Objet musical mal identifié et balançant entre performance et exécution préparée, Toog sort un septième album qui donne envie de revenir sur un parcours musical français à la limite d’un peu tout : des frontières et des genres, des collaborations et des disciplines, du succès et de l’obscurité. Un nouvel épisode du roman national où l’on croise Momus, Asia Argento, Malcolm McLaren et même Pierre Boulez.

Est-ce que ça ne commence pas un jour de mai 1982, au Palais des fêtes de Mulhouse, à la sortie d’un concert de Cure qui balançait alors un set démarrant avec Figurehead et se terminant avec l’explosion de Pornography ? Impression de vivre un moment énorme, comme si le monde – on le comprenait enfin – était ce quelque chose que l’on ressent intensément et qui, en même temps, nous échappe clairement. Un état de malaise, de questionnement boiteux et de transpiration… parce que tout le monde transpirait beaucoup à l’époque, le batteur « Lol » Tolhusrt tout particulièrement. Parce que tout ne tient qu’à un fil, évidemment. et d’ailleurs, dès le lendemain, à Strasbourg, Robert Smith et Simon Gallup allaient bien se mettre sur la gueule et ne plus se parler pendant un bout de temps.

À Mulhouse, juste après le concert, on en est pas encore là et ils sont quelques-uns à savoir par quelle issue de secours va finalement sortir le groupe. Alors ils se croisent, regards torves et silhouettes mal dégrossis, devant ce qui officiellement est encore un groupe. Ils sont fascinés par ce qu’ils ont entendu et en même temps incapables d’en dire grand-chose. Juste : ils se regardent tous, les curistes complètement défoncés et les jeunes – ils ont 15, 16 ans, ils sont abasourdis – qui se jurent tous plus ou moins de signer pour le rock’n roll.
Il y a là Gilles Weinzaepflen, futur Toog, et il a peut-être déjà sa fameuse mèche qui le fera ressembler plus ou moins à Jean-Benoît (Dunckel) quand celui-ci deviendra célèbre.  Il est discret au premier abord mais plutôt très ouvert quand on en vient à parler de ce qui l’intéresse de près. À la maison, il écoute pas mal de rock psyché mais il en pince aussi pour Abba, les Rubettes ou le trompettiste kitsch Jean-Claude Borelly. Il dit aimer tous ces mélodistes un peu niais et romantiques dont il lui faudra peu à peu se libérer pour faire quelque chose. « Je voulais me faufiler et éviter de tomber dans ce qui dégouline… ». Un projet au long cours qu’il semble avoir définitivement atteint ces dernières semaines, après trente années de présence furtive et inopinée sur la scène musicale, avec la sortie de « The prepared public » chez les Berlinois de Karaoke Kalk. « Un projet avec beaucoup de contraintes qui m’assure que ça ne va pas déborder et que ça ne sera pas n’importe quoi. »

« The prepared public ». Evidemment, lorsqu’on choisit un tel titre pour un album, c’est pour faire résonner la notion de préparation qu’a popularisé John Cage en 1938, lorsqu’il lui fallut écrire une musique de ballet destinée à être jouée dans un théâtre trop petit pour accueillir un ensemble instrumental; et qu’il eut ainsi l’idée de placer à l’intérieur du piano divers objets de bois, de métal, de caoutchouc, qui transformaient l’instrument en un véritable orchestre de percussions (Jérémie Szpirglas pour l’Ircam). Transformation conséquentielle, c’est-à-dire pensée à l’avance, qui implique plus ou moins consciemment qu’une part du réfléchissement de l’œuvre, du plaisir que l’on peut y prendre, va venir du fait que l’on s’explique comment elle est fabriquée. Ce n’est pas aussi clair que ça mais enfin, c’est bien de cette histoire dont il s’agit lorsque Pierre Schaeffer et les autres, décident de transformer le studio en instrument.

« J’ai envie de faire subir des distorsions d’identité à l’instrument : savoir comment on indique un chemin, comment on se met dans la tête d’un poisson »

« Le public est préparé mais, en fait, il ne le sait pas », poursuit Toog qui certes, aime les Cure et le groupe Abba, mais se trouve finalement plus proche de John Cage ou même, de Pierre Boulez. « Je reconfigure tout à ma manière. J’ai dû remettre chaque son au même niveau – les sons de voiture avec les notes de piano… C’est long, très long ». C’est du boulot en fait ; rien à voir avec des trucs à l’arrache où rien n’est au niveau et que l’on balance de façon improvisée; c’est-à-dire en étant absolument sûr que personne ne saura à quoi s’attendre. Dans le genre de ce petit son que j’ai concocté pour l’exemple en mélangeant de la musique de Toog avec des énonciations du mot Toog (qui signifie donc « arc » en néerlandais mais aussi « s’asseoir »).

https://soundcloud.com/fabulouslistener/toogonzai

Mais pas de méprise à l’écoute, Toog n’a rien à voir avec tout ça. C’est plutôt « un merveilleux entrelacs de mélodies jouées au piano, très simples et douces, et de field recordings ou des arrangements électroniques, esquissant pour chaque titre une rencontre inédite entre le monde des images, des rêves, et le monde concret » (comme l’écrit à son propos the Drone).

Chaque morceau fonctionne comme un court-métrage dans lequel le son du piano occuperait le premier rôle. « Par exemple, pour Le cheval de Gehane, j’ai essayé d’imaginer ce que ferait le piano, en termes de trots et de galops… » En gros, l’idée consiste à trouver comment raconter les choses en langage piano. « J’ai envie de faire subir des distorsions d’identité à l’instrument : comment on indique un chemin, comment on se met dans la tête d’un poisson, c’est vraiment ce qui me plaît, jouer avec une contrainte presque impossible et arriver à quelque chose de joyeusement illimité ».

« C’est un descendant des maîtres de la musique française, Erik Satie et Serge Gainsbourg, jouant ses compositions avec des baguettes asiatiques ». (La BBC à propos de Toog)

Dans un recueil de poésies à paraître sous peu, Gilles Weinzaepflen tente même de se fondre dans le décor de Pierre Boulez qui part acheter du jambon :

« Pierre, en effet, a préparé des endives au jambon pour sa femme et ses deux enfants, Grégory Boulez et Sophie Boulez. Puis ils ont regardé la télévision ensemble, une émission un peu trash où ils ont vu une engueulade en direct qui a beaucoup impressionné Myriam, la femme de Pierre Boulez. Myriam est allée se coucher la première, non sans faire remarquer que Grégory Boulez et sa soeur Sophie devraient être au lit. « Mais maman on est vendredi ! » Sophie Boulez commence à 10 heures, elle a maths. Grégory, lui, commence bien à 8 heures et il a sport. Pierre Boulez s’est levé et a éteint la télé. Il a demandé à son fils d’aller au lit. Celui-ci a obéi sans morigéner. Pierre Boulez est resté assis en silence avec Sophie Boulez pendant un moment, ils ne trouvaient rien à se dire. Puis Sophie Boulez a décidé elle aussi d’aller se coucher. Elle a souhaité une bonne nuit à Pierre Boulez, qui du coup s’est retrouvé tout seul, comme un con. « Voilà que je me retrouve tout seul comme un con », s’est dit Pierre Boulez en se levant pour aller se chercher une bière dans le frigo. Pierre Boulez a bu sa bière en quelques gorgées et a décidé d’aller se coucher. Myriam ne dormait pas encore, elle lisait comme chaque soir quelques pages d’un livre qui ne finirait jamais. Pierre Boulez s’est glissé dans les draps et s’est endormi aussitôt. Myriam, quant à elle, est allée dans la salle de bains pour boire un verre d’eau, et ensuite elle a fait comme Pierre Boulez, elle a éteint la lumière et s’est endormie. Peut-être pas aussi vite que Pierre Boulez, mais quand même, assez rapidement (Soleil Grigri, Editions Lanskine, 2017).

La frenchitude. La rencontre qui a changé sa vie de petit garçon qui joue du piano et part se coucher sans morigéner se déroule en 1995 à Paris. Avec Nick Currie, alias Momus, le courant passe vite et les deux énergumènes vont s’amuser à se ressembler, croiser leur style de dandys ironiques en costumes velours bleu roi ou prince de galles. « On a fait un voyage en Hollande puis passé ensemble le nouvel an dans son appartement place du Tertre avec sa femme Shazna ». Gilles (qui connaît donc la Hollande) est un admirateur discret et Momus se pique lui aussi discrètement de ce french alter ego, de ses petits synthés et de ses instruments « jouet ». « Il me considérait comme un chanteur pop un peu d’avant-garde. Le côté cabaret français. Nick Currie aimait, en effet, se donner des airs en reprenant, par exemple, la chanson Jackie de Jacques Brel. Et puis, il n’a pas trop envie de se retrouver seul sur scène et embarque donc le petit Toog pour une centaine de dates entre 1997 et 2000.

Celui-ci va pouvoir tester son style lors de premières parties toujours surprenantes, fascinant un public avide de frenchitude. Il vend très vite un premier disque à 3000 exemplaires, salué par la BBC qui y voit un descendant des maîtres de la musique française, Erik Satie et Serge Gainsbourg, jouant ses compositions avec des baguettes asiatiques. De ces tournées régulières, il se souvient de Stephin Merritt qui les rejoint brièvement et à qui il conseille lors d’un set dans une toute petite salle de jouer debout sur un tabouret, en raison de sa petite taille. Et le fait que Merritt s’exécute lui procure une joie indicible. Une autre fois, lors d’une panne de courant à Washington, il improvise et se met à lire un long article sur l’avortement sous les yeux et les oreilles ébahis de la salle. Momus n’est pas en reste et travaille son public jusqu’à lui arracher des larmes d’émotion (souvenir d’un autre concert à Chicago). Toog a donc été à bonne école. Par l’intermédiaire de son comparse écossais, il rencontre Malcolm McLaren qui incarne un peu le summum de ces années 90 où la musique populaire devient une sorte d’huile de coude qui fait marcher le business. Il est notamment marqué par la polémique About her, un mix des Zombies et de Bessie Smith que McLaren a vendue à Tarantino pour Kill Bill 2 et qu’il aurait plus ou moins chipé à un pauvre musicien français. Ce dernier, Benjamin Béduneau, alias Lancelot, se retrouvera finalement débouté par les tribunaux qui argueront du fait qu’il n’était qu’un simple exécutant, le morceau, étant en fait inspiré d’une oeuvre de Francis Poulenc, intitulée Improvisation n° 13 en la mineur. Comme disait Dylan qui en connaît un bout sur le sujet : « Il y a toujours des précédents, presque tout est la copie de quelque chose d’autre ». Ce n’est pas à McLaren qu’on va refaire la blague…

Fin du quart d’heure américain. Le duo va tourner longtemps et encore traverser de nombreuses aventures. Gille sera bien sûr du voyage, sur ce cargo Grec où Momus s’agitait et affûtait ses punchline (In the future, everyone will be famous for fifteen people) en posant ses lentilles un peu n’importe où. Comme par exemple dans une eau frelatée par ces amibes qui finiront par envahir la cornée de son œil gauche avant de le laisser borgne. Beaucoup plus tard, lorsque Toog sera loin de Momus, qu’il se sera enfin libéré de cette emprise qui bridait son autonomie ; il perdra aussi quelque chose, l’un de ses reins, comme si la disparition de quelque chose de soi, intimement physique, indiquait le prix à payer pour s’émanciper radicalement des autres.

Entretemps, il y aura d’autres disparitions, celle de son rêve américain qui va s’écrouler, le 12 septembre 2001, date à laquelle devait sortir son nouveau disque (le label quitte New York et part s’installer au fin fond du Canada). Quinze ans plus tard, il écrira ce Frank&Elisa qui démarre dans une simplification extrême de la Lettre à Elise de Beethoven, Elisa a épousé un gros texan et oui, ça se termine mal, parce qu’ils n’ont pas les mêmes valeurs alors on entend plus grand-chose, la mémoire de cette lettre que joue leur gamin pendant qu’au loin, on les entend s’engueuler. On a envie de rappeler la question que Georges Washington chuchotait sur son lit de mort, « Est-ce que l’enfant va bien ? » disait-il, en voulant parler des Etats-Unis (cité par Paula Fox, Parure d’emprunt, 1999).

Pas sûr que Toog regrette le succès, même si l’Amérique va lui manquer comme une amie qui finit par s’éclipser au moment où vous comprenez pourquoi vous n’avez jamais cessé de l’aimer (c’est trop compliqué ? Désolé). C’est dans ce contexte un peu flottant qu’il rencontre Asia Argento, dans le rôle de la furie VIP prête à bouffer de l’underground. Et pour un dandy voyageur qui finira d’ailleurs par tourner un film qui se déroule entièrement le long d’une frontière, « sa » frontière (Le Liseré vert, 2018), il y a de quoi s’enticher… Ironie de l’histoire, c’est sa nouvelle muse italienne qui lui fait découvrir Les lettres à Lou qu’un Guillaume Apollinaire parti sur le front écrit alors à sa Lou qui s’en contrefiche un peu (« Ah ! Ah ! Te revoilà devant moi toute nue / captive adorée toi la dernière venue / tes seins ont le goût pâle des kakis et des figues de Barbarie / hanches fruits confits je les aime ma chérie »)

Finis les cargos pourris et les salles basses de plafond. Avec Asia, c’est plutôt la grande propriété en Sardaigne où l’on part le matin à cheval pour acheter du pain et où un villageois s’occupe de votre monture pendant que vous discutez avec les sympathiques petites gens. C’est une amitié profonde, un peu plus sans doute, qui les amènera à réaliser un disque ensemble en 2004, « Lou étendue », qui fait aussi écho au 11 septembre. Le temps long de l’adolescence s’achève avec cette position de quasi-producteur, prise mâle pour prise femelle, une évidence se matérialise et le style de Toog évolue plus franchement tandis qu’il publie ses premiers recueils de poèmes et se met au documentaire, tournant une histoire de Jean-Jacques Perrey, bouclée juste avant la mort du musicien en 2016 (« Prélude au sommeil »).

Un film rigolo qui rebondit avec ce qui fait la célébrité décalée de celui qui – lui aussi – a connu le succès en Amérique en passant du lit de Piaf au Protools de Fat boy Slim. C’est d’ailleurs lui, Toog le Mulhousien, qui prononcera son oraison funèbre à l’église (« tu es le seul croyant, lui dira sa fille, alors c’est à toi de le faire »). Il parlera de l’Amérique bien sûr et de la chance qu’elle a donnée à ceux et celles qui sont venus y chercher fortune – Piaf, Perrey, Borelly, Cerrone et les Daft Punk… Un peu comme si dans cette première et dernière homélie, il voulait redire que la musique fabriquée par chez nous perdait de son intérêt si elle ne traversait pas l’Atlantique et que, en même temps et quoiqu’on y fasse, elle finirait par perdre ce qui la rendait irrésistiblement sincère. « Le meilleur compliment qu’on peut me faire, dit-il, c’est de me dire qu’avec ma musique, on ne sait jamais ce qui va arriver ». Et ce sera un peu le mot de la fin parce que, franchement, qu’est-ce qu’on peut espérer de mieux lorsqu’on vient d’enterrer un proche sinon que demain ne ressemble surtout pas à quelque chose ou à quelqu’un que l’on a déjà rencontré ?

Toog // The Prepared Public // Karaoke Kalk
https://toog1.bandcamp.com/album/toog-the-prepared-public

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