Depuis 20 ans, Murailles Music détourne le métier traditionnel du tourneur en assumant la position hybride de la guitare entre deux chaises. Accouchée comme une agence musicale à la fois productrice de concerts mais avec le souci de ligne artistique propre aux labels, la structure fête ses 20 ans en 2024 avec une tournée française gargantuesque. L’occasion pour Julien Courquin, directeur de Murailles, de dresser un constat implacable sur l’état de la musique live.
Quel temps pour les concerts en 2024 ? Comme la météo, ça se dérègle. On pense au concept de billetterie dynamique (dynamic pricing en anglais) qui voit le prix des tickets flamber selon la loi très capitaliste de l’offre et de la demande (voir le prix des places pour la reformation d’Oasis), aux aléas climatiques qui verront bientôt les festivals d’été migrer vers l’automne pour éviter les annulations, sans oublier le phénomène de standardisation des affiches aux quatre coins de la planète et les difficultés, à l’autre bout du spectre, pour les artistes en développement à se faire une place au soleil, voire plus concrètement à ne remplir que la moitié d’une salle.
Alors que l’événementiel, au sens large, représente désormais la seule porte de sortie pour des artistes de moins en moins rémunérés pour leurs productions, eu égard du bras de fer perdu dans le dossier streaming (rappelons qu’il faut 361 écoutes d’un titre sur Spotify pour générer 1 € de revenu), certains acteurs français à qui le métier de tourneur donne des aigreurs d’estomac refusent, justement, de tourner en rond.
C’est le cas de Murailles Music, une structure méconnue du grand public qui depuis 2004 accompagne des artistes ou projets abonnés aux petites jauges et pour qui le nombre de tickets payants en fin de soirées compte moins que l’œuvre qui sera gratuitement offerte à la postérité. On pense au violoncelle de Gaspar Claus, au post-punk déviant de Das Kinn, au gang psychédélico-médiéval de La Tène, à Dance Musique Rhone-Alpes, Sourdure, et finalement tous ces artistes aux univers invendables qui ne se battent pas vraiment dans la même catégorie que Billie Eilish ou Julien Doré.
Avec près de 350 concerts par an, soit presque un par jour en moyenne, Murailles Music c’est donc cette petite maison artisanale où l’on retrouve un tas de saltimbanques réunis par l’amour du geste artistique. Un geste qui prendra la forme d’une tournée organisée par Murailles de septembre à novembre partout en France (voir plus bas), et qui permet de retracer le chemin parcouru depuis les débuts en 2004. Un chemin dont nous parle aujourd’hui Julien Courquin, directeur artistique et directeur de production de cette auberge espagnole à la fois tourneur, producteur voire même média avec ses séries passionnantes à écouter ou regarder et qui, au moment du grand bilan, ne sait plus trop sur quel pied danser.
Comment définirais-tu l’activité de Murailles aujourd’hui ?
En fait, on va prendre la question à l’envers : comment je ne définirais pas Muraille aujourd’hui. La structure s’est d’abord construite de façon autodidacte, avec des étudiants des Beaux-Arts de Nantes qui ont lancé l’association en 2004, comme une coopération entre moi qui gérais un label et le groupe Chevreuil – un duo math-rock nantais, Ndr. En définitive, personne n’était préparé à ce métier, moi y compris. Je n’avais pas de diplôme en management culturel ni un cursus d’école de commerce. En école d’art, on n’apprend rien en économie ! Pour moi, direction artistique et production ont finalement toujours été liés : le choix de défendre tel ou tel artiste définit l’économie dans laquelle tu vas évoluer. Dans notre cas précis, la défense des « musiques de création », variation pour parler de musique expérimentale ou contemporaine, signifie quelque part une opposition aux musiques dites marchandes. Et finalement, il y a aussi des musiciens simplement liés à une pratique, sans optique de carrière. C’est pour cela que le modèle traditionnel des tourneurs ne m’a jamais intéressé : il est épuisant. C’est copier un modèle qui ne nous correspond pas.
« Ca fait 20 ans qu’on me dit « il te faut une tête d’affiche dans ton catalogue sinon vous allez vous écrouler ».
Depuis le départ justement, Murailles c’est plus qu’un tourneur. Pourquoi ce corps de métier, très respectable et très dur au demeurant, est épuisant selon toi ?
L’esprit marchand du tourneur n’est pas pour nous. Le coté placement de produits avec des artistes pour accéder à la fameuse tournée des Smacs (les salles publiques locales financées par de l’argent public, Ndr) et des festivals, non merci. Même dans une logique de tournée, plein de paramètres t’échappent : la disponibilité des salles, la distance entre les villes, etc. A partir de là, vouloir copier le modèle dominant des tourneurs aurait été une erreur. Je me sens beaucoup plus proche du travail d’un programmateur que de celui du tourneur, même si la question de la décision finale m’échappe. Notre boulot, c’est avant tout de défendre une proposition musicale, et cette proposition musicale, chez Murailles, n’a jamais été opportuniste. Pour certains de « nos » artistes, on parle parfois de collaborations vieilles de plus de 20 ans, comme avec Matt Elliott par exemple.
Murailles, c’est donc une espèce de label en tournée, pour résumer ?
Non, non. Si l’on veut nous mettre une étiquette, c’est celle de producteur. Pas mal d’artistes dans le roster pourraient être autonomes, mais le fait que nous soyons producteurs les aident énormément à mettre en œuvre leurs créations, avec la prise de risque financière que cela suppose pour nous. Dans le métier de tourneur, il y a la notion d’entrées et de sorties dans le catalogue. C’est là qu’on en vient au nom même de Murailles : pour nous l’idée c’était de construire une famille, une petite forteresse remplie d’artistes composant de la musique de geste.
Pour le coup, de Gaspar Claus à Felicia Atkinson en passant par La Tène, chez Murailles on est pratiquement sur des « anti produits ». La musique est tellement belle qu’elle en devient presque invendable.
On sait nous-mêmes que les programmateurs.trices nous voient comme ça : ils et elles savent que le catalogue de Murailles est différent ! Dans les 350 dates calées tous les ans, il faut savoir que la moitié n’est pas rentable pour nous. Mais comme nous sommes producteurs, nous sommes en capacité d’aller chercher des financements pour absorber ça. Il existe des aides, des dispositifs, des crédits d’impôts, pour accompagner cette démarche artistique. Notre boulot aujourd’hui, c’est autant de monter des dates que de remplir des dossiers ou aller chercher des aides.
« En France, la programmation artistique est très institutionnalisée, très commerciale même là où cela ne devrait pas l’être ».
Cela amène-t-il à la conclusion terrible qu’il y a aujourd’hui en France plus de subventions que de public pour ce type de musique ?
Je vais te donner un autre chiffre : Murailles c’est 80% de ressources propres et 19% de subventions. On reste largement dans le secteur privé, très peu subventionné. Mais pour répondre à ta question plus globalement, on n’est pas dans cette situation.
Ca fait 20 ans qu’on me dit « il te faut une tête d’affiche dans ton catalogue sinon vous allez vous écrouler ». OK, on en a une ou deux, mais me trouver dans cette représentation traditionnelle du booker avec un manager, des tourneurs concurrents qui gèrent l’artistes pour d’autres territoires, c’aurait été asphyxiant pour nous. Et pour en arriver à ce constat, on est évidemment d’abord passé comme tout le monde par la norme : on a tenté de copier ce modèle mais finalement, la norme ça ne marchait pas. Et le vrai mur, on aurait foncé dedans si l’on ne s’en était pas écarté.
Droit dans la muraille, tu veux dire.
Voilà, aha. Le nom Murailles n’est même pas de moi, mais on l’a adopté car il y a aussi la notion de fausse solidité. Murailles music, y’a pas de mur, c’est juste une tente Décathlon qui se déplie en trois secondes.
« L’après Covid-19 n’a pas engendré une baisse de fréquentation pour le public à la recherche de musiques curieuses ».
Puisqu’on parle d’impasse : as-tu cette impression qu’un nombre important de groupes ou artistes de la fin des années 2010 ont été tué par l’avant-après Covid-19, dans l’incapacité de se relever, de trouver des dates, un label, etc ? Si oui, comment-toi, avec Murailles, arrives-tu à accompagner ces groupes en péril dans la durée ?
Être producteur comme nous, c’est pluriel. On produit très peu d’événements, au sens où l’on ne touche pas à la billetterie. Et encore une fois, on se retrouve malgré nous à co-produire parfois des dates car nous absorbons le déficit quand une date ne fonctionne pas. Donc en ce qui nous concerne, les enjeux évoqués dans ta question ne nous touchent pas directement : nos artistes jouent en moyenne devant des jauges de 100 à 200 personnes, jusqu’à 500 ou un peu plus quand il s’agit de La Colonie de Vacances. Donc l’enjeu économique n’est pas si important que ça, et l’après Covid-19 n’a pas engendré une baisse de fréquentation pour le public à la recherche de musiques curieuses.
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On en arrive à vos 20 ans cette année et à cette tournée anniversaire intelligemment baptisée « Dé-Fête ». Il signifie quoi pour toi, ce mot à double tranchant ?
Le mot a évidemment une charge négative, parce qu’au bout de 20 ans on a comme beaucoup subi pas mal d’évolutions, de changements, avec des soutiens qu’on espérait et qu’on n’a jamais eu, etc. Mais le sentiment de « Dé-Fête » n’est pas propre à Murailles. Ce qui a également beaucoup changé, c’est notre structuration avec une présence dans plusieurs fédérations, des ponts entre les esthétiques, avec des échos chez nos homologues sur la pénibilité et la dureté de notre métier à tous. Depuis 20 ans, la surproposition artistique n’a cessé de croitre, on est tous noyé dans un océan de projets, avec 4 à 5 propositions par jour. Quotidiennement, on doit recevoir plus de sollicitations de la part de nouveaux artistes que de sollicitations envoyées aux programmateurs ! Et cette surabondance artistique va de pair avec le home studio, la professionnalisation des musiciens à bas coût, des programmateurs-directeurs dans certaines salles (un non-sens).
En France, la programmation artistique est très institutionnalisée, très commerciale même là où cela ne devrait pas l’être. D’où notre plaisir à travailler à l’étranger avec des professionnels ayant un désir plus grand de diversité de programmation qu’en France. Ici on se plaint tout le temps mais les conditions sont privilégiées : il y a l’intermittence, des crédits d’impôt, des subventions, des aides partout. Mais fatalement l’effet politique culturelle contribue à lisser la proposition artistique : tu vas vouloir rentrer dans des critères, des cases de dossier, des styles de musique financées. Parfois le secteur privé a du bon pour amener la mise en concurrence, afin d’éviter la norme et les critères de séduction de certains publics. Et puis il y a la paupérisation des médias musicaux, et c’est un vrai problème. Nous sommes arrivés au stade primaire de la promotion narcissique sur les réseaux sociaux pour vendre des produits en direct, en sautant l’étape importante du filtre médiatique.
Pourtant la désintermédiation de la musique pourrait vous permettre d’arriver directement au « consommateur ».
Cette désintermédiation nous touche, comme tout le monde, parce qu’elle ampute l’acte de transmission. La communication directe en « B to C » n’est pas très intéressante ; elle noie tout le monde dans un même bocal. Et pourtant, on le fait pour exister sans quoi Murailles n’existerait pas.
Et pourtant, malgré ce constat globalement négatif, ton discours donne l’impression que tu arrives encore à trouver le temps de penser autant que de panser. Réfléchir autant de que de soigner le problème endémique, en somme.
C’est important de pouvoir parler de tout ça, notamment aux générations entrantes qui veulent percer dans le secteur musical. Mon constat, c’est que c’est la fin du métier-passion avec des personnes qui auront désormais tendance à moins s’investir, mais dans le bon sens, avec un meilleur équilibre vie pro versus vie perso. Là où ma génération s’est probablement surinvestie, au risque de s’user. La charge mentale, on l’assume et notre génération fait avec, mais on peut s’inquiéter du burnout. La fin du métier-passion, finalement, c’est aussi ça la défaite. Non, ce n’est pas la fête partout. Et si l’on parle de tabou, c’est aussi très compliqué de gérer des relations avec les artistes. Personne n’ose trop en parler, mais après avoir parfois subi des rapports de force, des bras de fer, dans la relation producteur-musicien, je ne l’accepte plus désormais. Il faut une zone d’entente, un territoire commun, pour s’entendre. L’hyper-sensibilité de l’artiste, dans nos métiers, est devenu quelque chose d’assez lourd à gérer. Alors oui, les producteurs ne doivent aucunement avoir un statut privilégié. Mais il en va de même pour les musiciens avec qui nous travaillons.
La sémantique derrière « Dé-Fête », elle parle de tout ça. L’idée de sortir les confettis après 20 ans d’existence, c’est non. Nous vivons dans un secteur qui va mal, qui s’épuise économiquement, qui perd du désir. Parfois, je me dis qu’on a fait notre temps. C’est un réflexe sain qui va bien avec la métaphore de la tente Décathlon : il faut pouvoir tout replier en 2 minutes si l’on estime qu’il est temps de passer à autre chose.
Toutes les infos sur les dates de la tournée Dé-Fête de Murailles music ci-dessous :
https://www.muraillesmusic.com/news/la-de-fete-20-ans-de-murailles-music-en-2024/
A venir chez Murailles : un podcast sur la question de la santé musicale chez les musiciens.
A écouter : la playlist Dé-Fêtes juste en dessous.
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