C’est toujours embêtant de commencer une relation avec un groupe qui sort son troisième album. Ca vous oblige – conscience professionnelle – à parler des deux précédents, ça vous donne l’impression d’avoir raté le début du film sans trop savoir quand ça se terminera, et si le truc que vous tenez entre les mains est le résultat d’un pur accident ou le début d’une série de succès qui portera les nouveaux héros jusqu’au best-of prévu pour 2025. Bref, c’est compliqué de s’attaquer à un troisième disque.
Comme la majorité des groupes actuels s’arrête souvent au premier – merci bonsoir passez prendre votre chèque à la compta, tout cela rend le récit de l’écoute de « Lost in the Dream » encore plus corsé, parce que les chances d’arriver à rendre compte précisément de l’émotion subie sont à peu près aussi minces que la probabilité d’un retour de branchitude du bandana de Mark Knopfler au XXIe siècle. Mine de rien, on tient là une accroche.
Question : Faut-il en faire des tonnes sur la chanson qui vous a maintenu en vie pendant près de vingt jours au point que vous vous donnez l’impression d’être devenu un boulimique s’isolant dans le cellier pour se goinfrer du même morceau de gâteau jusqu’à l’écœurement ? Une fois passée la cinquantaine d’écoutes du morceau d’ouverture, Under the pressure, ça ne sert plus à rien de compter. En presque neuf minutes, Adam Granduciel et ses copains livrent le menu avec en prime, la carte des vins. L’auditeur n’est pas vraiment tombé sur le Guide Michelin ; ici c’est un snack d’autoroute américaine avec poster de Tom Petty accroché au plafond, burger servi par une blonde décolorée qui regrette la jeunesse de ses années 80 avec coincé au bout de la salle un fan de Keane bloqué sur la pédale d’écho de son piano Yamaha. Fulgurance de mauvais goût coincé dans la province américaine. En fait le plus difficile dans le récit d’un disque bouleversant, ce n’est finalement pas ce que l’on pourra en dire, mais tout ce qui reste impossible à (d)écrire. Comme dans un rêve, okay.
Midnight vibes
« Lost in the Dream » est donc le troisième album de War On Drugs ; et une écoute accélérée des deux premiers ne donne pas forcément envie d’en savoir plus sur le passé du groupe. Le choix du nom pas vraiment stupéfiant, la raison de ces looks de clébards mouillés à peine bon à faire office de roadies dans les festivals d’été, pourquoi le co-fondateur Kurt Vile est parti gratouiller en solo, rien n’arrive à la cheville de la grande énigme : comment arrive-t-on à produire un album qui soit à la fois intemporel et aussi solidement ancré dans les 80’s ? A peine plus festif qu’un disque de Dylan dans sa période chrétienne, bourré de fautes de goût comme on n’en a pas vu depuis le pire de Dire Straits, « Lost in the Dream » c’est d’abord l’histoire d’un choc tectonique. Entre le « Me Moan » de Daughn Gibson, autre martien tripotant son banjo dans la zone 51, et tous ces vieux chanteurs américains qu’on pensait avoir abandonnés sur le bord de l’autoroute précitée ; mais aussi entre deux siècles dont on pensait qu’ils n’avaient plus rien à se dire. Disque impeccable, pochette superbe mais groupe inconnu sur la carte routière, une private investigation s’impose.
Le jour de notre rencontre, Adam Granduciel a un agenda très chargé. Arrivé la veille comme tous les ricains qui viennent visiter l’Europe dans l’espoir de se payer une cartouche de clopes avec les maigres ventes de leurs disques, le leader maximo de War On Drugs a la gueule au fond du postérieur ; il est comme les autres contraint au rythme promotionnel du 1 jour 1 ville. Partout où il passe, Adam entend les mêmes sons de cloche de la part des journalistes qu’il rencontre : son « Lost in the Dream » semble être un disque nocturne, une station de radio fantôme qu’on n’allumerait qu’après minuit, Cendrillon branchée sur Dépression FM et portée par des « midnight vibes », voilà donc un album qu’on écoute qu’une fois les rideaux fermés, et certainement pas avec les frottements de cigale en arrière-plan. « La différence d’avec mes disques précédents, c’est qu’à l’époque j’étais encore en phase d’apprentissage sur les techniques d’enregistrement, et sur la manière de capter les sons, les idées » dit celui qui n’a pas l’air d’avoir passé son adolescence à mimer les déhanchés d’Elvis devant la glace. Adam Granduciel n’a pas le charisme d’une huitre élevée au son des cantates de Bach, mais c’est pas loin. Et pourtant. « Pour Lost in the dream, il y a toujours cette illusion d’un groupe en train de jouer alors qu’en vérité j’assure 70 % de ce que l’auditeur entendra ». War On Drugs, c’est donc Adam, et basta. « La tentation d’une démocratie en studio me ferait perdre le sens du songwriting ; pourtant certains groupes ont réussi à travailler en collectif, Led Zeppelin, les Beatles… ». On ne va pas polémiquer sur cette dernière réponse, ni sur le fait que les groupes précités se sont justement cassé le nez sur leurs propres ego surdimensionnés. En dépit de son apparence de nounours qui se serait pris trente flaques d’eau dans la tronche, Adam a la trempe des grands songwriters, et tant pis si certains synthés sonnent hyper plastoque, et que son « Nebraska » a trente ans de retard par rapport à celui de Bruce Springsteen. Pour son troisième album – vous avez compris que les deux précédents c’était pour du beurre, hein ? – il s’est enfermé dans son bunker en jouant sur le décalage horaire, l’isolement au milieu des instruments, le nez sur sa boîte à rythmes transformée en boussole. « Ma grande passion, c’est d’empiler les couches d’instruments sur mes démos, pour après tout épurer et jouer la mélodie sur un piano ». On ne va pas vous rejouer l’histoire du célèbre disque du Boss ; pourtant il s’écrivit en 82 dans les mêmes conditions, seulement muni d’une guitare acoustique et d’un harmonica, par peur de laisser filer la magie. Au-delà des comparatifs, « Lost in the dream », c’est surtout l’histoire d’un cowboy qui aurait appris à chevaucher ses chansons. Il y a aussi du rodéo dans cet album.
Streets of Philadelphia
Avant d’arriver dans cet hôtel parisien pour défendre son rêve paumé, Adam Granduciel a grandi dans le Massachussetts, a vécu en Californie pendant deux ans puis a finalement émigré vers Philadelphie. Drôle de point de chute. « Je jouais de la guitare depuis l’âge de 14 ans, et composais depuis l’âge de 9. Philadelphie, j’ai d’abord vu ça comme un voyage, mais c’est finalement là-bas que j’ai réalisé que la musique serait ma vie ». Okay, pourquoi pas. « Mais jusqu’à mes 21 ans, je n’avais jamais pensé que je serais un jour capable de chanter mes chansons pour un public ». Le déclic viendra finalement d’une paire de claques. D’un côté une gonzesse qui l’aime comme son meilleur ami – l’histoire d’un nombre incalculable de chansons, de l’autre un chanteur qui braille comme un canard.
Il y a cette chanson sur « Lost in the Dream », nommée Eyes to the wind, premier indice sur les influences d’Adam, qu’on imagine l’oreille scotchée sur Like a Rolling Stone comme celle de l’Indien sur le rail. Est-ce un hasard, un plagiat inconscient ? Pas vraiment. Sa première rencontre avec Bob Dylan remonte à la vingtaine, quand Adam se fait larguer par sa copine. A cette époque, l’homme orchestre de War On Drugs tombe sur « Blood on the Tracks », « la version acoustique plus précisément » ; et toutes les chansons résonnent en lui comme un réveil sur la gueule de l’endormi, « le disque parlait de toutes ces choses que j’avais envie de dire », ding dong, on ne parle pas du disque de chevet pour rien : « j’écoute toujours ces disques, ça peut paraître surprenant mais quand j’entends Dylan j’ai l’impression d’être connecté à lui, c’est intense ». Et comme avec une ex petite copine, Adam est parfois tenté de couper les ponts avec Bob, à force d’être critiqué pour cette étonnante similarité dans leurs voix, qui frôle presque le duplicata. « C’est vrai, mais maintenant je m’en fous. Dylan chante comme Woody Guthrie, Springsteen chante comme Dylan, et ainsi de suite ». Ce disque, c’est aussi quelque part un élégant bras d’honneur aux critiques, du genre j’aime Dylan et je t’emmerde. « Même une chanson comme Red Eyes, j’ai l’impression de l’avoir écouté mille fois quand j’étais gosse rajoute-t-il, tu sais je suis pas le genre de type torturé, je suis juste un fan ». Un fan qui avoue modestement composer du classic rock, un fan qui ne pète pas plus haut que son capodastre, un fan pour qui les synthétiseurs évoquent « un grand paysage », un fan qui ne cherche pas à se faire passer pour un génie dépressif ayant inventé le fil à couper les veines. « J’aime composer une musique qui tire vers le haut » dit-il en mangeant un croissant. La veille, un patron de bar a refusé de lui vendre une baguette au prétexte qu’il était plus de minuit. « Je crois que le type m’a pris pour un drogué, avec mes cheveux longs » rajoute Adam. Pour un type dont le groupe se prénomme War On Drugs, voyez comme la situation est cocasse…
Et c’est précisément là que l’histoire se termine. Ou commence, tout dépend par quel bout vous prendrez les jumelles. Pour parvenir à trouver sa voix et son identité, Adam a pris son temps avec deux disques mineurs qui lui ont permis de sortir de sa bulle d’ado mal dégrossi. Son explosion tardive et cette absence d’histoire à livrer aux médias sur un plateau ? Il l’explique par un nombre incalculable de concerts ratés, de tournées foirées, puis aussi à cause de ce groupe à géométrie variable qui a mis longtemps à devenir autre chose qu’une illusion. « C’était pas vraiment les War On Drugs que j’avais imaginé, c’était comme… ». Comme dans un rêve ? Un cauchemar plutôt. « Ca m’a pas mal coûté de devenir le leader de ce groupe, j’ai dû chercher en moi pour comprendre ce que je voulais faire, pourquoi ce groupe existait. Le rêve du disque parle de ça, de l’ambigüité des relations, de la confusion des sentiments et du sens de l’amitié… Et aussi d’arriver à devenir mon propre psy ». En bref, apprendre à vivre seul avec les autres. Devenir le Boss, finalement.
War On Drugs // Lost in the dream // Secretly Canadian
http://www.thewarondrugs.net/
11 commentaires
Super papier, disque inaudible.
Ah ah. Je sais pas si vaut mieux ça ou l’inverse, finalement.
Perso, mon choix est vite fait ! (mon dieu ce son )
Super disque super précédents disques
Dingue j’aurais pas parié un kopeck sur le fait que tu aimes ce disque Bester. War on Drugs = c’est trop bien.
Putain les 80’s maintenant … C’est vos vieux qu’écrivent ? Et l’autre qui fait un disque pour faire des économies de cabinet . Mais qui paie bordel ?! Qui paie !?
Disque surpuissant. Ogive thermonucléaire.
me suis mis l’album hier pour l’apéro : j’avais l’impression d’entendre un medley de springsteen, dylan, dire straits …2014 really? je retourne écouter de la techno OKAY
Oui bon en même temps c’est clairement annoncé d’emblée hein, on vous a pas pris par surprise..