A force, c’est devenu le Che Guevara des étudiants de facs de lettres, l’icône plombante des poètes fragiles qui aiment contempler le plafond de leurs chambres d’ados en chantant faux Hallelujah : Jeff Buckley. Une dévotion si insupportable qu’elle rend la réécoute de son premier album « Grace » impossible et qui, pourtant, trouve dans le premier EP de Victor Solf une digne descendance. De Her où il a fait ses débuts à cette timide carrière en solo qui s’élance, c’est là encore une histoire tourmentée comme on les aime, avec des up et des down, comme dans un bon gospel.

Mai 1997, dans un Intermarché de province comme il en existe des centaines. C’est la fin du siècle, les commerces périurbains de ce genre disposent encore de rayons presse, des titres musicaux notamment. Je fais les courses avec ma mère, je traine là, feuilletant ce qui passe. Je crois que c’était un Rock & Folk. Sur la couverture, la photo d’un garçon dans la force de l’âge, Jeff Buckley, tué par une noyade malencontreuse alors qu’il voulait simplement se rafraîchir tout habillé dans une rivière boueuse du Mississippi. La messe est dite.

Du garçon en question, je ne connais pas grand chose ; hormis un clip énigmatique pour le titre So real, entraperçu sur MTV quelques années plus tôt. La musique n’a rien à voir avec le rock cette époque (1995), ce n’est ni grunge (Nirvana) ni balourd (tout le rock américain de l’époque : R.E.M., Pixies, etc) ni trip-hop (cette blague). C’est, pour résumer, sur la corde raide. Une corde vocale, tout d’abord, puis un lyrisme juste qui transforme chaque titre en cantique électrique. Par la suite, cette mode au bêlement intempestif deviendra très irritante, mais à ce moment là, c’est parfaitement taillé pour une partie de la jeunesse qui ne sait pas dans quelle chapelle musicale grandir. A la mort de Buckley en 1996, un culte se développe, toujours en cours si l’on s’en tient à l’impudique commerce de disques post-mortem développé par la famille. Il serait intéressant de réunir les ayants-droits de Jimi Hendrix et Jeff Buckley autour d’une table pour comparer les points de vue, d’ailleurs.

Victor Solf and Simon Carpentier of France's HER Enjoy Cooking ...Dream brother

Il n’est pas certain que le petit Victor Solf, né à Düsseldorf, dans une Allemagne fraichement réunifiée, ait vécu la mort de Jeff Buckley avec la même intensité. Agé de seulement 7 ans à l’époque de la disparition du bellâtre au vibrato d’argent, Solf a grandi dans un HLM rennais où, rapidement, il se passionne pour le basket, le tennis, puis la chorale et le piano classique à l’adolescence. C’est déjà à rebours de ses voisins de classe.

Plus tard, après la parenthèse The Popopopops (un album et puis s’en va), Her prend forme en 2015 avec l’ami Simon Carpentier. A eux deux, ils vont incarner une histoire tellement tragique que les médias vont se l’approprier pour la transformer en drame BFM.
Peu à peu, en deux ans seulement et à travers une série d’EP acclamés ici et surtout là (à l’étranger), Victor et Simon se taillent un chemin à la débroussailleuse dans cette pop française uniforme et sans caractère grâce à des voix d’anges, un soupçon de musique soul et une poignée de tubes dont Five Minutes et Quite Like, validé par Pharrell Williams en personne. Quand sort le troisième single mutant en 2017, Swim, avec son claquement de doigts mi-Elvis mi-James Brown, la conclusion n’est déjà plus très loin. Simon, malade depuis les débuts de Her, finalement s’éteint d’un cancer en aout 2017. Swim, swim, nage, nage. Comme Jeff.

Parti trop tôt

La jeunesse cristallisée par la mort de l’un des membres, la beauté, un disque dans les cartons prêt à sortir ; tout est là pour désormais installer le culte Her dans les médias, toujours premiers sur le pathos. C’est peu dire que ni Victor Solf, survivant chagriné de cette histoire triste, ni le label Barclay, ne tireront sur cette corde molle. Et pourtant, si le disque éponyme publié en 2018 est de toute beauté, il reste obscurci par cette obsession d’une partie de la presse pour la disparition de Simon à laquelle Victor doit inlassablement répondre dans ce qui ressemble à un cruel service après-vente promotionnel. « Her », le disque, devient un cercueil porté à bout de bras par une seule personne. Pourtant, de mémoire et même sans Simon, les shows assurés par Her et ce Victor Solf en deuil sont parmi les plus intenses que j’ai pu voir ces dernières années.

C’est que, dans un premier temps, Victor s’est décidé à tenir la barre de Her tout seul. Une promesse faite à l’autre moitié du duo, emporté par la houle. Mais peu à peu, l’embarcation prend l’eau. L’entourage finit par voir d’un mauvais œil que le succès progressif de Her se fasse sur le dos de Simon. Ces chansons qui, comme Five Minutes, sont devenus des standards, se transforment en boulets. C’est l’heure d’un vrai cas de conscience : faut-il maintenant tuer Her ? Nier une partie de soi pour continuer d’exister ? Rolling Stones mis à part (cf le décès aquatique de Brian Jones), on ne souhaite à aucun artiste d’avoir à se poser cette question. Pour Victor, la réponse intervient en deux temps. « Mon obsession était de terminer cette histoire. Pour que je m’en sorte, je ne devais pas avoir de regrets. L’idée d’avoir un pied bloqué dans le passé me hante. Tout ce que je commence dans ma vie, je le finis » confie-t-il en 2018 à Libération. Et quelques mois après avoir terminé le funeral service, Her devient Victor Solf.

Causes et conséquences

Dans la foulée de Her, disloqué par la force des choses, le Français se met en quête d’une nouvelle identité. Il n’a pas eu à chercher trop longtemps : il a pris la sienne. Victor Solf, c’est certes moins grandiloquent que David Bowie pour l’étiquette marketing, mais cela a le mérite d’être vrai. A la sortie du premier « single » Traffic lights, courant 2019, les médias qui s’étaient tant étendus sur la disparition de Simon ont déserté. « Un bon papier, c’est un papier sur un artiste mort ». Ca pourrait être la manchette résumé de cet article et c’est à l’image de l’état de la presse musicale perdue entre sa soif pour l’anecdote et son obsession du morbide. Difficile de trop lui taper dessus ; c’est ce qu’aiment également les lecteurs.

En homme parfaitement bilingue, Victor Solf n’a pas choisi le nom de son EP au hasard. « Aftermath », publié en janvier dernier, n’est pas un clin d’œil aux Stones : « Aftermath » signifie conséquences, et c’est précisément le message envoyé sur ce Traffic lights de prime abord un peu fade (« Memories turn to songs with time / No more traffic lights / And we jump »). S’il n’y a plus de feu rouge, accélérons pour oublier, si ce n’est Simon, du moins les blessures.

C’est là que l’histoire reprend un peu son souffle. L’EP « Aftermath » agit comme une aspirine, les chansons se diluent lentement dans le corps de l’auditeur qui prendra le temps de s’y plonger. Ca fait des bulles, ça met 30 minutes à agir sur le mental fatigué et c’est au bout de cette patience qu’un titre comme The salt of the earth prolonge ce qui avait été entamé avec Her : une vision moderne du gospel, sur la même corde raide que Buckley façon « dans trois mesures on appelle les pompiers », mais avec une retenue subtile qui ne transforme pas chaque couplet en larynx géant de Lara Fabian. Il faut dire que ce Victor Solf a cette voix si anglo-saxonne qui fait que même réciter l’ensemble de vos SMS archivés donnerait l’impression d’entendre des chants de Noel.

Allez savoir pourquoi, l’EP m’a fait penser au premier album de l’Irlandais Duke Special (« Songs from deep forest », 2006), mais on peut également y voir un écho à toutes ces chansons de fin d’épisodes de séries américaines type Ally McBeal, quand les héros se retrouvent au coin d’un feu dans des scènes de bonheur stéréotypé. Pas besoin de fuir cet article si l’évocation de ces sentiments cucul la praline (l’apaisement, la rédemption, l’union, etc) vous donne des hauts le cœur. C’est bientôt terminé.

Là où je souhaite en venir, c’est que la trajectoire de ce Victor Solf, à la fois chaotique et unique dans le paysage français, mérite qu’on s’y attarde dans le temps.  Lui, il en a. A sa manière, et au même âge désormais (30 ans) que Buckley quand il est mort, il incarne une voix qu’on aimera entendre pour oublier toutes les autres. Et c’est triste à dire, mais il fallait peut-être en passer par toutes ces étapes compliquées pour révéler ce pasteur premier degré chantant contre le cynisme des réseaux sociaux et la négation des émotions profondes. Oh, hallelujah.

14 commentaires

  1. Ce garçon a une jolie voix sans plus et ne peut être comparé à Jeff Buckley. En effet, j’ai eu le privilège d’aller à un concert de Jeff Buckley qui est pour moi l’une des meilleures voix masculines de tous les temps : capacité hors norme et sensibilité vocale incroyable
    Monsieur Beser, la comparaison est disproportionnée.

  2. L’auteur de l’article, dont je me fous du nom, à oublié que le journalisme Gonzo est mort depuis longtemps. Si vous avez des envies d’écriture, vous devriez essayer de les assouvir dans un roman, si vous vous en sentez capable. La nostalgie de cet article vous honore, mais en tant qu’ex ado des années 90, vos considérations sur le « rock balourd » de cette époque me stupéfiant : en ce temps, la scène rock était un vivier incroyable de talents, que vous avez totalement oublié de citer (Guns n roses, oasis, radio head…). J’ai vécu cette époque aussi et je n’ai jamais manqué d’un bon groupe à écouter…

    1. Et tu oublies les Cranberries, Lenny Kravitz, No Doubt, Placebo, Skunk Anansie, Offspring… ou même U2 ou Scorpions qui étaient encore très actifs dans les années 90.
      Alors Bester ? Un vivier incroyable de talents qu’on vous dit !!!

  3. Mr Bondet, j’en connais certains qui poste dans les commentaires qui vont certainement pas te louper au vue de tes références.
    J’espère que tu n’est pas trop sensible, ni susceptible
    Pour ma part, je m’abstiendrai, je ne tire pas sur l’ambulance, surtout en ce moment

  4. Bel article et bel hommage pour cet artiste. Après, je connaissais pas et c’est pas forcément ce que j’écoute. Le truc bateau est de dire « chacun ses goûts » et c’est sur qu’en exprimant ses choix, on ne fait pas toujours l’unanimité 🙂 . En tout cas, j’aime bien le style et le contenu de l’écriture de l’article et Victor Solf a effectivement une belle voix je trouve.

  5. Hé, Bester, quand est-ce que tu nous fais un article sur cet album génial qu’est le « Va chercher la police » d’AS Dragon. Tu pourrais par exemple tenter de comprendre pourquoi ce disque n’a pas eu le vrai succès qu’il méritait. Et puis tu pourrais aussi te lancer sur les traces de la chanteuse et essayer de voir ce qu’elle fout aujourd’hui.
    Putain, pour une fois qu’on avait un vrai groupe de rock dans ce pays….

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