Il aura fallu la mort de Bruce Lee et un hommage cinématographique pour que mes yeux de huit ans s'éveillent à la culture chinoise dans ce qu'elle avait de plus beau à mes yeux de gamin : l'art du combat d'un héros magnifique et magique. Ça se passait là où la Terre se finit, il y a très longtemps.

Au milieu des années 70, mon royaume s’étalait entre la pâtisserie de mes parents flanquée tout en haut de la rue de la Porte à Brest, mon école, les cours de violon, la piscine et le jardin public où venaient brailler et se fritter sur patins à roulettes tous les p’tits zefs du quartier. Il y avait aussi le cinéma d’en face, le Paris à l’époque, et un autre un peu plus éloigné, le Rex, que l’on atteignait péniblement après avoir usé ses Clarks et le bas de ses jeans pattes d’eph’ trempés par la pluie et le vent. Traverser le pont de Recouvrance menant à la rue de Siam prenait certains jours des allures de traversée de l’Atlantique à la rame, avec un vent à décorner les marins cocus et paquets de mer dans la gueule. Plus d’un parapluie y avait laissé son âme, retournés comme des crêpes, voltigeant dans la rade comme des corbeaux désarticulés au-dessus des corvettes et autres remorqueurs amarrés plus bas. Mais cela n’entamait pas le moral des troupes, et surtout pas le nôtre. Moi et mon pote avions huit ans, nous bravions les tempêtes avec une seule idée en tête : prendre notre part de rêve dans les salles obscures et humides de notre camp retranché. La tour Tanguy devenait une citadelle imprenable et les remparts notre muraille de Chine. Mon pote s’appelait Yann mais n’avait pas franchement le teint farineux habituel de la région. Son visage aux traits asiatiques lui venait de son père, d’origine laotienne, traits adoucis par ceux de sa mère bretonne. Son père m’impressionnait, avec ce visage dur et fermé des militaires, un peu à la Takeshi Kitano dont il aurait très bien pu reprendre le rôle du sergent Gengo Hara dans Furyo. Mais quand je regardais Yann, doit dans ses yeux bridés, c’est le vaste empire de Chine que je voyais, avec ses chefs de guerre, son kung-fu, ses légendes et surtout notre légende : Bruce Lee. Mort en 1973 d’un œdème cérébral mais bien ancré dans son mythe au plus haut de sa gloire. Nous étions en 75 et le Rex avait eu la bonne idée de programmer en hommage les trois films cultes : La Fureur de vaincre, La Fureur du dragon et Opération Dragon.

Mon pote et mon allions enfin le voir au cinéma, le torse bombé, en se racontant des histoires de télé. C’est vrai que notre culture ne se faisait jusque là pour beaucoup qu’au travers de nos après-midi cathodiques. J’étais encore trop jeune et fainéant pour me taper la lecture de Quand la Chine s’éveillera… Le monde tremblera d’Alain Peyrefitte, pourtant bien en évidence dans la bibliothèque de mon père. Je l’avais quand même feuilleté, maté en me racontant des histoires de guerre les cartes qui l’agrémentaient, mais je préférais franchement glander devant Samedi est à vous de Bernard Golet qui diffusait des séries maintenant devenues cultes, ou la deuxième chaîne avec un David Carradine qui campait le héros mou de la série Kung-Fu. Beaucoup trop mou pour nous: “Va, petit Scarabée, traverse le désert et les forêts et ramène-nous des Penthouse et du Coca, tape les gens si besoin, on se fait trop chier dans ce monastère, va ! ”. Face à Bruce Lee, le mythe du bien-pensant Carradine avait volé en éclat comme un pétard de carnaval allumé par un dragon en furie. Nos âmes de petits guerriers avaient besoin de vrais combats, de vengeance, de larmes, de sang, du bruit des os qu’on écrase sous le pied en hurlant des cris de mort ! En pleine recherche de notre identité masculine, Bruce Lee incarnait le héros parfait. Un héros à la musculature ciselée, le regard qui tue, une agilité et des cris de chat ébouillanté qui annonçaient souvent la mort de celui qui avait le malheur de l’affronter. En nous imaginant dans la peau du héros, plus rien ne pouvait nous atteindre, nos bâtons chinois et nunchakus invisibles nous accompagnaient partout ; Yann et moi restions inséparables et indestructibles.

Huit francs, si mes souvenirs sont bons, c’est ce que coûtait l’entrée au cinéma.

Huit petits francs qu’il fallait quand même avoir au préalable arraché à mes parents. A l’époque, dans les familles modestes et même aisées, le cinéma était encore un luxe, on y emmenait les enfants une fois par an mater le traditionnel Disney. Mes vieux, élevés à la dure, avaient du mal à concevoir qu’un gamin de huit ans aille se taper des toiles pendant qu’ils bossaient, eux, 12 heures par jour, six jours sur sept. J’aurais demandé les huit francs à mon père qu’il m’aurait renvoyé deux baffes vite fait dans la gueule, avec un bon coup de pied au cul. J’aurais fait mon Bruce Lee à la maison, à chialer comme une gonzesse dans mon sous-pull orange, affalé dans mon lit cosy. Ma mère, heureusement, était là,  elle était devenue une alliée parfaite qui finissait toujours par sortir les précieuses pièces de la caisse après quelques heures à subir mes larmoiements agacés. Un héros doit aussi savoir pleurer. En écrivant ce texte sur mes tendres années Bruce Lee, je me suis demandé ce qu’il me restait aujourd’hui de ces escapades cinématographiques. 35 ans me séparent de cette époque et je n’ai jamais voulu depuis mater les rediffusions à la télé, de peur de briser le mythe. Deux scènes restent plus que les autres gravées dans ma mémoire : la raclée aux élèves du dojo dans La fureur de vaincre, avec sa distribution de coups de tatanes et sa pluie de baffes au nunchaku. Puis, évidemment, le combat à mort qui l’oppose au pauvre Chuck Norris dans La fureur du Dragon. Il lui fait toutes les misères : arrachage de poils, savates dans la gueule sur cris de chat, uppercuts, dézingage de rotule, baffes dans la gueule, poings dans la gueule, poignet cassé, rotule explosée puis cervicales brisées. Du travail propre et soigné. Chuck Norris ferait moins le malin aujourd’hui si mon Bruce était toujours là. Je n’ai plus jamais eu de héros autre que Bruce Lee dans ce domaine. Aucun autre, que ce soit Jet Li, Jacky Chan ou Tony Jaa pour les bridés, Chuck Norris ou Jean-Claude Van Damme pour les Blancs un peu aware, n’atteindront jamais la cheville du chat de Chinatown. Je suis et resterai fidèle à Bruce Lee toute ma vie même si j’ai aujourd’hui un peu moins la fureur de vaincre.

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