Ceux qui détestent les Strokes détesteront « The New Abnormal. Les fans feront peut-être la grimace, déçus de ne pas retrouver ce que les New-Yorkais ne pourront plus jamais leur donner ; la perfection claquée en trente minutes. Reste une évidence, de taille : malgré le temps qui passe, malgré l’amitié sérieusement entamée, malgré tous leurs défauts, ces mecs sont encore de sacrés bons songwriters. The end has no end, vraiment ?

Julian Casablancas pourrait chanter l’intégrale des tweets de Donald Trump, ce serait encore beau. Les Strokes ont évidemment fait tout le contraire : ils ont joué pour Bernie Sanders. Papy vient de jeter l’éponge et les New-Yorkais ne sont plus aussi frais non plus. La quarantaine, ouais.

Est-ce que quelqu’un les attendait encore ? Les plus de trois millions de vues de At the Door, dévoilé deux mois avant la sortie de « The New Abnormal » disent que oui.

J’ai d’abord trouvé ce titre abominable. Comme souvent avec les Strokes. Et puis, j’ai changé d’avis. Comme presque toujours avec eux. Ce groupe, aux ambitions musicales modestes – sur l’échelle de Radiohead – est pourtant un mystère. Je n’en connais pas d’autres capables d’enchaîner couplet horrible et refrain merveilleux, et vice-versa. À leurs débuts – dévastateurs, imparables, définitifs, on allait le comprendre plus tard –, tout marchait. Tout, chez les New-Yorkais, comme dit plus haut, c’est couplet/refrain. La base. Ce n’est probablement pas un hasard si leur premier disque est sorti sur un label anglais. Un tout qui n’aurait sûrement pas cartonné sans un atout imparable, le déclencheur de frissons, leur détonateur : la voix de Casablancas, comme dit en introduction. Ce type, plutôt nonchalant, sexy mais un peu mou, grand échalas aux coupes souvent de douille, fout le feu aux partitions des copains dès qu’il s’approche du micro. Jamais entendu autant d’amplitude au service de la désinvolture. Les meilleurs tubes chantés par une casserole ne deviennent pas des tubes.

Comment faire mieux, quand on a tout donné dès le début ?

Un extrait m’avait marqué, quand j’ai découvert « Is This It », looooongtemps après tout le monde : « We’re not enemy, we just disagree. » Voilà, les Strokes, en réalité, ça n’est pas du rock, ça n’est pas la bagarre, c’est du songwriting de son époque. Beau, désenchanté, détaché. Trois minutes de folle intensité dans les circuits nerveux avant de retourner s’avachir dans le canapé.

Ah merde, le rock est re-mort

« Is This It » et « « Room on Fire – morceaux et disques courts, infernaux enchaînement de tubes réécoutables vingt ans après sans rougir – n’ont donc pas eu d’égal dans leur discographie. Comment faire mieux, quand on a tout donné dès le début ? Débat vieux comme le déclin du binaire. Ceux qui ne sont pas morts jeunes balbutient la plupart du temps des réponses inaudibles où ils se répètent. Sortent des synthés pour remplacer les guitares, pour faire croire qu’ils évoluent. Les Strokes ont fait comme tout le monde. Sauf que le monde a changé plus vite que prévu. Internet a tout chamboulé, les meilleurs ont dégagé aussi vite que les moins bons, le rap a pris toute la place, le rock est re-mort, les Strokes ont continué de faire comme leurs aînés : plus de temps entre chaque disque, puis moins de disques, puis chacun va voir de son côté s’il aura autant de succès sans les autres. Get out the van. Sept ans plus tard, ils lancent la promo de leur nouveau disque avec dix-sept minutes un peu gênantes où les cinq confinés essayent d’être à nouveau complices via leurs smartphones. Ils ont appelé ça « 5guys talking about things they know nothing about ». On n’aurait pas mieux dit.

J’ai tout réécouté, avant et après m’être enfilé 400 fois « The New Abnormal ». Et c’est là que leur singularité m’a sauté à la figure : les Strokes n’ont pas d’égal pour saloper un refrain ou un couplet d’anthologie (et vice-versa, vous suivez ?). À partir de là, deux possibilités : Take It or Leave It. Arrivé à presque 4 000 signes, vous vous doutez bien que j’ai choisi la première option.

Quand on aime, on pardonne beaucoup. Je suis capable de défendre At the Door, une « boucherie » selon notre très cher red chef, qui n’a pas tout à fait tort. Certains passages sont merveilleux, d’autres ABOMINABLES. L’intro de Brooklin Bridge to Chorus sonne comme un jouet d’enfant cassé, la suite donne envie de partir en courant, le refrain rattrape TOUT LE MONDE par le colback. Eternal Summer, presque horrible du début à la fin, est sauvé par certaines intonations de Casablancas, des bridges proprement improbables et un groove terrible.

L’intro de Why Are Sunday’s So Depressing est impeccable. Celle de Not the Same Anymore aussi, et plus loin, Casablancas chante ça : « You make a better window than a door / Oh, the strangers they implore/ It gets so easily to ignore / Just like the girl next door » ; sacré soulèvement. Sacré incendie. Sacré putain de bon morceau. Nous étions si lazy, c’était il y a si longtemps. Ça reviendrait ? Par moments, oui, par moments.

Rick fuckin Rubin

Un truc a changé, malgré tout. Le son. Parce qu’ils sont allés chercher le patron. Rick fuckin Rubin. Le commandeur. La barbe qui résiste à plus de trois décennies de studio. Il leur a fait un son soyeux. Il a poussé les curseurs de l’épure. Il n’a pas baissé la tête devant les inclinaisons eighties des bonshommes. Il a mis un tour de vis supplémentaire à leur right to the point. Il a eu raison de la basse qui sonnait depuis trop longtemps comme un tuyau percé, la batterie en carton, les guitares trop molles. Rick Rubin, c’est dieu, les gars.

Voilà. Les Strokes ne sera jamais un grand groupe. Mais combien sont-ils, vingt ans après, à continuer d’écrire des bons morceaux, alors que l’on n’est même pas sûr qu’ils soient encore potes ? Niveau fringues, en revanche, OK, on ne pourra VRAIMENT jamais rien pour eux.

The Strokes // The New Abnormal // RCA

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