Voici une histoire fascinante qui mène notre chauve préféré de New York au Ghana, et qui finit plutôt mal. Le disque dont il est ici question vient d’être réédité par l’excellent label allemand Glitterbeat 1.
Reprenons depuis le début : en 1977. À ce moment là, l’Anglais creuse un double sillon artistique : il est en train de théoriser l’ambient, avec des musiques très apaisées (les collaborations avec Fripp et le duo Cluster, ou l’excellent Discreet Music), mais il commence également à se passionner pour la funk. En résulte son étonnant quatrième album solo, « Before And After Science », patchwork étrange dont la première face sonne résolument funk. Le disque est bien plus un instantané des recherches d’Eno qu’un véritable album, le compositeur ne réussissant pas à réunir le tout dans une forme totalement satisfaisante 2. On y retrouve néanmoins le titre King’s Lead Hat, anagramme de Talking Heads, alors tout jeune groupe de post-punk new-yorkais pour lequel Eno ne cache pas son admiration (le morceau en question les pastiche clairement). Il a tout pour lui plaire : le groupe reprend à son compte cette sorte de funk d’avant-garde venue d’Allemagne, au groove raide et robotique (CAN en tête), dont il a été l’ambassadeur avec David Bowie. Mais dès sa rencontre avec le groupe, c’est bien l’influence africaine qui est présente : Eno leur fait écouter un disque de Fela Kuti, dont les rythmiques commencent à l’obséder. C’est dit : le groupe collaborera avec l’Anglais en se plaçant sous le signe de l’afrobeat.
Installé à New York, Eno va ainsi produire coup sur coup deux albums des Talking Heads, « More Songs About Buildings And Food » en 1978 et l’excellent « Fear Of Music » en 1979. Les influences africaines y sont bien présentes, mais encore timides : on reste sur du post-punk expérimental bien plus inspiré de l’ambiance avant-gardiste de new-york que la chaleur du Nigéria. Il faut un déclic. Celui-ci viendra du trompettiste Jon Hassell. Ce nouveau personnage apporte un élément central : une théorie. Eno le découvre via son premier album, « Vernal Equinox », sorti en 1977, qui contient déjà l’essentiel de ses idées. Son concept central : le fourth world, sorte de continent musical utopique capable de marier l’Occident technologique et l’Orient spirituel. Ayant fait ses armes auprès de Karlheinz Stockahausen, Terry Riley et La Monte Young, Hassell est parfaitement au point sur toute l’avant-garde musicale qui passionne Eno 3. Les deux musiciens se rencontrent en 1979, juste après l’enregistrement de « Fear Of Music », et vont très vite produire un album commun, « Fourth World Music Vol.1 : Possible Music » (il n’y aura jamais de volume 2, mais Eno aimait vraiment numéroter les projets à l’époque).
La suite du programme se fera avec David Byrne, le leader de Talking Heads, duquel Eno est alors inséparable, avec « My Life In The Bush Of Ghosts ». S’inspirant grandement des théories de Hassell, ce dernier est cependant exclu des sessions, n’ayant pas les moyens de se rendre aux sessions d’enregistrement en Californie (le trompettiste prendra d’ailleurs plutôt mal cette récupération, mais se réconciliera malgré tout avec Eno). Le duo travaille intensément à ce projet avec une règle simple : il n’y aura pas de chanteur principal. Toutes les parties de chant sont récupérées à la radio, sous la forme de prédications évangélistes, de musique sacrée musulmane ou de pop égyptienne 4. Cela leur donne un bon moyen de se concentrer sur l’essentiel : les parties instrumentales, et surtout le rythme. Eno et Byrne ont lu avec attention les ouvrages African Rhythm and African Sensibility, du percussionniste John Miller Chernhoff, sorti en 1979 (Byrne jouera aux côtés de l’auteur par la suite) et l’ouvrage de Robert Farris Thompson, African Art in Motion 5.
« Je dirais que ce que je fais est seulement le résultat de mon incompréhension de la musique noire »
Leur obsession pour les percussions africaines se fait bien sentir, bien qu’Eno se soit toujours défendu de toute appropriation culturelle : « Je dirais que ce que je fais est seulement le résultat de mon incompréhension de la musique noire » affirme-t-il au magazine Sounds en 1981. En effet, si les influences africaines sont évidentes (surtout dans l’approche rythmique), celles de Can ou des disques allemands de Bowie le sont tout autant dans ce disque expérimental, plein d’idées parfois jusqu’à l’indigestion. Il n’en reste pas moins qu’un morceau comme Help Me Somebody sonne comme un titre de Fela Kuti joué avec plus de raideur et de bruits étranges.
La tête encore pleine de musique africaine, Eno et Byrne vont remettre le couvert sur le nouveau disque de Talking Heads, « Remain In Light », en 1980. Mais il y a un problème, le duo reste dans la dynamique de leur album collaboratif, et s’approprie complètement les séances, au grand dam du reste du groupe (en particulier le couple Tina Weymouth et Chris Frantz, qui compensera en créant la superbe pochette du disque). Les curseurs afro sont poussés au maximum, donnant une sorte d’afrobeat sous acide où les cuivres et riffs funky côtoient la guitare tordue d’Adrian Belew (qui rejoint King Crimson la même année). Un morceau inachevé (présent dans une réédition de 2006) avait carrément comme nom de travail Fela’s Riff. Mais les tensions durant l’enregistrement brisent l’alchimie entre Eno et Byrne, qui ne collaboreront plus vraiment ensemble jusqu’en 2008. Sans percussions africaines, cette fois.
Tout ceci nous mène au cœur de notre sujet : le Ghana et ce disque du groupe Edikanfo. En décembre 1980, le génie chauve est officiellement invité en Afrique pour observer un festival de musique et de danse d’Afrique de l’Ouest. Eno suivrait ainsi les pas de Steve Reich (l’un des plus grands compositeurs vivants) et John Miller Chernhoff (évoqué plus haut). Mais il vient pour une bonne raison, suggérée par Faisal Helwani. Ce dernier est un des acteurs majeurs de la musique ghanéenne : outre son rôle dans plusieurs institutions du pays, il est un producteur reconnu (quoique controversé pour sa gestion possessive, laissant parfois les musiciens dans la misère), et le créateur du club Napoléon à Accra, la capitale du Ghana. Pour l’animer, il monte plusieurs orchestres, et après que le sud-africain Hugh Masekela ait recruté le groupe Hedzoleh Soundz en 1973, il les remplace par Edikanfo, octuor d’afrobeat mené par le bassiste Gilbert Amartey Amar. Le deal est le suivant : Eno produit le premier album du groupe, et en échange, les musiciens lui fournissent des pistes qu’il pourra modifier à l’envie pour ses propres disques. Tout ceci est accepté, et l’album doit sortir l’année suivante sur EG, le sous-label d’Island qui publie Brian Eno depuis ses débuts dans Roxy Music. Le titre du disque, « The Pace Setters », n’est qu’une traduction en anglais du nom du groupe.
« Effectivement, tout ce que Brian avait à faire, c’était d’appuyer sur enregistrer »
Eno se met donc au travail avec eux… pour se rendre rapidement compte qu’il ne sert absolument à rien. Le studio qu’il a à disposition est très limité, ne lui permettant pas d’opérer comme il l’entend. Mais surtout, le groupe est déjà totalement en place, et toute modification ne ferait que briser l’équilibre déjà idéal de l’ensemble. Mieux : l’étroitesse du studio crée une proximité idéale pour canaliser l’énergie du groupe. « Effectivement, tout ce qu’il avait à faire était d’appuyer sur enregistrer » écrit ainsi en 2008 son biographe David Sheppard 6. Pire encore, poursuit ce dernier : Eno se sent déprimé. En effet, il fait enfin face à cette musique qui l’a tant influencé, et il ne peut que constater à quel point ses expérimentations n’atteignent jamais la fluidité de ce qu’il entend alors. Le groove africain est imbattable.
L’écoute du disque ne peut que lui donner raison : ça joue très très bien. La comparaison avec Fela Kuti semble difficile, car le propos politique n’est pas le même. Mais en terme de danse, l’équilibre entre les percussions endiablées, les cuivres chaleureux, les riff de guitare précis, le tout sublimé par une touche de synthétiseur : c’est parfaitement redoutable. La simple écoute du titre d’ouverture, Nka Bom, est convaincante, mais la comparaison avec le travail d’Eno est particulièrement douloureuse sur Blinking Eyes : on croirait entendre un morceau de « Remain In Light », mais porté à un autre niveau de pureté.
L’affaire est réglée : Eno n’a plus qu’à mettre son nom sur la pochette, juste à côté de celui d’Helwani. De retour à New York, il n’utilisera jamais les pistes enregistrées par Edikanfo, préférant se consacrer plus activement à l’ambient. De plus, ses relations avec Byrne et les Talking Heads s’étant dégradées, il n’a de toute façon plus personne avec qui poursuivre ses envies de funk. En parallèle, « My Life In The Bush Of Ghosts » sort enfin et les premières accusations d’appropriation culturelle se font entendre. Bref, au lieu d’être un tremplin pour les expérimentations africaines d’Eno, ce voyage au Ghana en a marqué le coup d’arrêt. On n’entendra plus que de vagues traces de funk dans « Nerve Net » en 1992 ou le médiocre « Spinner », en 1995, avec Jah Wobble. Il ne reviendra vers la musique africaine qu’en 1998 en produisant le sénégalais Baaba Maal, puis en 2011 avec Seun Kuti. Et de toute façon, il faut bien admettre qu’Eno ne renouvellera jamais les sommets atteints durant les années 70, comme cela a déjà été très bien raconté sur ce site.
Quant à Edikanfo, sa carrière ne va pas pour autant décoller. L’album rencontre pourtant un succès suffisant pour organiser une tournée internationale. Mais le 31 décembre 1981, un coup d’état militaire éclate au Ghana. La subvention qui devait payer le voyage est coupée. Mais la pire conséquence est le couvre feu imposé dans tout le pays. Impossible de faire des concerts : Edikanfo est dans l’impasse. Le groupe se sépare, et ses musiciens partent en exil dans le monde entier. Ce n’est qu’en 2015 que certains d’entre eux veulent relancer le groupe, menant à la mise en chantier d’un nouvel album, encore à venir, et cette réédition de leur premier album. Ils annoncent également vouloir enfin défendre ce disque en concert, en complément des nouveaux titres. Malheureusement, deux de ses membres originaux, le guitariste Kwesi Okran et le percussionniste William Quist, sont morts depuis, ainsi que Faisal Helwani, décédé en 2008. Bref, ce disque sent vraiment la poisse.
Que reste-t-il donc des expérimentations africaines d’Eno ? Au final, une poignée de disques, et beaucoup d’espoirs brisés. Mais il faut bien admettre que, là encore, il était à l’endroit où il fallait, et en avance sur tout le monde : alors que les années 80 vont marquer l’avènement de cette bien étrange « world music », il a été parmi les premiers à défricher ces mariages nouveaux, et surtout, comme toujours, le premier à s’associer à ceux qui le font. Peut-être même était-il trop en avance, là où un Peter Gabriel, et plus encore un Damon Albarn, sauront approcher cette musique avec plus de sérieux. Et quand même cette voie s’est avérée être une impasse pour lui, elle a au moins permis d’apporter un peu de lumière sur certains artistes africains. Restons optimistes.
1 En plus de publier les meilleurs disques de ce qu’on appelle « world music » du moment (Tamikrest, Altin Gün, Gaye Su Akyol, Jupiter & Okwess, Baba Zula…) il avait précédemment réédité trois disques de Jon Hassell, dont celui réalisé en collaboration avec Brian Eno, Fourth World Music Vol.1 : Possible Music.
2 En revanche, la seconde face en mode proto-ambient contient contient « By This River », la plus belle chanson qu’il ait jamais pu écrire.
3 Il avait même lancé son propre label de musique contemporaine, l’éphémère Obscure Records, dont j’espère pouvoir raconter l’histoire ici.
4 On est alors en 1980, la pratique du sampling est encore très rare (même si Holger Czukay, de Can, avait fait un album sur le même principe en 1979), et résoudre les problèmes de droit sera un casse tête énorme pour le label, ce qui explique pourquoi l’album est sorti après Remain In Light de Talking Heads, bien qu’ayant été enregistré avant.
5 Le morceau des Talking Heads « Houses In Motion » y fait référence.
6 David Sheppard, On Some Faraway Beach, 2008, Orion
10 commentaires
@ O12 balles c qui vous savez!?
« King’s Lead Hat »
je l’ai toujours rapproché d’un morceau de DEVO qu’il a produit à peu prés à la même époque. Marrant
Article intéressant sur une période ou Eno était super productif.
Merci.
« Et de toute façon, il faut bien admettre qu’Eno ne renouvellera jamais les sommets atteints durant les années 70 »
Les sommets vont quand même jusqu’au milieu des années 80 (ses albums avec Budd, Lanois ou son frangin). C’est sans doute plus austère et moins démonstratif que son album avec Byrne mais ça na pas aussi mal vieilli.
J’admets sans souci que ces albums sont très chouettes (le tout dernier avec son frangin est superbe), et j’ai même beaucoup de tendresse pour Nerve Net, et même Another Day On Earth, et j’admets aussi que ma formulation est un peu provocatrice, mais je trouve que ce qu’il sort dans les années 80 n’atteint pas les sommets de ceux des années 70. Et je suis aussi d’accord pour dire que le disque avec Byrne a vieilli, mais d’autres comme Another Green World ou l’album avec Hassell sont toujours aussi forts. Après, ça reste une question de goûts, aussi, j’imagine.
Au delà des goûts et de la provoc (même si on est sur gonzai 🙂 c’est plus parce que ce sont des albums qui ont encore un impact très fort sur la musique ambient actuelle. Notamment les textures sonores du dx7 alliées aux premiers effets numériques (reverb et harmonizer) qui donnent ce son nébuleux, froid et un peu sale.
Tout à fait, je plussoie
é nono sort les boules!
Persévérance a-t-il un avis sur Brian Eno ?
affreux bites d’astafford!