agit plus de l’un de ses morceaux sur lequel j’ai contribué. Habituellement, ce sont souvent mes compositions sur lesquelles d’autres musiciens me permettent d’enrichir la chanson avec des petites couleurs. Quand t’es dans ta bulle, tu n’es pas objectif. Inviter d’autres personnes permet d’apporter quelque chose de frais. C’est ce que j’ai toujours cherché chez les gens : venir pour sortir ce qu’ils ressentent.

Il y a 8 personnes qui chantent sur le nouvel album, « $haba$h ». Même l’ingé son Kevin Heuzé réalise des chœurs sur Pardonne-moi avec Gabi Hartmann. Celles et ceux qui s’impliquent, je leur donne carte blanche.

Que racontes-tu dans tes chansons ?

Ça dépend de chaque chanson, j’aime beaucoup l’humour pour parler des choses. Je veux faire capter des trucs dans ma musique comme dans Ich Bin Rustaveli qui parle de tout l’enjeu Géorgie-Europe. Pour cette chanson, je suis retourné en Géorgie pour trouver des dates et je redécouvre ce milieu techno un peu berlinois qui est à Tbilissi complètement ouf. Je me suis dit qu’il fallait que j’en fasse quelque chose. C’est trop bien mais en même temps sont associées des petites pratiques chelou dans la société où, on va dire que, dans certains clubs, t’as un gros face control que je trouve horrible. Tu arrives, certaines personnes peuvent entrer, d’autres non. Tu dois regarder la caméra, tu ne sais pas qui décide, c’est totalement arbitraire. Et en même temps, tu sais que si certaines personnes entrent ce sera la bagarre. 

 

C’est assez dingue parce que toute ma génération en Géorgie, on vient vraiment du ghetto mais le pire. Aujourd’hui, on arrive dans un monde moderne européanisé. Dans ta vie, tu as vécu le pire avant de vivre le meilleur. Quand je mate les films de Scorsese, je me dis parfois que les Géorgiens, c’est un peu le même délire. Ce sont des blédards qui montent dans la société mais ils ont un côté kitsch quand même. Je m’en inspire dans ma musique, il y a beaucoup d’aspects codés dans la société géorgienne.

Après, il y a des chansons d’amour aussi. En Géorgie on est élevés dans un amour un peu abusif. Tout le monde t’aime, t’as 36 tantes, une sensation d’amour fou pour laquelle tu serais un peu prêt à mourir.

Dans ce que j’ai sorti là, beaucoup de chansons étaient destinées au public géorgien parce que je les avais un peu délaissés. Ce sont des petits coups pour la Géorgie. Si je traduis, ça ne veut rien dire, tu ne comprends pas trop, tu te diras que c’est de la poésie mais là-bas ça a un sens assez profond. Ces textes appuient sur un point chez les Georgiens, un gros abcès, très caché. C’était assez important pour moi, surtout maintenant avec ce qui se passe. De base, j’étais parti tourner des clips là-bas pour cet album. Je suis arrivé et, deux jours après, ça a commencé à tabasser tout le monde. C’est pour ça que j’ai sorti Masters qui parle des manifestations. 

Pour le thème de l’album, il y a une coutume qui s’appelle shabash en Géorgie mais qu’on retrouve aussi en Arménie par exemple. T’es à une teuf un peu populaire, tu vas voir les musiciens, tu leurs files de la thune pour commander une chanson. Ce n’est jamais vraiment suivi, tu ne demandes pas de changer le tempo, tu donnes l’argent pour qu’ils te la chantent, c’est tout et voilà ta gueule. Même si j’essaye de garder une cohérence dans l’album, il y a ce truc-là de shabash ma musique. C’est aussi ma vie et comment représenter cette dimension où je suis un peu partout.

Dans tes derniers singles de 2024 tu sembles t’être davantage orienté vers une approche électro.

Oui et non, ce n’est même pas que je m’adapte c’est ce qu’on écoute tous désormais. La démarche n’est même pas calculée, c’est juste que sur le moment je sens qu’il faut faire comme ça et que ça sonne bien à l’oreille. Ma musique se construit toujours au feeling, au gré de mes déplacements et rencontres. Je prends le tout et dans ma tête tout se mélange, c’est vraiment un mixe d’influences que je sélectionne à gauche et à droite.

Tu as sorti pas mal de singles isolés qui ne figurent pas sur « $haba$h ». Quelle est ta stratégie ?

J’ai sorti plein de sons qui allaient être sur l’album et, après, vu le monde dans lequel on est, où tout est un peu TikTok, même la politique en ce moment, la musique s’adapte à cette habitude de swiper. T’écris une chanson, deux mois après il faut que tu en aies une nouvelle. Quand tu sors un album, c’est triste parce que personne ne va vraiment l’écouter à part un ou deux morceaux. C’est mieux de ne sortir qu’une chanson et au moins t’as plus d’écoutes et les auditeurs la découvrent. Tu passes beaucoup de temps à composer et enregistrer les morceaux et c’est ensuite oublié dans l’album où seulement deux hits vont être écoutés, et le reste perdu.

La France, c’est super mais c’est un peu enfermé. Je n’ai pas envie de finir musicien français à ne jouer que des trucs en français.

Comment es-tu reçu hors de la scène franco-belge et notamment en Géorgie ? 

Je suis assez bien reçu un peu partout. Dans les pays de l’Est, ils adorent parce qu’ils captent directement le délire. En Géorgie, c’est beaucoup plus profond, c’est complètement la folie. Les spectateurs et spectatrices chantent plus fort que moi. J’y joue sur des grosses scènes et j’y suis mine de rien assez connu, des gens me prennent en photo dans la rue, je suis dans des trucs un peu branchouilles.

Maintenant, je rajoute du français parce que ça fait assez longtemps que je suis là et il y a des mélodies qui me viennent en tête dans cette langue. La France, c’est super mais c’est un peu enfermé. Je n’ai pas envie de finir musicien français à ne jouer que des trucs en français. J’ai tourné surtout en Slovaquie. Ce que j’adore c’est que je joue en Bulgarie, j’éclate la scène, après je vais en Pologne et je continue de tourner. J’attends des réponses pour aller jouer en Azerbaïdjan, Arménie, Turquie. Ça marche assez bien partout, même dans les pays arabes. Il faut que j’aille tester les latinos.

Mon but est d’être assez international, je n’aimerais pas toujours jouer pour le même public et au même endroit. T’as envie de jouer pour tout le monde et il ne faut pas s’enfermer dans une approche en se disant que ça va rapporter de la thune.

Comment est la scène en Géorgie ?

Il y a une bonne scène, il y a vraiment des bons trucs, c’est un pays de musiciens. La scène géorgienne, en ce moment, est surtout techno. Berlin se fait éclater par les DJs géorgiens. Après, t’as des trucs traditionnels très classes, très beaux, mais le tradi n’est plus à la mode. La Géorgie est un pays méga musical, ce sont les rois de la polyphonie mais c’est vrai que, par exemple, les trucs pop d’aujourd’hui qui proviennent de là-bas sont un peu coincés. Les Géorgiens sont bons dans d’autres genres musicaux aussi, il y a du bon rap et, les groupes de rock géorgiens, il faut aller les voir là-bas pour mieux capter. Si tu les ramènes ici ça ne prend pas trop de sens. Si tu veux écouter des bons trucs géorgiens tu vas voir des gros DJs techno, ils t’éclatent la gueule et c’est grosse soirée. La bande-son contestataire, c’est la techno.

Il y a une scène indé mais c’est la même chose qu’à l’étranger. Quelle est la différence entre un groupe de rock géorgien qui chante en anglais et un groupe espagnol ou portugais qui chante en anglais ? Les géorgiens ont un peu ce complexe linguistique comme les espagnols. Des Espagnols nous avaient lâché un jour que la culture supérieure est la culture anglaise. Si tu rajoutes à ces musiques rock un chant en géorgien, c’est comme si tu avais changé d’instrument. Tu vas sortir des notes et des gammes différentes et ça va apporter quelque chose en plus.

Les événements actuels dans le pays vont engendrer des nouveautés assez ouf je pense. Il y a un musicien qui est très stylé, Robi Kukhianidze, c’est vraiment le vieux rocker à l’ancienne. Il faisait partie de la scène post-URSS 90’s qui a connu des putains de musiciens, des trucs assez incroyables comme Irakli Chakrviani. La dernière fois que je parlais avec Robi, il prévoyait que la musique live allait revenir. Il va y avoir une nouvelle vague musicale qu’on attend avec impatience. 

La musique géorgienne s’exporte-t-elle ? Dans le circuit indé hexagonal tu sembles être le seul qui revendique ses origines géorgiennes.

Les vieux trucs un peu ringards à l’ancienne de type populaire s’exportent en Russie. Mon poto Tamada est celui qui s’exporte le plus à l’étranger. Il n’y a pas de la pop hyper connue en Géorgie qui s’exporte. Je crois qu’avec Tamada on est les seuls avec une approche pop un peu moderne à l’étranger. On conserve le folklore et l’identité culturelle géorgienne puisqu’on a été élevé là-dedans. Je n’ai pas eu envie de renier ma culture. La Géorgie est un gros mixe entre l’orient et l’occident, c’est le début de l’Europe et sa fin, le début de l’Asie et sa fin. Tout le monde est passé par là, tu le retrouves dans la culture géorgienne.

 

Parles-tu russe et as-tu joué en Russie ?

Je ne suis jamais allé en Russie. Je devais y aller avant la guerre et, maintenant, c’est par choix que je ne m’y rends pas. J’ai appris le russe à l’école. Je chantais quelques chansons en russe. C’est juste qu’en ce moment ce n’est pas ce qu’il y a de mieux à faire pour la Géorgie. Politiquement et même si je veux donner un coup de main et être avec les gens, ce n’est pas fédérateur, ce n’est pas le moment. Depuis petit on m’a fait écouter des chansons russes, c’est comme le shabash. Je détestais ce genre de choses quand j’étais gamin mais avec le temps tu te mets finalement à les adorer, tu te dis qu’il y avait une beauté là-dedans. Il y a plein de chansons russes que j’adore pour cette raison.

La musique russe imprègne la culture géorgienne parce qu’ils nous ont colonisé avec ça. Il y a des trucs stylés des années 80 comme Kino mais c’est vrai que la musique en Russie est désormais assez perdue et ringarde. Ce qu’ils font ce ne sont que des copies et ils sont très forts là-dedans. À un moment, il y avait une copie conforme d’Amy Winehouse. C’est habituel là-bas de créer une réplique d’artiste occidental qui chante la même chose mais en russe.

 

 Quel est ton avis sur la situation actuelle en Géorgie ?

C’est un peu complexe, j’étais optimiste il y a un an sur l’avenir de la Géorgie. Il y a peu, je me disais que ça changeait, qu’il y avait vraiment une évolution parce que les gens voyageaient, ça s’ouvrait, ça redevenait la Géorgie de mon enfance où ça chantait de partout. Il y faisait bon vivre. Mais, là, c’est assez dur. Je ne sais pas vers où ça va aller. Où ira le monde, c’est là qu’ira la Géorgie. C’est un trop petit pays pour en décider. On est un peu dépendant du monde, même de l’Union Européenne, on ne décide pas vraiment. J’étais redevenu utopiste et optimiste il y a quelques années mais le monde est en train de s’écraser. Je suis optimiste pour la musique mais pour le pays, je ne sais pas. Le gouvernement a fait passer certaines lois [dernièrement l’actualité du pays a été marquée par la loi sur l’influence des agents étrangers, la loi réformant les droits des minorités sexuels et de genre ainsi que la suspension du processus d’intégration à l’UE jusqu’en 2028, NdlR], c’est vraiment horrible. Je ne sais pas ce qu’il va se passer en fait. C’est surtout la peur que la Russie recolonise la Géorgie et qu’elle redevienne une dictature. Il ne faut pas oublier que je suis né en URSS. 

Il y a encore plein d’occidentaux qui viennent faire du tourisme néo-communiste et acheter des statuettes de Staline. Il est détesté en Géorgie, ils veulent juste vivre et manger. Après, il y a toujours des papitos, ces vieux nostalgiques de l’URSS … J’avais demandé à ma grand-mère si elle avait pleuré à la mort de Staline quand elle avait 14 ans. Elle m’a dit oui, je lui ai demandé pourquoi et elle m’a répondu que c’était parce que tout le monde pleurait et qu’il avait gagné la guerre. Ils les ont conditionnés avec ça, c’était le sauveur. Il y a ce truc-là qui est resté chez certains papitos. Il y en a qui n’arrivent pas à s’adapter à la société moderne. Donc ils disent que c’était mieux avant.

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