Quand on fait claquer ses talons dans les festivals BD hexagonaux, on trébuche régulièrement devant le stand The Hoochie Coochie. Le nom trompeur et ses couvertures hors du temps laissent penser à une asso de collectionneurs d'affiches de bluesmen. Grossière erreur : ici on fait des bouquins et chacun d'entre eux est une insulte à la médiocrité.

Déjà revenir à l’idée qu’un livre est un objet luxueux, un truc de fétichiste comme le vinyle ou les pompes en cuir. Ensuite cultiver la rareté, pas juste pour une pose mais bien par soucis du détail. Sortir seulement huit bouquins par an dont deux revues, c’est un choix, pas une limite. L’objectif en est de peaufiner la phase de fabrication à un stade ou le mot « minutieux » devient risible : on imprime soi-même les couvertures, on accepte la linogravure, les collages, le scratchboard en carton enfin tout ce qui demande plus de temps que d’ouvrir un compte skyblog et comprendre le mode d’emploi de son scanner. Ne nous y trompons pas, les détails de fabrications sont aussi importants que ce laps de temps où l’on retourne un disque sur la platine : c’est l’occasion d’approcher un diamant.

Ainsi armés, nos joyeux drilles s’en vont défendre chaque livre sur tous les festoches de France et de Navarre comme on conduirait un boxeur kabyle dans les MJC de nos provinces. Et ça marche. Malgré (ou grâce à) une équipe massivement bénévole, les victoires aux points s’ajoutent sur l’ardoise en prenant soin d’éviter tout K.O. chez le libraire grâce à de petits tirages et en assurant sa propre diffusion. L’éditeur se retrouve primé deux fois pour ses revues, avant d’avoir cette année sa propre exposition rétrospective à Angoulême et un livre en sélection officielle. Oh yeah.

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Hot rats

Tout cela serait anecdotique chez tout éditeur BD traitant de récits ou d’humour, mais le cas de ces poitevins est à part sur la forme comme sur le fond. The Hoochie Coochie publie des albums flirtant salement avec les sciences sociales. Ha ça fait peur d’un coup hein ? Tu fais moins le malin face à une BD qui traite de l’état du Japon de l’après-guerre ou un conte avec des ours qui invoque la tragédie grecque ! Et pourtant, c’est plus sexy qu’on le croit. Une main dans le corsage de l’Histoire, l’autre qui pince les fesses de la Philo, les joues rougissent un peu mais le cerveau en ressort flatté. Merci pour le dépucelage, je vais renouveler ma carte de bibliothèque. C’est quoi déjà le première zone érogène ?

Trêve de paillardise. Débarrassé de toute blouse professorale chiante, il reste dans ce catalogue les récits d’auteurs exigeants et pointus qui dépassent l’allusion mais préféreraient se couper les paupières avec du papier que de passer pour des donneurs de leçons. Quand Projectile évoque la guerre, il dépasse le couplet « les armes c’est mal » au profit de « chaque soldat est un homme, et chaque homme un père, un mari, un ami », quand Les Déserteurs utilise l’empire romain en décor ce n’est pas pour le plaisir de dessiner des centurions mais pour rappeler ce que la république peut donner en matière d’état ingouvernable. Plus encore, les trois derniers livres publiés l’an passé côtoient dans le genre des sommets : un ouvrage sur la piraterie citant le droit des hommes à disposer d’eux même moralement et spirituellement, c’est Renégat d’Alex Baladi ; le survol du XIVe siècle, sa peste, ses guerres, sa Renaissance qui en font un siècle pas comme les autres… ou bien si, car Le Temps est Proche de Christopher Hittinger s’applique à faire réaliser combien ces épidémies, conflits et bouleversements culturels s’appliquent autant à notre époque ; enfin, le Projectile déjà cité des frères J&E Leglatin que lirait Antonin Artaud s’il n’avait pas cassé sa pipe d’opium. Ceux qui pensent que l’intelligence est un fruit défendu passeront à côté du grand frisson. Clôturons ce tour d’horizon en précisant qu’il y a derrière ce catalogue aux allures un peu « enlarge your IQ » une équipe jeune et cool qui préfère parler psychédélisme qu’ethnologie des milieux urbains tempérés, et que si The Hoochie Coochie se raccourci en T.H.C. ce n’est carrément pas un hasard. Amis de la botanique et de la lampe à sodium, bonjour.

Single barrel et underground US 60s

Pour mieux comprendre les dessous des cartes à gratter et discuter de cette soudaine mise en lumière angoumoisine, j’avais rencontré début Décembre un des fondateurs, le roux hirsute Gautier Ducatez. On discute de sa fascination pour les vieux moustachus à chapeau et guitare (Zappa, Beefheart, le Pompéi de Pink Floyd) et de son job de VRP du livre pas toujours facile auprès des libraires. Rapidement, l’homme devient prolixe derrière sa barbe de buisson ardent, il prend le temps de peser chaque phrase, les pondérer, ce qui rend toute retranscription absurdement longue. Mais l’essence reste passionnante. Quand par exemple il résume sa structure à « une maison d’édition indépendante qui a un œil sur la BD étrangère et un œil sur tout ce qui se fait en impression artisanale », justifiant ainsi que le contenu ne se donne pas de limite géographique tout en balourdant les étiquettes « manga », « comics » ou « fumetti » aux 4 coins ; « C’est complètement con, quand tu vas voir un film allemand tu vas pas voir ‘un kino’ ! ». Quant au terme suscité d’éditeur « indépendant », Gautier tient un raisonnement simplissime : « De la même façon qu’en agriculture, dès qu’un producteur est très gros, on parle plutôt de ‘producteur industriel’, on devrait faire la séparation entre éditeurs industriels et éditeurs tout court. Ce n’est pas à nous de nous démarquer des grands groupes éditoriaux, ils ne sont pas la norme. »

ducatez_teteEn 2002, Gautier et son complice Tarabiscouille montent une première revue nommée Turkey Comix en double hommage à la BD underground américaine des sixties (Crumb, Gilbert Shelton) et au bourbon Wild Turkey. Toujours d’actualité, la revue fait tourner quelque 30 contributeurs internationaux et une couverture en impression manuelle qui atteint plus souvent le haut du panier que Michael Jordan sans ses Nike Air. Avec le temps s’ajoutent une production de livres et une seconde revue dirigée par Gérald Auclin, DMPP (pour Dame Pipi comix). Ensemble, elles portent la maison vers son sympathique destin autant que la maison doit les porter sur son dos. Deux revues épaisses comme des lingots consommant un temps phénoménal pour une rentabilité inexistante confirmée. L’utilité ? Gautier Ducatez : « On a mis un truc important en place : peu importe le bagage d’un auteur, on ne travaillera avec lui en livre que dans la mesure où on a travaillé en revue. Pour se tester artistiquement, et humainement sur ce format court. Et puis c’est plaisant d’allécher notre lectorat… » En le cuisinant encore un peu, il reconnaît qu’il porte une affection particulière pour ces deux publications, un truc qui surpasse le projet éditorial réussi et le fétichisme du papier. Peur d’exister sans elle ? « Pas forcément. Elles sont des marqueurs temporelles qui accompagne l’histoire d’une maison d’édition c’est certain. Mais une revue a aussi sa propre vie avec une apogée et un déclin pour finalement devoir s’arrêter. Par exemple Ferraille [NDA la revue culte des Requins Marteaux, fleuron de l’édition indé] a été exemplaire en ce sens, savoir s’arrêter à temps. J’ai clairement conscience qu’avec Turkey Comix on est en train de vivre nos meilleurs années ; un jour il faudra dire stop et profondément se remettre en question. Une transformation majeure. »

Faites péter la Sainte-Barbe

Mais il n’y a pas que des revues ; les derniers livres sont des trésors qui méritent un aller simple pour Panthéon, et l’expo d’Angoulême le montre bien. Particulièrement le Baladi qui donne ici naissance à des bateaux en bouteille, un pirate en carton de 2 mètres vous surveillant, et un montage feuille-à-feuille de coups de sabre à affoler Jean Marais et Errol Flynn. « Il faut compléter l’univers du livre par un rendu vivant, c’est l’un des chevaux de bataille de l’avenir de la bande dessinée et de l’édition en général » Et des batailles il n’en manque pas notre barbe-rousse : sortir en période de crise trois bouquins en couverture tissée aux formats bien éloignés des normes du marché, c’est tout de même un fichu coup de poker. Un boulet de canon dans la trésorerie. Quand on sait que d’habitude, Baladi – auteur ô combien prolifique et ardent défenseur du fanzinat qui a pris ici 4 ans pour peaufiner ce qui semble être son magnum opus – est tiré à 500 exemplaires, il y a de quoi crier au feu en voyant sortir des presses les 1500 pavillons noirs de son Renégat. Quant aux 2500 exs d’Hittinger, ils viennent carrément tortiller leur couv jaune moutarde dans la sélection ‘Révélation’ d’Angoulême. Que personne ne bouge, ceci est un abordage ! Et au delà des écrins, ce sont là deux classiques qui ont vu le jour dont beaucoup se réclameront demain, qu’ils dédicacent aujourd’hui. Que le diable m’emporte si je dis des sornettes.

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Bien sur l’exigence et les pré-requis pour lire ces bouquins dépassant encore ceux de l’article que vous lisez, peu d’entre vous irons finalement acheter un seul de ces livres. Peu importe, il fallait qu’hommage soit rendu à ceux qui se cassent le cul. Et tout comme l’infime partie qui quittera la 310e écoute de London Calling pour tenter Hot Rats de Zappa trouvera d’abord le résultat plus nébuleux qu’appréciable, il vous faudra revenir un jour aux amis du weird jelly roll. Alors en guise de conclusion, voici une ultime anecdote de Gautier que comprendront tous ceux qui ont un jour quitté leur littoral pour aller bosser à la grande ville : « J’étais avec Baladi à St Malo, et on voit une pub pour L’Epervier, une BD évoquant la vie maritime sous Louis XV. Soit presque la même période que Renégat, mais là avec une femme décolletée. Vision classique de la femme dans la BD… Comprenons nous, les gros seins c’est bien beau, mais ça ne tient pas face à une conversation intellectuelle. Il y avait surtout là une scène au château de Versailles d’un réalisme affligeant où le mec avait été jusqu’à dessiner toute la marqueterie du château… mais réduite ici à un format illisible ! Et à côté de ça je repensais à la première page de Renégat : un trait. Un seul trait qui va doucement devenir l’évocation du souvenir de la mer et sa privation pour un marin emprisonné. Autant dire, un trait cent fois plus efficace que tout le travail de ce peigne-cul avec sa marqueterie. » Fluctuat nec mergitur.

http://www.thehoochiecoochie.com/

5 commentaires

  1. Hilaire t’as le chic pour trouver du bon client.
    Je suis reparti du Goulême avec leur dernier Turkey Comix, y a des joyaux dedans.

    DMPP c’est vraiment une bonne lecture aussi. A DMPP ils ont le chic pour toujours déterrer des oeuvres oubliées, des auteurs partis en fosse commune. Ils font un taf d’historiens vraiment balèze de la cramouille. j’ai appris plein de trucs grâce à DMPP. LISEZ-LE!

  2. Je ne suis pas d’accord avec le postulat « c’est des éditions intelligentes et donc pas accessibles à tout le monde ». Je trouve justement que c’est là l’intérêt d’Hoochie Coochie: faire de beaux et bons livres sans pour autant exiger un Doctorat pour en profiter.

  3. Grosso modo vous dites la même chose que moi cher Sened mais en 300 signes au lieu de 8000 quoi.
    C’est cool. Juste à l’avenir méfiez vous à faire ainsi on vous payera que 300 signes et c’est pas avec ça que vous allez rembourser le prêt de votre tracteur/tondeuse à gazon 3 vitesses.

  4. Bonsoir!
    Pour ma part je suis ravie d’avoir pu lire le livre de christopher hittinger , j’adore ses manière de nous faire découvrir l’histoire , au revoir manuels scolaires. Je veux rire , bien sûr , je tenais à dire merci aux éditeurs de nous avoir publié ce livre et a mes documentalistes de l’avoir commandé. Il était sur une étagère , peut-être jamais ouvert , et je l’ai ouvert. Un bon(d!) dans l’histoire , il était super clair..à lire avec plaisir. Il m’a beaucoup fais rire ^^

    – une lycéenne

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