Sur son deuxième album, le fantastique ‘Rituels d’un Nouveau Monde‘, Zombie Zombie s’amusait à détourner le Rocket #9 de sa sérénissime altesse Sun Ra. Petite question en préambule : quelqu’un ici connaît-il Sun Ra ? Réponse de circonstance : oui, bien sûr, c’est un classique. Permettez, je recommence : quelqu’un ici connaît-il vraiment Sun Ra ? Réponse plus évasive : euh, oui un peu, enfin comme tout le monde quoi, l’album ‘Space is the Place’, la mythologie cosmique, les sessions très free avec des musiciens sapés comme au temps des pharaons… C’est mieux. Mais c’est quand même insuffisant : Sun Ra a enregistré une bonne centaine d’albums, studio ou live, entre la fin des années 50 et sa mort (en 1993). Autant dire que, globalement, peu de gens peuvent se targuer d’avoir fait le tour de cette œuvre monumentale.
Je n’y coupe pas : j’ai commencé tard, très tard à m’intéresser à Sun Ra. Tout simplement parce qu’un groupe français, cher à mes yeux, avait eu la bonne idée de revisiter un de ses titres – devinez qui. J’ai d’abord acheté deux doubles compilations rétrospectives sorties sur le label Strut et puis j’ai continué à creuser sur la toile. Avant, sans la connaître, je pensais que la musique de Sun Ra était totalement perchée dans son délire mystique, trop free, trop ésotérique. Depuis, je suis revenu sur mes à priori. Quand j’écoute le Sun Ra Arkestra et ses diverses incarnations, je ne plonge pas dans l’imagerie futuriste conçue par le grand maestro, mais a contrario dans des temps très anciens, dans des contrées lointaines, chaudes et irradiées de lumière blanche… en Mésopotamie. Savez-vous précisément où se trouve – ou plutôt, où se trouvait la Mésopotamie ? Moi non plus. Je n’en sais foutre rien. Mais lorsque j’écoute Sun Ra, je suis en Mésopotamie. Totalement perdu.
Vortex à influences
Ceci pour dire deux choses. La première, c’est que Cosmic Neman et Étienne Jaumet, de par l’essence même de leur projet commun, sont de formidables passeurs. Érudits, aux goûts sûrs et iconoclastes, nourris de culture « bis » ou « Z » à la façon d’un Tarantino dans son domaine. On a su dès le début qu’ils aimaient le rock motorik allemand, les « scores » synthétiques de John Carpenter, le free-jazz… et puis on s’est aperçu, au fil des sorties, qu’ils commençaient à incorporer très naturellement d’autres obsessions, les polyrythmies (et plus globalement tout un attirail de percussions), la techno de Detroit (le travail de Jaumet en solo n’y est bien sûr pas pour rien), les lents mantras cosmiques d’une certaine frange expérimentale du rock français des 70’s (Heldon, Lard Free, Alpes) et d’autres choses encore qui ne sont pas forcément à la portée du premier venu – mais qui lui sont livrées comme les pièces d’un puzzle, disséminées ici et là, prêtes à être collées à nouveau ensemble pour peu qu’on leur en donne le temps. La seconde chose, ensuite, est que très peu de groupes contemporains peuvent se permettre d’avoir, à l’instar de Sun Ra en son temps, délimité un territoire d’exploration à nul autre pareil. Zombie Zombie ne sonne comme personne d’autre. Il a créé son propre petit monde. Et c’est aujourd’hui devenu une chose très rare, puisque beaucoup pensent – à tort ou à raison – que tout a déjà été vu, revu et corrigé en matière de musique. Leur argument : cela fait trop longtemps qu’il n’y a pas eu de révolution musicale majeure, similaire à ce qu’ont pu être en leur temps l’apparition du punk ou de la techno. Certes, mais ce serait oublier la myriade de subdivisions, parfois mineures, et parfois non, que ces deux genres (parmi d’autres) ont engendré. Or il n’y a pas de musiques « mineures » pour Zombie Zombie, au contraire : c’est dans l’exploration de leurs marges que le duo parisien s’est façonné une identité. Ainsi, de formation atypique (ce binôme !) et ultra-référencée, Zombie Zombie est depuis devenu une unité à part entière, autonome, progressiste, seule à emprunter sa route. Et ce qui nous permet d’affirmer cela en toute décontraction du bulbe, c’est bien sûr ce nouveau disque – une pierre de plus à l’édifice.
“I know this French band that is pretty good. They’re called Zombie Zombie. They’re a techno band I think.” (John Carpenter)
Cosmic Neman, interviewé ici même fin 2014 en mode Cooloscopie : « On a envie d’aller dans des endroits où les gens ne nous attendent pas… Là, on est en train de préparer la musique d’un spectacle vivant dans lequel on jouerait en live – un spectacle de cirque… Ça peut paraître étonnant, mais on a été séduits par ce monde que l’on ne connaissait pas. Et ça peut être une étape pour nous. » Or donc, Zombie Zombie s’est aventuré dans le domaine du spectacle vivant pour avancer. Par le passé, il avait expérimenté le ciné-concert (Le Cuirassé Potemkine en 2009, des courts-métrages du réalisateur et biologiste Jean Painlevé en 2014), signé une bande originale de film (Loubia Hamra en 2013) puis une deuxième plus récemment… Seulement là, c’est un poil différent. Il ne s’agit plus de se caler sur des images – mais sur une performance, un mouvement, un instantané. ‘Slow Futur’ est donc une création à part dans cette discographie en réinvention permanente, puisqu’il sert le spectacle minimaliste et hypnotique du même nom, conçu par Elsa Guérin et Martin Palisse de la compagnie Le Cirque Bang Bang. Ces deux-là entretiennent depuis longtemps un rapport étroit avec la musique dans la genèse de leurs spectacles : la rencontre était – sinon inévitable – riche de promesses. Très rapidement, le pitch : deux jongleurs (les deux metteurs en scène susnommés) sont immergés au cœur d’un dispositif réduit à un tapis roulant de huit mètres par deux, bordé de néons. Voilà pour la forme. Pour le fond : mouvement vs immobilité, verticalité vs horizontalité, solitude de l’individu vs unité du couple face à l’implacable mécanique du temps qui passe (le tapis, donc)… On vous laisse le soin de vous faire par vous-même une petite idée de la chose, avec une courte vidéo. Et puis on revient à la musique.
Rencontre du troisième type
Pour accompagner au mieux cet objet chorégraphique non identifié, Zombie Zombie a donc pondu quatre longs thèmes qui oscillent entre 10 et 16 minutes. Il y a ici une lente entrée en matière noyée dans une jungle de percussions (Hyperespace), un final digne de ce nom pour passer en vitesse lumière (Extra Life), avec entre les deux un vrai morceau de bravoure (le titre éponyme) et une pièce qui relève quasiment de l’installation sonore (Blue Screen)… Ce disque, on peut donc l’écouter indépendamment du spectacle pour lequel il a été conçu. C’est même tout son intérêt : ça démarre lentement, les éléments se mettent en place et puis ça décolle, ça redescend, ça continue à jouer des montagnes russes pour mieux s’y perdre ensuite et puis à la fin, à la fin… la question se pose : ‘Slow Futur’ peut-il être considéré comme le troisième album de Zombie Zombie ? Étienne Jaumet confirme très vite mes soupçons : « Oui. » Car pour la première fois, Zombie Zombie explose les formats. Valide sa quête de la transe ultime, même s’il s’agit bien d’un travail de commande. Et largue ses dernières amarres, pour enfin pouvoir passer au niveau supérieur. Si ça continue comme ça, le groupe pourrait bien finir par accoucher d’un album avec deux ou trois titres maximum, longs et progressifs, à la manière de ces vieux vinyles psyché dont chaque face ne comptait parfois qu’un seul titre – et tout un tas de mouvements en leur sein. Oui, ça aurait de l’allure… Pour l’heure, Zombie Zombie vient de franchir un palier décisif puisqu’il ne s’agit plus de tourner cent fois autour du pot : la mission, si vous l’acceptez, c’est de tripper. De rentrer dans le truc à fond, au casque, au volant, dans le noir (évitez les mélanges) et d’en sortir forcément un peu vaseux, mais heureux d’avoir touché du doigt le lointain ballet des astres. Neman ne s’était donc pas trompé : en prenant le risque d’aller se frotter à l’inconnu, le groupe en est sorti grandi. Sans doute à cause du grand écart artistique et peut-être aussi parce que, pour la première fois, Zombie Zombie a incorporé au processus d’enregistrement son « troisième homme », Jérôme (alias Dr Schonberg).
Jérôme, batteur de son état (chez The Berg Sans Nipple), était arrivé dans l’histoire pour appuyer la tournée consécutive à ‘Rituels d’un Nouveau Monde’ (2012). Eu égard au boulot fourni derrière les fûts par Cosmic Neman, Zombie Zombie avait-il vraiment besoin d’un second batteur ? Non : il en avait envie. Et ça change tout. Et c’est une idée formidable. Qui démultiplie le champ des possibles sur le plan rythmique, mais ouvre aussi de nouvelles perspectives quant à la direction à emprunter. Fort de ce line-up peu commun, Zombie Zombie peut désormais se permettre d’avancer en territoire vierge, ou tout du moins d’aller enregistrer des choses que personne n’aurait soupçonnées jusque-là. Neman : « Peut-être un disque de dub… mais joué par des petits Blancs. » Bancal, donc. Étienne : « Tu connais « Rastakraut Pasta » de Moebius & Plank ? » Non, pas encore écouté, mais je brûle et je vois où vous voulez en venir. Une certitude : quelles que soient les voies qu’emprunteront Zombie Zombie à l’avenir, ils les tordront à leur façon. Pour ‘Slow Futur’, la principale source d’inspiration audible est, à mon sens, la musique dite répétitive. C’est évidemment lié au format des morceaux. Ne pas juste entendre celle développée en son temps par Manuel Göttsching (pour l’exemple), mais toutes les musiques répétitives, de Neu! à Moroder en passant par Eno ou Kraftwerk. On pouvait en percevoir des fragments épars sur les disques précédents, seulement cette fois-ci, ces influences, plus digérées encore, convergent toutes vers le même point d’équilibre. C’est particulièrement sensible sur le morceau-titre, shamanique à souhait, qui semble couler de source tout en évoquant mille et un fantômes.
La loi de Murphy
Il est fascinant de voir un groupe, qui plus est français, tracer encore de nouvelles lignes. Chacun a ses lubies, chacun aime à se référer à ses fétiches. Mais peu réussissent au final à transcender leurs influences pour parvenir à quelque chose de neuf. Plus Zombie Zombie avance, plus il est une branche de l’arbre. Et elle ne pliera pas sous l’action des saisons. Alors, il est tentant de faire un parallèle, et je ne vais pas me priver de le faire, même si certains ne manqueront pas d’hululer à la lune pour ce supposé sacrilège. Par-delà le line-up (différent), par-delà les moyens (plus réduits) et les influences (même s’ils en partagent un bon nombre), Zombie Zombie est pour moi la seule alternative française crédible à LCD Soundsystem. Avec la reformation du projet new-yorkais, ce n’est peut-être pas le moment, mais tant pis : je m’explique.
Sur le procédé : les deux formations en présence vont chacune puiser dans leur discothèque matière à élaborer une identité sonore composite, juxtaposant des idiomes à priori antagonistes mais majoritairement issus d’une même période (fertile). Si les idiomes diffèrent, la période retenue est la même et trace peu ou prou un axe entre 1975 et 1985. Des prémices de la no-wave à l’éclosion de la house (d’un côté), des heures fastes du krautrock aux sommets de l’électronique méditative (de l’autre), c’est finalement la même histoire qui se dessine. Sur le rendu : LCD Soundsystem et Zombie Zombie visent globalement la rencontre d’un rock déviant, sec, avec la rectitude de la machine envisagée comme bien vivante (synthés analogiques à tous les étages). Et force est de constater que du côté de la production, les Français n’ont pas à rougir face à leurs homologues new-yorkais : Jaumet est au plus près de ses machines et il est secondé par de fines lames (Joakim hier, Angy Laperdrix aujourd’hui). Il en résulte un son hybride, à la fois brut et analogique, tel que pratiqué par le vaisseau amiral de DFA. Sur l’attitude, enfin : dans les deux cas, c’est toujours la musique qui l’emporte – jamais l’homme. Pas d’ego mal placé à l’égard de ce que l’on touche (le sacré), low profile de rigueur, et n’allez pas dire à James Murphy qu’il est un leader – ça ne lui plairait pas. Quand on se réclame de choses cultes, on ne le crie pas sur tous les toits : on le susurre à l’oreille et puis on voit, on cherche si, éventuellement, il est possible de s’en approcher. D’évidence, à en voir ce que proposent LCD Soundsystem et Zombie Zombie sur scène, ils n’en sont plus très loin.
La scène, justement. Ce soir, Zombie Zombie joue pour les Nuits Zébrées de Radio Nova, au Théâtre du Moulin de Marseille. Truc de dingue : un peu plus tôt dans l’après-midi, je croise leur chemin dans une rue du centre-ville au moment même où je reviens d’acheter deux vinyles flambant neufs – pas n’importe lesquels. J’hésite à faire ma groupie, passe mon chemin, puis reviens en arrière pour brièvement les apostropher : « Vous jouez à quelle heure ? » En clôture. Je me ramène le soir même pour les retrouver dans les loges. Avec mes disques. Ils sont à la cool, échangent volontiers avec les musiciens qui les précèdent et vont les voir jouer, sans pression, sur le côté de la scène. On parle un peu, Étienne a la gentillesse de me dédicacer mon ‘Remain In Light’ (pour la beauté du geste), Neman n’ose pas faire de même pour ma réédition de ‘Tago Mago’ (et je le comprends). Le concert va démarrer, je les quitte pour aller voir ça de la fosse avec des copines. Étienne est au centre et ses deux acolytes se font face juste devant lui, pour présenter une version de ‘Slow Futur’ adaptée à la soirée. Deux morceaux pour se mettre en place, puis Zombie Zombie emporte progressivement une salle remplie et conquise, envoûtée par ce flot de sonorités sinusoïdales portées par une implacable mécanique tribale. Mes copines, sceptiques au début, sortent franchement ravies, les jambes bien déliées après un final quasi-rave. Il faut absolument qu’un maximum de gens, même novices, puisse voir ce groupe. Chacun y trouvera quelque chose qui lui parle, c’est l’apanage des tout meilleurs. Je retourne rapidement dans les loges dire merci à mes hôtes, un verre, un see you soon, un taxi.
Rentrer pour dormir. Dormir pour rêver. Rêver pour attendre le feu et la glace, les éléments qui se déchainent et l’arrivée prochaine des extraterrestres. Attendre la rencontre de Can et The Electrifying Mojo dans les toilettes turques de l’Embobineuse. Attendre, enfin, mon visa définitif pour la Mésopotamie.
Zombie Zombie // Slow Futur // Versatile
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