Une voix plus grave que trois paquets de clope posés sur les octaves d’un piano de bar, des passions cachées pour Bertrand Cantat et Kraftwerk, le lointain souvenir d’une Amérique qu’on a tant aimé et une quiche lorraine engloutie comme un bonbon... récit d’une rencontre avec le grand Mark Lanegan.

J’ai pas vu de chevaux courir dans le sens inverse en hennissant ni de tête décapitée rouler par terre, mais quand Mark Lanegan est entré dans la salle, ce samedi, ca a fait un peu le même bruit que Sandor Clegane, le bourreau de Game of Thrones, débarquant en 33 tonnes dans un champ de roses. Le gabarit, déjà. 120 kilos au bas mot monté sur une structure osseuse toute carrée, l’impression qu’un nuage recouvre le ciel au dessus de votre tête et que ce râle, si bien connu à force d’avoir écouter tous ses disques, s’apprête à vous décoiffer l’œil. La canne qui le soutient ensuite, et qui vient rappeler que ce sosie vocal de Tom Waits à qui on aurait faire boire des hectolitres de Destop dans son enfance a, quand même, bien morflé. Que non, l’adolescence déjantée de l’Américain n’était pas une légende, pas plus la drogue et la prison avant la naissance des Screaming Trees, et que tout cela se paye un peu, 30 ans plus tard.

Le Mark Lanegan qui s’avance, en ce samedi grisâtre, a 30 minutes de retard. En patientant droit comme un I de peur de fondre à cause du stress, j’apprends que le grand séquoia barbu ne dort jamais à l’hôtel. « Toujours dans son tourbus, c’est comme ça ». C’est comme ça donc. Alors que Lanegan continue de n’être pas là, son backing band (le « Band » du Mark Lanegan Band, comme c’est écrit sur les pochettes depuis 2 albums) tripatouille les amplis sur scène pour le concert, qui aura lieu le soir même au Café de la Danse. Tout le monde s’affole mollement, jusqu’à l’arrivée du grand zigue, boitant comme un baron des Carpates, survivant de sa propre existence ; gueule enfarinée parce qu’il est 14H30 du matin et que ce soir encore, il faudra abreuver le public par son propre sang. « Ceci est ma voix, buvez-la ». A l’heure qu’il est, Lanegan n’en a rien à foutre de toutes ces métafaibles sur la rédemption. Il veut une chaise et un mouchoir. Non, c’est pas un bon jour. En même temps, Céline n’aurait jamais écrit Voyage au bout de la nuit lors d’un séjour tous frais payés à Cancun.

Dans la pénombre de la loge où Mark m’invite maintenant à m’asseoir, le sac d’os rumine un truc à la femme qui le suit : « cté quoi le nom de cette salle pourrie… ah oui, le Nouveau Casino. Quel truc de merde. La pire salle de Paris, un putain de trou à rats, rrrahhh… » Paradoxalement, le regard est aussi doux que le visage buriné, la diction taillée pour les comptines de livre audio, quand sa voix de scie sauteuse pourrait découper des troncs d’arbre.

La loge fait 3 mètre carré, tu es avec une putain de légende vivante; tu as le cul posé sur la doudoune du mec qui a passé son adolescence à se maquiller avec Dylan Carlson et Kurt Cobain et qui pourrait réveiller un troupeau de bœufs rien qu’en éternuant. J’en suis encore à remuer toutes ces considérations dans ma tête quand le visage de Lanegan, marqué par dix albums solos et bien plus si l’on compte ces nombreuses contributions qui en ont fait l’intérimaire le plus demandé du circuit, soudain s’illumine. Difficile de savoir s’il s’agissait du néon qui clignote, d’un éclair divin ou simplement du briquet qui marque le coup d’envoi de l’audience qui suit : « ça te dérange pas si j’allume une clope ? »

Non bien sûr que non.

Putain j’ai arrêté pendant 10 ans et puis… j’ai replongé.

Pourquoi donc ?

Je sais pas. Subitement, au moment de repartir en tournée, ça m’a semblé être la chose à faire [il tire sur la tige, j’entrevois le visage fantôme de Chet Baker dans le miroir]

C’est toujours excitant, à 52 ans, d’être en tournée ?

Quoi, j’ai pas l’air content d’être là aujourd’hui ? Ah ah… bon je suis pas en forme là [il se mouche]… mais pourtant c’est le cas. C’est une vie fantastique, je me trimballe de ville en ville avec des musiciens super, c’est pas un job ça, ce sont des vacances. Mon père a bossé toute sa vie dans un boulot qui le faisait chier, idem pour ma mère…

Votre père était professeur.

Ouais. Ma sœur aussi. Je viens d’une famille d’enseignants, presque.

Bon, disons que vous enseignez à votre manière.

Mouais. Disons que j’apprends aux gens ce qu’il ne faut PAS faire, aha.

« Gargoyle », le dernier né, d’où est venue l’idée du nom ? Est-ce vraiment l’aspect gothique qui a pris le dessus ?

Eh bien… Quand je me vois chanter sur scène, c’est ce que j’ai l’impression d’être : une gargouille. Quelqu’un m’a décrit comme ça un jour, j’ai aimé. Et puis c’est ce que transpirent ces chansons, ça collait bien à l’esprit donc.

Et de la goth culture à Joy Division, il n’y a qu’un pas. J’ai lu que Peter Hook était l’un de vos héros. Une révélation plutôt surprenante, en fait. On n’imagine pas Mark Lanegan, le beau-frère du Grunge, en train d’écouter Blue Monday avec les cheveux coiffés comme en 1983.

Disons que c’est plus facile à imaginer depuis quelques albums, où j’assume plus clairement ce genre d’influences, plus électroniques, en gros. Mais pour être honnête avec toi… Ian Curtis est encore plus important que Peter Hook à mes yeux, il m’a poussé vers l’écriture ; Joy Division c’était du blues… Après évidemment, je pourrais citer Nick Cave, Leonard Cohen, Jeffrey Lee Pierce, bref des bluesmen… mais Joy Division, la première fois où j’ai découvert « Closer », j’ai passé un mois à écouter la K7 dans ma bagnole, j’étais scotché. C’était une sale période pour moi, chaque parole me transperçait de l’intérieur. Isolation… cette chanson, c’était mon histoire, littéralement.

Et dans un autre genre, encore plus surprenant, Kraftwerk. Il semble que « RadioActivity » soit un autre de vos disques de chevet.

Exact. A ma façon, j’ai exploré ces territoires sur « Bubblegum », mon premier album avec des boites à rythmes, des synthétiseurs. Comme Depeche Mode en fait. Le fait est que j’avais jamais touché une guitare avant « The Winding Sheet ». Bon, on venait de décrocher un contrat avec Sub Pop, fallait bien que je m’y colle hein, donc j’ai acheté un bouquin pour apprendre la guitare, mais j’étais pas calibré pour faire les disques des mecs que j’écoutais à l’époque ; des mecs comme Tim Buckley je veux dire. Ca m’a pris du temps pour produire une musique, disons, plus sophistiquée.

Vous vous qualifiez avant toute chose comme « un chanteur ». Mais franchement, faire une carrière comme la votre, ça nécessite un peu plus que ça, non ? Vous le pensez vraiment ?

Je ne réfléchis pas tous les jours à ce que je dois mettre dans la case « job » de mon CV, aha. Mais c’est ce qui me vient le plus naturellement, oui. C’est comme ça que j’ai commencé, c’est comme ça que je partirai. Oui, je suis un chanteur.

Pourtant, rien qu’avec ça, on peut tracer une ligne très cohérente entre « Bubblegum », « Funeral Blues » et « Gargoyle ». C’est quoi, le style Lanegan ?

Pour le dernier en date, j’ai eu la chance de trouver ce mec fantastique, Rob Marshall. Un songwriter très doué qui m’a aidé à monter les chansons. Le truc c’est qu’on avait que deux semaines pour enregistrer – Rob jouait avec PJ Harvey et devait repartir en tournée avec elle pendant 1 an – donc je lui ai collé au cul pour qu’on accélère ; le mec m’a envoyé 10 chansons par mail, 6 étaient incroyables, prises direct pour l’album. Le reste de « Gargoyle », c’était des trucs qui trainaient de mon coté. Bref, je me fous de savoir d’où viennent les choses, de qui a composé quoi. « Bubblegum » et « Blues Funeral », j’avais tout écrit de A à Z, pour « Phantom Radio », environ la moitié, et le reste avec mon pote allemand Sietse Van Gorkom, avec qui je viens de terminer un autre album qui sortira au printemps… Du moment que j’ai l’impression de chanter mon histoire, tu peux m’écrire ce que tu veux, je le chanterai.

« La mort d’Orion de Manset est l’un des trucs les plus incroyables que j’ai jamais entendu. »

Eh bien parlons-en : comment est née cette improbable collaboration avec Gérard Manset ? [Lanegan a repris Elégie Funèbre, Ndr]

C’est l’un de mes héros… Il a fait ce disque dans les années 60, « La mort d’Orion ». [Quelqu’un rentre et lui amène une quiche lorraine, qu’il dévore tout en continuant son histoire, la bouche pleine] Putain, ce disque m’a tout de suite capté. L’artwork, le son, la production, l’un des trucs les plus incroyables que j’ai pu entendre. Un génie ce mec. Bref un jour je raconte ça à un journaliste où je le cite parmi mes disques préférés, et le bougre a du lire le truc, parce qu’il a finit par me contacter. Son idée c’était que je reprenne une chanson en Français. Ce que j’ai tenté de faire, avec mon gros accent Hillbilly bizarre… Lui m’a dit : « bon, je vais faire traduire les paroles en Anglais ». Aha l’enfoiré ! Donc j’ai fait une autre version, et ça m’a permis de comprendre les paroles de Manset, c’était splendide… mais putain je l’aimais bien ma version en Français. [on peut l’écouter sur « Imitations », sorti en 2013, Ndr].

https://www.youtube.com/watch?v=A1U-LzcAYqk

Concernant vos apparitions dans d’autres groupes, on ne va pas tourner autour du pot : l’un des trucs les plus formidables entendus ces dernières années reste « Primitive and Deadly » de Earth, où vous apparaissez sur deux morceaux exceptionnels.

Ah, mon vieux pote Dylan Carlson…

Il m’avait confié au moment de la sortie de l’album que vous aviez pris 20 ans pour arriver à refaire un truc ensemble.

C’est vrai. Alors que c’est lui qui m’a donné le premier tuyau pour apprendre la guitare. Un bon conseil en plus, pour jouer un nombre infini de morceaux… c’est un ami qui m’est très cher, aussi. Alors oui, quand il m’a demandé de venir chanter sur « Primitive and Deadly », j’ai sauté dans ma bagnole.

C’est vrai que vous avez bossé chez le même disquaire ?

La réalité est moins rose : oui, c’est vrai, mais on bossait dans la réserve du disquaire en question, où l’on ouvrait des cartons.

Même période peut-être, il y a cette photo de vous trois : Kurt Cobain, Dylan et vous. Tous maquillés, à vous marrer comme des gros ados potaches de vous déguiser. C’était l’insouciance, cette époque ?

Un grand moment de bonheur. J’aimais Kurt comme un frère. Quand il est mort, j’avais à peine la vingtaine, lui 27. Sa mort me suivra jusqu’à la mienne… et je l’aimais.

Pour le coup, la musique a sauvé la votre, de vie.

Non. La musique m’a donné une vie. Certes, ça m’a sauvé de l’ennui quand j’étais gosse ; ça m’a permis de fonder un groupe et de quitter mon trou à rats pour voyager. On m’aurait dit, quand j’étais là à moisir dans mon bled, que 30 ans plus tard je serais à Paris, dans ma cinquantaine (que je pensais même pas atteindre), à parler avec toi, j’y aurais pas cru deux secondes.

Eh bien merci. Je vais vous laisser faire votre sound check… [je me lève]

Je vais d’abord finir ma quiche lorraine.

Oui d’ailleurs c’est l’autre surprise de cette interview : vous aimez les quiches lorraines.

J’aime celle là en tout cas !

Oui donc, les quiches ET Gérard Manset

Oui, aha. Un autre musicien français que j’aime, c’est Bertrand Cantat.

C’est marrant que vous parliez de ça : la légende raconte qu’un soir Jeffrey Lee Pierce le chercha dans tout Paris pour lui péter la gueule, furieux qu’il fait tant emprunter au style du Gun Club…

[Pas surpris] Bertrand a chanté une chanson de Jeffrey, on l’a chanté ensemble d’ailleurs, c’était sur un Tribute au Gun Club. Sa voix est incroyable, puissante ; probablement l’un de mes chanteurs préférés actuellement.

Il a pas trop la côte en ce moment ici en France, comme vous devez le savoir.

Oui, je le sais. Il a fait de la prison – même pas dans son pays – et il a payé pour son erreur. Certes c’était une chose terrible, personne ne le conteste. Certaines personnes ne lui pardonneront jamais ; n’empêche qu’il reste un fantastique chanteur. Cheers man [il finit sa quiche lorraine]

Mark Lanegan Band // Gargoyle // Heavenly (PIAS)
http://marklanegan.com/

6 commentaires

  1. ….comme c’est écrit sur les pochettes depuis 2 albums  » Plutôt depuis 4 albums non ?;) (Bubblegum,, Blues Funeral , Phantom Radio, Gargoyle)

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