Sorti en 1971 après de longues pressions du public sur le géant Vogue et réédité chez Souffle Continu en décembre dernier, l’unique album de Maajun « Vivre la Mort du Vieux Monde » est incontestablement un ovni volant sur le paysage musical français. Mais il est surtout un objet archéologique majeur documentant le climat fertile d’une époque en pleine rupture.

Vous connaissez peut-être Mahjun, fleuron du prog semi-undergroung français du milieu des années 70, signé chez le label Saravah de Pierre Barouh et mentionné sur la prestigieuse Nurse With Wound List. Mené par Jean-Louis Mahjun (Lefebvre, de son état-civil) et qualifié par la presse anglaise de « Happy French Band » (surnom qui donnera son nom au quatrième album du groupe), la formation a évolué quelques années dans la grande galaxie de l’expérimental avant de devenir le projet solo de son leader. Les textes faussement naïfs et tragi-comiques tirant vers la chanson française, la new-wave et le rock le porteront même sur le plateau de Michel Drucker en 1979. Mais avant Mahjun, il y a eu Maajun. Du nom d’une pâtisserie marocaine au haschisch, le groupe a sorti en 1971 son unique album « Vivre la Mort du Vieux Monde », réédité chez Souffle Continu en décembre dernier.

L’épopée de Maajun commence deux ans plus tôt. À l’automne 69, alors que dans les esprits juvéniles les barricades de mai 68 sont toujours bien présentes, cinq musiciens multi-instrumentistes se rencontrent : Jean-Pierre Arnoux, Cyril Lefebvre, Alain Roux, Roger Scaglia et Jean-Louis Lefebvre. Amateurs de folk, de blues, de free-jazz et des expérimentations rock et psychédéliques qui naissent çà et là dans ce crépuscule des années 60, ces cinq jeunes gens résolument modernes sont surtout cinq visionnaires, cinq expérimentateurs pour qui les concepts de cadres et de limites ne sont justement que des concepts, destinés à être tordus et remodelés jusqu’à l’effacement total.

C’est dans ce climat fertile que « Vivre la Mort du Vieux Monde » est pensé et surtout, vécu. La musique n’est qu’une manifestation artistique du bruit ambiant : les traditions et vieux carcans s’érodent sous le vent de liberté qui souffle sur le monde occidental. Les contestataires repensent l’art, le travail, les rapports sociaux, l’amour libre, la sexualité, les frontières. Et en bon acteur de son temps, Maajun expérimente ces prémices d’un nouveau monde avec cet album inqualifiable, lumineux et exalté autant que critique, ironique et politique. Avec Komintern et Dagon, il forme le FLIP (Force d’Intervention et de Libération Pop) et publie le manifeste en 1970 : « ce qu’il montre, c’est ce que les jeunes ne veulent plus : pour eux, la Pop, c’est autre chose qu’un marché, c’est une nouvelle façon de vivre qui passe nécessairement par la contestation radicale de la société bourgeoise, de ses lois, de l’aliénation qu’elle sécrète et qui, hydre à mille têtes, nous étouffe tous » (Alain Roux, membre de Maajun, dans Musique et vie quotidienne : essai de sociologie d’une nouvelle culture).

Roger Scaglia et Jean-Louis Lefebvre font jouer leurs contacts avec les prestigieux studios de Vogue (où ils avaient enregistré en 1968 un album avec Le Musical Collège) pour franchir ses portes en 1970, pour diffuser les idées contestataires de Maajun via l’outil même qu’ils conspuent. Vogue, qui s’attendait à un album de pop-rock gentillet et grand public, tombe des nues devant l’ovni enregistré en une prise. Celui-ci s’ouvre sur un Avertissement au manifeste politique à venir, entre Marseillaise foireuse et explosions assourdissantes. Les textes influencés des Chants de Maldoror et de la poésie rimbaldienne revendiquent sans fards une sexualité libre, clamant « L’orgasme est prisonnier » sur L’Orgasme ou tout ce qu’il serait possible d’accomplir « pour te voir et faire l’amour » (Passage Clouté). La face B, composée de plusieurs titres réunis sous l’égide de La Longue Marche, est l’apothéose de l’album et explose le peu de structure qu’il lui restait.

Vogue refusera tout simplement de sortir l’album. Mais Maajun le joue corps et âme, multipliant les concerts (gratuits) et écumant des festivals divers. Le groupe gagne l’adhésion de son public qui harcèle Vogue jusqu’à capitulation du géant. « Vivre la Mort du Vieux Monde » sortira bon gré mal gré en 1971. Celui-ci sera peu pressé, peu mis en avant, peu vendu, bien qu’encensé par Actuel. Mais qu’importe le succès : comme Maajun le chante sur Houba, « la grande fête est pour demain ». Sauf qu’il n’arrivera jamais.

Après des désaccords internes, le groupe se dissout et renaît de ses cendres pour devenir Mahun, moins politique et seulement composé de Jean-Louis Lefebvre et Jean-Pierre Arnoux. Mais cet unique album restera pour les initiés une œuvre particulière et quasi documentaire de son époque. À la sortie de « Vivre la Mort du Vieux Monde », le Non, non rien n’a changé des Poppys et le Here’s To You de Joan Baez se bousculent dans les meilleures ventes françaises avec les Michel (Sardou et Delpech), Stone et Charden et autres Johnny Hallyday. À l’international sortent des monuments : « Led Zeppelin IV », « Meddle » et « L.A Woman », dernier album sorti du vivant de Jim Morrison qui disparaîtra quelques mois plus tard. Les hippies, activistes et idéalistes d’horizons divers se réunissent sur les plateaux du Larzac (et partout dans le monde), pensant le monde de demain, ébauchant de nouvelles formes sociales et de vie communautaire dans un élan d’idéalisme optimiste. Et jamais, peut-être, un album n’aura aussi bien porté son nom.

Maajun // Vivre la Mort du Vieux Monde // Réédition chez Souffle Continu
https://soufflecontinurecords.bandcamp.com/album/vivre-la-mort-du-vieux-monde

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