Le public n'aura eu aucun répit, si ce n'est le court instant pendant lequel The Soft Moon a quitté la scène avant d'y remonter pour un rappel intense, violent et épuisant. Un dernier souffle, un dernier râle, une dernière convulsion. Extinction du stroboscope, des amplis et des micros. Le public est dévasté, et chacun se refait mentalement la scène qui a pu mener à ce sentiment de fin du monde. Il faut rentrer, vite, ne pas parler, ne pas essayer de comprendre, ne pas croiser les regards vides dans le métro, ne pas leur montrer notre air hagard et hébété. Il faut fermer les yeux, allongé sur son lit, et revivre le film dans son sommeil.

Plan d’ouverture. Rideau de fumée, lumière aveuglante et stroboscopique, mur du son qui ne cesse de s’épaissir : les mégaphones ont donné l’alerte d’un immense bombardement. Pourtant, on ne veut pas se réfugier, adossé aux quelques murs encore debout, les yeux plantés droit dans ceux de l’agresseur. On sait que, dans moins d’une heure, rien ne sera plu comme avant. Moment rare dans une vie où l’excitation le dispute à la peur. Impossible de résister aux assauts répétés de l’ennemi qui impose son rythme, et scande ses appels à la reddition. Le corps tout entier est pris de convulsions. Les yeux sont brûlés par la lumière, souvent blanche, et qui emprunte parfois au sang le rouge, et à l’aube incertaine un bleu faussement inoffensif. Les oreilles, douloureuses, envoient au cerveau un message clair : le plaisir fera mal ou ne sera pas. On frôle son voisin, future victime de cette guerre apocalyptique, puis on le heurte, dans l’instabilité de sa propre danse frénétique. Tension, regards, sourires, chutes, coups. Il y a du beau, du collectif, et du partage dans ce public-victime, mais aussi une sale tension, hideuse et fébrile. On veut aller le plus loin possible, encore plus fort, encore plus noir, encore plus aveuglant, quitte à saboter son plaisir et celui des autres. La fin approche, mais la fin de quoi ? On ne sait déjà plus, trop excité par l’arrivée imminente d’un autre monde, celui qui se trouve juste derrière le rideau de fumée, juste derrière la lumière aveuglante et stroboscopique, juste derrière le mur du son. Juste là. À portée de main. On y est. Cut.


Dernier plan, magnifique et effrayant : un paysage baigné par une lumière blanche, sur lequel semble régner la sérénité. Un horizon infini, large comme les rêves. Pourtant, rien ici n’appartient à la normalité. Aucune trace de vie, ni humaine, ni animale, ni végétale. Aucun bruit, aucun son. Un silence écrasant de douleur, qui contraste violemment avec les décharges sonores de l’assaut précédent. Troublé, on perd son équilibre. Peur de revenir en arrière et de revivre la destruction d’un monde injuste mais plein de vie, et peur de rester dans ce présent qui semble n’avoir aucun futur. Un présent infini. Un présent-prison.

Flashback. Quatre heures plus tôt, je suis assis en face de Luis Vasquez. Frêle silhouette habillée de noir, voix douce et claire, écoute attentive et sourire non feint : à l’opposé du gothique écorché et introverti qu’on peut facilement imaginer à l’écoute de ses disques, ou du rocker rageur et sombre qu’il est en concert. Le concert au Point Éphémère célébrait la sortie de « Zeros« , deuxième album sur Captured Tracks. Lui et moi n’aurons qu’un quart d’heure pour échanger. Frustration. On prenait le chemin d’une discussion sur l’univers artistique et sensible dans lequel baigne ce musicien solitaire, avide de parler de tout ce qui le touche.

Gonzaï : Tu sors tous tes disques au moment de Halloween, c’est voulu ? T’as un problème avec les morts ? Avec l’automne ?

Luis Vasquez : Ce que je voulais vraiment sortir pour Halloween, c’est le dernier maxi (« Total Decay », 2011). Les autres disques, c’était un pur hasard. Mais au final, c’est presque devenu une tradition pour The Soft Moon, alors je pense que je vais continuer comme ça. Rendez-vous à Halloween 2013 pour le prochain disque !

« Zeros » est encore plus violent et plus puissant que tes derniers disques. Tu n’as donc pas de limite ?

Rien n’est prédéterminé : je m’assois, j’écris et les choses sortent naturellement. En réalité, je pensais sincèrement que ce deuxième album serait moins violent et moins sombre que le premier. Je vois la musique comme une thérapie qui me permet de mieux me comprendre et bannir mes démons. Avec le temps, je pensais donc être devenu plus calme, mais ça n’a pas l’air d’être le cas…

Les spectateurs t’ont souvent dit que « le son est beaucoup plus puissant sur scène que sur l’album.«  Avec « Zeros », es-tu satisfait du résultat ?

Oui, absolument. Pourtant, j’écris et enregistre encore les morceaux seul dans mon appartement. La seule différence avec le premier album, c’est que j’ai apporté les enregistrements dans un studio professionnel, pour développer un peu plus le son et les idées. L’ingénieur (Monte Vallier, ex-membre de Swell, NdlR) m’a aidé à réenregistrer certaines parties de voix et d’instruments. C’est donc plus intense, parce que la production est plus tranchante et agressive.

Tu as un son énorme sur le disque, et pourtant tu distribues des CD de tes démos à ceux qui achètent l’album. Pourquoi une telle démarche ? Je te croyais perfectionniste !

Je suis perfectionniste. C’est par humilité que je distribue mes démos. Je suis enfin à l’aise avec l’idée de montrer mes faiblesses aux fans. La thérapie semble donc avoir fonctionné. Et la preuve, c’est que j’ai l’impression de mieux contrôler le processus, contrairement au premier album, où la musique avait pris le contrôle sur moi !

De « Zeros », tu expliques ceci : on entre dans ton monde avec It Ends – paradoxalement – et on en ressort à la fin de l’album avec sdnE tI, soit la même piste inversée. Du coup, c’est pas un peu dangereux d’écouter ton propre disque chez toi ? T’as pas peur de rester bloqué dedans ?

Oui, exact : l’écouter, c’est comme rentrer dans un monde parallèle (a double world)… D’ailleurs, c’est dingue, mais j’en viens même à me demander si j’ai vraiment écrit cette musique. Je t’avoue que c’est très étrange, mais je prends quand même du plaisir à écouter mes disques.

Tu as affirmé que ce serait ton dernier album solo, tu confirmes ?

Pour les prochains disques, j’aimerais intégrer les idées provenant des musiciens qui m’accompagnent en ce moment sur scène. Avec The Soft Moon, je me considère comme un directeur artistique, ou un curateur, et le projet sera de plus en plus collaboratif.

Qu’est ce qu’il peut y avoir après « Zeros » ? Un ? Moins un ? Si tu sors « One », rappelle-toi que c’est déjà le titre d’un album hyper connu…

(Rires.) À vrai dire, j’en sais rien… Je ne sais pas du tout ce qui viendra après « Zeros ». Cet album est la fin du monde, et le prochain sera donc le début d’un autre.

La pochette est basée sur une œuvre d’Alexander Rodchenko, et celles des disques précédents sont clairement inspirées du constructivisme : un de leurs leitmotivs était « faire des expériences concrètes dans la vie réelle ». Tu t’y reconnais ?

Je suis complètement d’accord avec la philosophie du constructivisme : j’aime bien l’idée d’aller au fond de soi, d’exprimer son individualité, et de parvenir à la lier aux expériences collectives.

J’imagine donc que c’est en live que tu peux t’approcher de cette idée d’expérience collective ? Tu utilises des images, des lumières, en plus du son : le concert doit être une expérience artistique totale ?

Pour moi, le live doit être une expérience multi-sensorielle. En un sens, c’est aussi vrai sur l’album – et notamment « Zeros » – à l’écoute duquel j’aimerais que les auditeurs perdent contact avec la réalité, et rentrent dans mon propre monde.

À quand The Soft Moon en concert dans des centres d’art ?

C’est probable : j’imagine bien une expérience artistique totale, où chaque élément sonore et visuel serait pensé pour déclencher des émotions chez le public. C’est vraiment pour moi la prochaine étape. En fait, je vois The Soft Moon moins comme un groupe, que comme un mouvement artistique.

Dans ce domaine de l’art (installations, performances), as-tu des références ?

Les expériences qui m’ont le plus bouleversé et touché sont celles de Tony Conrad.

C’est dommage qu’en tant qu’auditeur du disque, on n’ait pas d’autres éléments artistiques pour vivre l’expérience plus intensément.

C’est exactement ce que je me dis depuis quelque temps, et d’ailleurs j’y travaille. J’espère que sur le troisième album, je pourrai proposer un package complet : audio, vidéo, etc.

Dans d’autres interviews, au rayon ciné, tu cites comme références David Cronenberg, David Lynch, Gaspar Noé ou Blade Runner. As-tu déjà participé à un projet cinématographique ?

Pas encore, mais c’est vraiment une de mes envies, un but. Je te confie un truc : je vais collaborer avec un cinéaste l’an prochain, pour la première fois de ma vie. Le film s’intitule A Girl and a Gun, réalisé par Filip Jan Rymsza. Un truc à la Tarantino, True Romance, Drive. Il y aura plein de scènes avec des bagnoles roulant à toute vitesse ; je suis hyper excité de mettre ma musique dessus !

Tu dois être amateur de bandes-sons : quelle est ta préférée ?

La B.O. de Chronopolis (À La Recherche du Temps, en français, NdlR), écrite par Luc Ferrari. C’est un film d’animation pour enfants réalisé par le Polonais Piotr Kramer. C’est de l’ambient, et je me suis complètement reconnu dedans quand je l’ai entendue pour la première fois.

On a l’impression que tu es plus inspiré par l’image que par le son, au final. Étonnant, pour un musicien !

En fait, je m’en fous d’écrire une chanson au format pop ; je me concentre sur l’atmosphère et l’ambiance, afin de créer de la musique qu’on peut voir, et pas forcément écouter.

Serais-tu synesthésique ? Ça expliquerait tout !

Tu sais quoi ? Je crois que je suis vraiment synesthésique : quand j’écoute de la musique, je vois des formes. Ce qui explique en grande partie le choix de mes pochettes de disque.

Avant de se quitter, tu pourrais me filer un tuyau sur un groupe cool que tu écoutes en ce moment ?

Onyx System. Ils viennent de Chicago, et sonnent très européen, à mon goût. Très 70’s, aussi.

The Soft Moon // « Zeros » // Captured Tracks
http://thesoftmoon.com/

Photos : Cécilia Sparano

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