Un premier album sensationnel, puis quatre ans de silence (le temps pour King Gizzard de sortir sept LP) : Rien Virgule a travaillé le mystère avant de réapparaître avec un album roc qui tient davantage de la pierre de touche que du sac de gravillons décoratifs vendu chez Casto.
Sans faire de bruit, une feuille de l’éphéméride déchirée après l’autre, le moment approche où un chimpanzé réécrira in extenso le Necronomicon sur une antique version de Word. Que le prodige ne vous effraie pas : on en fera simplement une jolie édition poche couverture souple avec une maquette tendance, une aide du CNL et une préface de Pacôme Thiellement qui causera Lovecraft, Pierre Boulle et Dorgelès. Et puis on passera à autre chose, évidemment.
Parmi les autres gros titres des infos du futur, il y a aussi cette certitude garantie sans fake news : les silex ont de l’avenir. Dixit Einstein : « je ne sais pas comment se déroulera la Troisième Guerre Mondiale, mais je peux vous dire ce qu’on utilisera pour la Quatrième : des cailloux ! » Investissez dans la pierre, on en fera des cœurs artificiels. Un pronostic post-nuke que le Suisse le plus célèbre du monde (2e : Federer, 3e : Henri Dès) n’est pas le seul à exprimer. Avant même qu’un affairiste sans vergogne n’aie l’idée d’accaparer toute la calcédoine de la planète, les Dordognais.es de Rien Virgule proclament eux aussi Le Couronnement des Silex.
Intrépide malgré la fièvre
Publié grâce à l’heureuse collaboration de trois petits labels underground (La République des Granges, Permafrost et Zamzam Records), le successeur de Trente Jours à Grande Echelle (dont on vous avait parlé ici) joue sur la même tension âpre et incantatoire. Si, dissipation de l’effet de surprise oblige, on le placera quelques dixièmes de point en-deçà de son inclassable devancier, Rien Virgule continue de donner dans la farouche démonstration de style, fier prétendant aux premières positions de ce classement imaginaire répertoriant les disques les plus hantés et les plus singuliers issus de l’Hexagone 2019.
Car ne vous y trompez pas : ce n’est pas parce que ce disque invite à une cérémonie qu’il est dans ses projets de vous proposer un strapontin et d’écouter un Stéphane Bern tout mielleux et collet monté palabrer de la généalogie sang-bleu ou des coucheries du prince de Galles. À des années-lumière de ce concentré d’ennui offert par les oiseux de mauvais augure, Rien Virgule préfère manigancer un fameux piège sonore, qui éveille l’imagination – messes rouges et magies sombres. Faites gaffe où vous marchez : tout ceci finira mal ; et si vous avez dans l’idée de vous accoler une épitaphe, vous feriez bien d’en informer le marbrier avant que la note ne vous soit présentée (c’est déjà trop tard).
S’avançant drapés de l’étoffe dont sont faits les cauchemars des nuits trop noires ou trop blanches – jamais dans la bonne case, en tout cas, les cinq morceaux de ce disque menaçant et insidieux savent libérer, le moment venu, quelques colères fantastiques (Tactile). La colère des dieux se manifeste dans son éclat orageux ; des bourrasques maximalistes à faire plier en deux les certitudes ordinaires, déjà sapées par la subtile corrosion des thèmes synthétiques, des petites mélopées pernicieuses et des cris distordus des damné.e.s.
https://www.youtube.com/watch?v=sl5SFtevgrQ
Vous pouvez ajouter à tout ça le chant italophone d’Anne Careil – également autrice de la pochette. Une voix qui prend de multiples inflexions, allant des miaulements suppliants à la face du destin inflexible (La Visite aux Animaux Plâtrés) au lyrisme opératique d’une Cassandre entonnant un requiem avant le déluge de chrome incandescent (Zanne Nel Velluto), en passant par quelques minauderies enjôleuses avec maladresse (La Peau Noire) ou l’ébahissement désorienté d’une gamine déguisée en chevalier au milieu des éboulis (Tactile). Et, toujours, ce sentiment qu’elle se fait la conteuse d’un monde disparu ayant laissé, dans une langue oubliée, une poignée de mythes prophétiques et de malédictions propres à souffler l’orgueil du présent. Une puissance vengeresse au double visage : côté pile, un mystère sourd et délétère (Zanne Nel Velluto, Mariage des Pôles) côté face, une Toute-Puissance annihilatrice à l’implacable tranchant (La Peau Noire).
Pensez à un Can façon orchestre occulte, à Nico en visite chez White Noise
Rien Virgule, ce n’est pas rien – point.
Bref, Rien Virgule prouve qu’il y a de la suite dans ses idées fixes, déjà maintes fois éprouvées lors de concerts brutaux, habités et cinglants. La batterie est martelée à coups de micros ; l’instrumentarium tout synthés et électroacoustique – hop, les guitares au placard ! – fait trembler les salles et les caves sur leurs fondations, dans des lumières de giallo ; on ressort de là avec les muscles en pâte à modeler, épié.e par deux gros yeux jaunes et perçants – à moins que ce ne soit des étoiles, ou des drones de la police, j’ai du mal à suivre. Ça donne dans les grandes orgues, les mélodies entêtantes, les résonances impressionnistes, à la fois bruitiste et baroque, primitif et futuriste. Idem pour ce « Couronnement des Silex » : gros caillou dans la chaussure de nos marches forcées, ce royaume minéral a les couleurs sinistres et chatoyantes qu’on ne prête d’ordinaire qu’aux saisons en enfer et aux cathédrales incendiées. Rien Virgule devrait jouer à Pompéï une nuit de Samain : ça distrairait les momifié.e.s des échos de Rose Floyd et son chien.
Pensez à un Can façon orchestre occulte, à Nico en visite chez White Noise. Pensez à Klaus Nomi engagé comme premier rôle dans Les Documents interdits de Jean-Teddy Filippe. Pensez à Goblin et au sang fluo et pâteux qui coule sur les victimes de Suspiria. Pensez à tout ça, et oubliez. Face à ce monolithe aux rudes gravures, pourquoi se contenter d’un dictionnaire des synonymes trop approximatif ? Pourquoi, surtout, se contenter de ce papier ? Trop de mots ! Aucun sabir ne vaut le passage du diamant dans ses sillons : il vous laissera blême et effaré.e dans le tertre des âmes, à demi-amoureux.se de la fin de toute chose, tandis que les grenouilles verdâtres coasseront au loin.
Sur ce, je vous laisse : il faut que je vérifie si mon chimpanzé a bien appris son Abdul al-Hazred.
Rien Virgule // Le Couronnement des Silex // La République des Granges, Permafrost, Zamzam Records // Sorti le 20 avril 2019
https://lesdisquesdupermafrost.bandcamp.com/album/le-couronnement-des-silex
En concert au Mesnil le 24 mai, à Rennes le 25, à Nantes le 26, à Bordeaux le 13 juin, Allemans le 14 et Tulle le 15.