De Kate Bush à Madonna en passant par St. Vincent, et bien malgré elle la plupart du temps, l’industrie musicale laisse parfois entrer des femmes fortes par la porte de derrière. Avec son cinquième album, la Suédoise Tove Lo s’inscrit dans cette lignée des dominatrices bien prêtes à prendre l’auditeur en missionnaire. Le résultat se nomme « Dirt Femme » et loin des polémiques féministes mariant la Castafiore et Sandrine Rousseau dans un même élan suicidaire, il annonce à sa façon à quoi pourrait ressembler la pop de demain, loin de la guerre des sexes.
Défendre l’indéfendable. Il paraît que des gens ont fait carrière là-dessus, avec la promesse d’une justice pour tous. On pourrait aussi bien citer Jacques Vergès prenant fait et cause pour Saddam Hussein et Klaus Barbie (aucun lien avec les poupées, du coup) que Jean-Luc Mélenchon condamnant mollement les agissements d’Adrien Quatennens. Mais on serait quand même assez loin du sujet qui nous habite ; à savoir une Suédoise de 34 ans, inconnue au bataillon en France, et dont le mérite est d’avoir publié coup sur coup deux bombes radiophoniques (No one dies for love, Grapefruit) empruntant à Madonna son sens du hook, à ABBA son art du refrain nordique et Britney Spears son efficacité sur Toxic. Mais alors, que lui reproche-t-on précisément, à cette « Alt-pop queen », comme l’a parfaitement résumé l’un des rares médias à s’être penché sur cette femme nordique à gode ceinture ?
D’une part, d’oser une production et des refrains populaires (dits « refrains putes » si vous êtes un vieux mec de plus de 35 ans) dans une époque où cela est de moins en admis par le cercle des décideurs, et de l’autre, de pousser gentiment le mur séparant encore les artistes masculins et féminins. Imaginerait-on Clara Luciani plaquer son label et, vibromasseur dans la main, claironner qu’elle ne veut pas avoir de gosses ? Possible. Mais à quel prix ?
IKEA, ABBA, PATRIARKAT
En Suède, dans ce merveilleux pays où l’on coupe des sapins en exploitant des lutins pour aider l’ensemble de la planète à monter des meubles pas chers, la question du sexe n’est plus un problème depuis longtemps. Déjà du temps des vikings, les femmes avaient le droit de choisir leurs époux, et même d’en divorcer. Plus récemment, la dénommée Magdalena Andersson est devenue Première ministre du pays[1] sans subir d’attaques sur son physique ou son supposé manque de compétences. Voilà pour la partie historique ; à 2000 km de Paris, il existe un pays où les femmes à poigne ne se font pas systématiquement traiter d’hystériques.
Tove Lo, de son côté, a débuté sa carrière dans un groupe de math-rock. Un choix étonnant quand on connaît la suite de l’histoire, à savoir une pop relativement insipide ponctuée par 4 albums chez Island et aussi éloignés du bon goût qu’Avicci pouvait l’être d’un instrument. Petits effets Djaying à la con, photo promo féminisées pour toucher l’audience, pas de vague : un son Spotify.
Sauf que voilà, l’histoire dérape au pays des neiges. Sur un coup de tête, Tove Lo, désormais dans sa trentaine et au moment d’accoucher (sic) son cinquième album, décide de tout envoyer bouler : son label, ses habitudes et tous ses contrats : « quand j’ai débuté dans cette industrie, j’estimai que la part féminine de mon songwriting était une faiblesse, mais les choses ont changé ».
Peut-être lassée de chanter dans le vent, Tove Lo (anagramme de Love to, on laisse les psychiatres méditer là-dessus) commence par ranger son contrat avec Universal sous le matelas, puis crée son propre label (Pretty Swede Records) en 2022. L’amorce d’un doigt d’honneur au système, suivi par la publication d’un premier single terrassant où l’on croise aussi bien Giorgio Moroder que Kylie Minogue et les Daft Punk. Nom de code : No one dies from love. Single de l’année dans un monde idéal, doublé d’un clip annonçant autant l’amour robotique que la bisexualité et la dictature des algorithmes longtemps subie par la principale intéressée. Le titre, culminant à 32 millions d’écoutes sur Spotify, renoue avec la culture de l’Europe du nord pour la synth-pop à la Max Martin, autre Suédois à qui l’on doit entre autres choses le tube Overprotected de Britney.
Femme, fatalement
Sur « Dirt Femme », et c’est une bonne nouvelle, il y a assez de chansons éloignées de l’indie pour agir sur les ayatollah comme un répulsif. Valide-t-on certains des choix de productions douteux qui ramènent aux années 2000 ? Était-ce vraiment nécessaire de sampler le Crazy Frog de 2005 sur 2 die 4 ? Et doit-on, au final, tout aimer d’un disque pour en apprécier la radicalité ? Vous avez 39 minutes, soit le temps que dure cet album assez improbable et déroutant qui, à défaut surement de contenter tout le monde, dit des choses intéressantes de l’époque.
La première, c’est qu’il existe un monde où les femmes peuvent être artistes sans avoir à céder aux stéréotypes les plus dégradants quant à leur physique. Tove Lo, dans de nombreux clips accompagnant « Dirt Femme », n’hésite pas à jouer sur l’imperfection d’un corps de 34 ans, voire même à s’en amuser.
La deuxième, c’est que dans le monde plus hermétique qu’il n’y parait de la critique musicale, plus personne n’ose se taper publiquement le cul par terre en chantant, quel que soit son sexe, un refrain du niveau de No one dies from love. On appréciera au passage le foutage de gueule niveau professionnel de la pochette du single, façon Xena la guerrière crayonnée sous Paint.
La troisième, enfin, c’est que cette libération personnelle aboutit ici à une libération artistique, finalement assez semblable à celle vécue jadis par Madonna avec Mirwais. On n’est donc que très peu surpris de pouvoir tisser des liens entre « Music » et le titre Cute & Cruel, par exemple. Sauf que du fait de sa pansexualité (le fait de pouvoir être attiré, sentimentalement ou sexuellement, par un individu de n’importe quel sexe), Tove Lo mange à tous les râteliers. On citera le Depeche Mode des débuts (sur Call on me) ou encore The Weeknd (sur How Long). Chansons sur le questionnement du genre, sur la boulimie, la position de la femme dans l’industrie du divertissement, tout glisse comme de l’huile de monoï et sans dresser le poil des rétifs au changement. Mention spéciale à Attention Whore qui sonne exactement comme une version fantasmée de Madonna pré 2005 qui aurait préféré revenir aux fondamentaux de l’EDM plutôt que de perdre dans un EHPAD coincé dans le métavers.
Où l’on revient au titre de cet article, évidemment un peu provocateur et finalement inexact. Si Tove Lo parvient à enfiler la concurrence, c’est au sens large ; autant les femmes encore engoncées dans des clichés mal mixés en mode gauche-droite (les stéréotypes, blague d’audiophile) que les hommes, encore trop sûrs de leur domination et paradoxalement de plus incapables de poursuivre cette quête d’un nouveau genre, qu’il soit sexuel ou musical.
Il y a un monde sous les paillettes et autre chose qu’une paire de seins dans un soutien-gorge, c’est en synthèse ce que raconte « Dirt femme », disque ultra-pop taillé pour l’Eurovision. « Pop insipide pour les ados drogués à TikTok », « t’es rincé du cul mec, c’est nul », « la meuf a pas de voix ! » : on imagine d’ici les commentaires qui accompagneront cet article, et l’on se consolera en se disant qu’hélas trop souvent, l’homme n’écoute la musique qu’avec ses yeux.
Tove Lo // Dirt Femme // Pretty Swede Records
[1] Avant de perdre son poste en septembre dernier en raison de législatives houleuses.
3 commentaires
greazy one
did she meet john sinclair at home?
un duo avec alain kan ?