1984. Alors que Bruce Springsteen publie son “Born in the USA” et qu’une partie du monde occidental semble découvrir les bienfaits du fitness grâce à Véronique, Davina et Bernard Tapie, un Allemand à lunettes s’apprête à se prendre les pieds dedans avec son deuxième album, « Oceanheart ». Quatre décennies plus tard, sa réédition chez Bureau B permet de mesurer à quel point il courrait trop vite pour son époque.

La légende raconte qu’à son apogée physique, Mick Jagger aimait faire du jogging en fumant des clopes. On ne sait pas trop si l’histoire fut relayée par des rock critics ayant un peu trop tiré sur la tige ou par l’industrie du tabac, mais il est fort à parier que Harald Grosskopf, héros de second plan du krautrock qui aura passé sa vie à courir après les mythologies teutonnes, fumait quant à lui des cigarettes électroniques. Sinon, comment expliquer la résurgence de « Oceanheart », cet album 100% digital de 1984 qui aurait pu servir de bande-son à Michael Mann pour un remake de Blade Runner tourné dans un Décathlon ?

Le disque, enregistré au cinquième étage d’une ancienne usine dans ce qui n’était pas encore devenu la fête foraine à yuppies berlinois (Kreuzberg), a longtemps vieilli dans l’ombre de « Synthesist », le premier album de celui qui fut aussi le batteur de Wallenstein et Cosmic Jokers (le mauvais super groupe du krautrock composé notamment de Klaus Schulze et Manuel Göttsching). Pourtant, les Mini-Moog et synthés ROLAND Jupiter-6 qu’on y entend donnent à ces six titres un air d’anachronisme particulièrement charmant, 40 ans plus tard. Le son d’une époque, diront certains, quelque part entre le générique de K-2000 et un documentaire sur les débuts de Nike filmé au caméscope. Et le tout porté par une pochette au charme suranné et digne des plus belles heures des vinyles de Vangelis et, qui plus est, peinte par Grosskopf lui-même.

Harald Grosskopf, Harald Grosskopf - Oceanheart - Amazon.com Music

Porté par cette nostalgie rétrofuturiste, le toujours impeccable label allemand Bureau B a donc décidé de ressortir les masters du placard une première fois, en 2014 pour une réédition vinyle. Le tout suivi, huit ans plus tard, d’une troisième vie pour ce qui sera officiellement le dernier album studio de Grosskopf, dégouté par les faibles ventes de ces expérimentations eighties. Sur la version 2023 de « Oceanheart », c’est le musicien lui-même qui se colle aux remixes de ses propres morceaux. Si le résultat est parfois discutable en comparaison de l’immédiateté des pistes historiques, cette ressortie du cimetière des albums trop visionnaires pour leur époque permet de décrocher le téléphone pour discuter vingt minutes avec le principal intéressé, basé à Cologne, de cette aventure semblable à de la transpiration sur un tapis roulant. Et si, à l’heure de ChatGPT et autres intelligences superficielles, le monde était enfin prêt pour les mélodies mécaniques de « Oceanheart » ?

Bonjour Harald. On va commencer avec une question simple : comment est venue l’idée de ressortir l’album « Oceanheart » ?

Harald Grosskopf : L’idée est venue du label, qui avait déjà réédité le premier « Synthesist » pour ses 40 ans, en 2020. A l’époque, la réédition comprenait des remixes par d’autres artistes. Sauf que cette fois, pour « Oceanheart », j’ai décidé de revisiter les titres moi-même !  La matière à disposition était assez intéressante pour cela, et j’ai édité les titres en fonction de l’émotion que me procurait chacun d’entre eux.

En réécoutant l’album original, on est immédiatement propulsé dans le début des années 80 : le son est digital, typique des débuts du CD, mais il y a ce groove obsédant, à la fois très humain mais aussi très mécanique. Comment l’expliquez-vous ?

Harald Grosskopf : La raison est assez simple : le disque a été enregistré sur bandes, mais masterisé dans le studiod de Christoph Franke (Tangerine Dream) sur une Betamax ; une machine révolutionnaire pour l’époque, mais plus du tout utilisée aujourd’hui.

Le disque sort alors en 1985 chez Sky Records, et avec le recul on a du mal à se rendre compte : « Oceanheart » fut-il un succès commercial ?

Harald Grosskopf : Absolument pas, un total flop ! Comme mon premier album, « Synthetist », d’ailleurs. Pourquoi Peut-être parce que les deux albums furent publiés au début des années 80, alors que l’industrie du disque vivait sa première crise avec une érosion des ventes. D’ailleurs, j’ai tellement été déçu par les ventes de « Synthetist » (10 000 ventes) qu’il m’a fallu dix ans pour pouvoir le réécouter. En fait, le marketing ne m’a jamais intéressé pour la création de mes albums. Alors si ces disques semblent aujourd’hui visionnaires ou modernes, c’était totalement accidentel.

Que représentait Sky Records à l’époque, en Allemagne ?

Harald Grosskopf : Vers la fin des années 70, début des années 80, c’était un petit label allemand qui signait des artistes dont aucune des majors ne voulait. A titre de comparaison, Michael Rother (Neu !) était la plus grosse signature de Sky.

« Klaus Schulze est mort, Manuel Göttsching est mort, même Ryūichi Sakamoto est mort… Et la mort a aussi frappé à ma porte, puisque j’ai moi-même eu un cancer auquel j’ai réussi à échapper. »

Maintenant que le passé semble avoir été totalement revisité, quelle est la suite pour vous, musicalement parlant ?

Harald Grosskopf : Au moment où l’on se parle, j’ai déjà au moins un nouvel album sur le feu. Comme vous le savez, l’industrie de la musique étant ce qu’elle est, mieux vaut ne pas trainer. D’autant plus que la musique, pour moi, sonne toujours comme une symphonie inachevée. Le fait de travailler seul fait que j’ai toujours la tentation de revenir sur un morceau pour le faire évoluer. Moralité, j’ai en fait actuellement deux albums dans les bras, dont l’un co-écrit avec Eberhard Kranemann, l’un des musiciens connus pour avoir fait partie de la première mouture de Kraftwerk, qui à mon avis est encore meilleur que celui qu’on a publié en 2017 (« Krautwerk »). Le truc c’est qu’il a souhaité arrêter de bosser là-dessus. Heureusement que j’ai récemment croisé Tobias Stock, un fou de matériel analogique avec qui j’ai repris le boulot sur ces titres. Ca prendra du temps, mais j’ai bon espoir que cet album soit un jour publié. Ces derniers jours, tout le monde crève : Klaus Schulze est mort, Manuel Göttsching est mort, même Ryūichi Sakamoto est mort… Et la mort a aussi frappé à ma porte, puisque j’ai moi-même eu un cancer auquel j’ai réussi à échapper. Mais la vérité, c’est que je n’ai jamais autant composé qu’aujourd’hui, car le temps m’est compté.

Harald Grosskopf // LP Oceanheart (ltd. deluxe edition) // Bureau B
https://shop.tapeterecords.com/en/harald-grosskopf-oceanheart-ltd.-deluxe-edition-3817

Harald Grosskopf - Oceanheart (ltd. deluxe edition) | 2-CD | BB429-CD

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