Il y a dix ans, deux potes de lycée de Laguna Beach sortaient Reverse Shark Attack, un des manifestes lo-fi surfo-crado qui ont pavé la route du néo-garage made in Californie si populaire aujourd’hui. L’un d’eux s’appelait Ty Segall. Aux côtés du mentor John « Thee Oh Sees » Dwyer, le géant blond est devenu le prolifique chef de file de cette scène garage-punk-pop (et plus si affinités) que l’on connaît, sortant plus de concept-albums en l’espace de quelques années que Rush dans toute sa carrière, trimballant son bleu de travail rapiécé sur les scènes du monde entier devant des foules en délire et enchaînant les side-projects – Fuzz, GØGGS, etc. – qui se transforment en or.

Le deuxième larron du duo, c’est Mikal Cronin. Un songwriter beaucoup plus discret, multi-instrumentiste surdoué sorti du California Institute of the Arts, qui a tracé sa route de son côté, produisant une power pop orchestrale toujours plus ambitieuse. « Seeker », son quatrième album qui vient de sortir, est comme d’habitude bien au-dessus de la mêlée, mais connaîtra sans doute moins de publicité que n’importe quel enregistrement de son camarade, dont le moindre album de reprises de T.Rex déchaîne les passions.

On retrouve le musicien assis non loin de Ty Segall avant un concert parisien à La Cigale, début octobre : membre historique du Freedom Band, il accompagne encore son vieux pote sur scène. Avant de le revoir à Paris dans quelques mois, pour sa propre tournée. En tant que frontman cette fois. Enfin.

Vous serez ce soir avec Ty Segall sur la scène de La Cigale. C’est moins stressant de jouer pour quelqu’un d’autre que d’être leader de son propre groupe ?

C’est une pression différente. Les shows de Ty sont très longs maintenant, et on a dû apprendre énormément de morceaux, d’autant plus qu’on joue des albums en entier. C’est beaucoup de travail. Je joue principalement du saxo pour Ty, ce qui est cool, et de la basse. Mais je me mets davantage de pression quand je chante et que je suis leader.

Résultat de recherche d'images pour "mikal cronin"Avant de sortir « Seeker », votre précédent album remontait à 2015. Vous n’avez pas eu le temps d’enregistrer ou vous vouliez vous démarquer de Ty Segall, Oh Sees et compagnie, qui sortent un ou deux albums par an ?

J’étais occupé, mais je voulais ralentir de manière générale, prendre le temps d’écrire. Je n’arrive pas à écrire sur la route. Je dois être chez moi, seul. Ces quatre ans sont passés en un éclair. Aussi, je n’arrivais pas à produire de chansons qui me plaisaient. Je suis content d’avoir pris le temps. Avec Ty, on a beaucoup enregistré et voyagé.

Pour composer cet album, vous vous êtes isolé un mois dans une cabane dans la forêt près de Palm Springs. Pas trop chiant ?

Haha, non. J’aime passer du temps seul. Je voulais me concentrer pour aller au bout de mes idées, dans un endroit calme et tranquille. J’ai embarqué mon chat et j’ai passé mon temps à écrire. J’ai accumulé plus de matériel en un mois que jamais. C’était la première fois que je faisais un truc pareil, et je pense que je recommencerai. Mais pas trop longtemps, parce que la solitude me rendrait dingue.

Puis vous avez été évacué à cause d’incendies. C’est un thème qui vous a influencé, le feu ?

Oui, je crois. Je pensais au feu et à sa signification, et ce, même avant mon voyage. La Californie est souvent sujette à de terribles incendies. Pour moi, c’est une métaphore de la destruction, puis la renaissance, la nature qui replante ses graines. J’ai fait le lien avec ma propre vie. Un jour, alors que j’étais dans la forêt à écrire et que je n’allais pas tarder à rentrer en ville, je me suis levé et le ciel était orange. L’air était saturé de fumée et les flammes descendaient de la colline. J’ai eu deux heures pour ranger mes affaires, trouver mon chat et partir. C’était très bizarre et irréel, vu que je n’avais pas arrêté de penser au feu avant ça. Mais bon, je commençais à devenir fou là-haut de toute façon. Ce n’était pas plus mal que je rentre, que je voie des amis.

À propos d’amis, vous avez fait appel aux membres du Freedom Band de Ty Segall pour vous aider à enregistrer cet album cette fois-ci, alors que vous aviez enregistré vos premiers LP seul de A à Z.

Je voulais essayer quelque chose de différent. C’est super quand on a un groupe de gens qui se répondent les uns les autres. J’aime cette énergie collective. Ça m’a semblé naturel de faire appel à Ty et au Freedom Band. Ça fait des années qu’on travaille ensemble maintenant, on a développé une alchimie. La musique qu’on fait avec Ty est très différente, mais je savais qu’ils pourraient jouer ce que j’avais en tête. Ils sont tellement talentueux, ça aurait été du gâchis de ne pas faire appel à eux. Parfois, quand je suis seul en studio, je deviens très négatif et frustré. Je n’arrive pas à jouer comme je le voudrais, alors, ça m’a aidé.

« Travailler avec un orchestre ? Oui, bien sûr. Ce serait super. »

Dans « Seeker », il y a d’un côté une instrumentation riche, avec un grand travail sur les arrangements de cordes, et d’un autre côté, des riffs très fuzz. C’est la pop orchestrale sixties qui rencontre le Freedom Band. Combiner le classique et la power pop, ça vous a toujours branché ?

Je trouve que c’est intéressant. J’ai grandi en écoutant du classique. Ma mère est musicienne classique, elle joue de la harpe et du piano. Les cordes, les instruments à vent et autres instruments « non rock » sont dans un coin de ma tête. J’ai toujours aimé ce genre de son, notamment chez les Beatles. Ils sont un bon exemple du classique qui rencontre le rock. J’aime chercher le moyen d’utiliser un son de guitare distordu avec des cordes classiques. Ça sonne très « gros ». J’adore ça. Je me sens de plus en plus à l’aise à l’idée d’écrire pour des cordes. Dès que possible, je joue en live avec une section de cordes ou d’instruments à vent. Depuis que j’ai 10 ans, je joue du saxophone et j’étais dans tous les groupes classiques de l’école. Ensuite, j’ai étudié la musique. Cette instrumentation classique est dans ma tête depuis toujours et ça me semble naturel de l’utiliser. Je pense que ça peut être fait avec très mauvais goût et j’espère que ce n’est pas mon cas. J’espère que ça a du sens et que c’est naturel. J’ai l’impression que ça l’est.

Résultat de recherche d'images pour "mikal cronin"Vous aimeriez travailler avec un orchestre ?

Oui, bien sûr. Ce serait super. Les orchestres sont tellement puissants et lourds, d’une manière différente du rock. Mais c’est très cher, évidemment… Un jour, peut-être.

Votre premier album, quoi que déjà mélodique, était beaucoup plus axé garage. Quand est-ce que vous vous êtes autorisé à incorporer des éléments classiques dans votre musique ?

Pour mon deuxième album, j’avais un peu de cordes, et pour mon troisième, un quartet de cordes, un joueur de trompette et un joueur de cor. Le processus a été lent. Au fil des ans, j’en ai incorporé de plus en plus. Pour cet album, j’avais un trio de cordes, des joueurs de cor, de trompette, de trombone… Cet aspect prend de plus en plus d’importance. Maintenant, je pense à ce genre d’instruments quand je compose, de manière naturelle. Pour moi, écrire une partie de guitare ou de cordes, c’est la même chose.

Est-ce que ça vous arrive de réécouter vos vieux disques, comme « Reverse Shark Attack », avec Ty Segall ?

Hum, pas tant que ça. Ça fait quelques années que je ne l’ai pas écouté. C’est marrant, intéressant. On entend bien qu’on l’a enregistré vite fait, à la maison. Mais je suis embarrassé quand je réécoute mes vieux albums. J’évite de le faire.

Ça ne vous plaît plus ?

J’aime encore ça, mais ça me paraît immature. On a beaucoup grandi en tant que musiciens. Nos standards sont plus hauts. Je suis un peu gêné, oui, j’entends mes erreurs. Si je les réenregistrais aujourd’hui, avec mon expérience, ça n’aurait rien à voir.

Il y a quelques années, vous jouiez dans des tas de groupes, « un avec chaque coloc ». Est-ce que c’est toujours le cas ?

De temps en temps, avec quelques amis, s’ils me demandent de jouer du saxophone sur scène, King Tuff, Shannon Lay… J’enregistre du saxophone ici et là… J’ai beaucoup d’amis musiciens, et autant d’opportunités d’expérimenter avec eux. Mais c’est la musique de Ty Segall et la mienne qui m’occupent la majorité du temps. Je suis constamment en train d’enregistrer. J’ai fait beaucoup d’electro chez moi, avec des synthétiseurs.

Ah oui ? On va l’entendre ?

Oui, peut-être. Je pensais à mettre ça gratuitement en ligne, mais je ne suis pas sûr que les gens aimeraient. En fait, j’ai fait une version complètement électronique de « Seeker », j’ai tout réenregistré piste après piste. C’est de l’electro assez lo-fi, que je devrais bientôt sortir. J’ai fait ça juste pour me marrer, une semaine après avoir bouclé « Seeker ». J’étais à la maison avec mes synthétiseurs et je voulais continuer à travailler.

Vous écoutez de l’electro ?

Pas vraiment. Mais j’aime vraiment en faire. J’aime bien ce que fait Dwyer avec Damaged Bug.

En France, on est très fans de la scène californienne avec les Oh Sees, Ty Segall, Meatbodies, White Fence, Fuzz, CFM, etc., mais vu d’ici, c’est compliqué. On dirait que tout le monde joue dans un groupe et a un side-project différent avec chaque membre dudit groupe, et chacun a aussi son projet solo et utilise d’autres membres du groupe comme backing-band… On ne comprend rien. C’est quoi, l’histoire ?

Haha, c’est vrai que ça prête à confusion. On est comme une famille, une famille heureuse. On s’entend tous très bien. Mon bassiste joue dans Meatbodies. Mon batteur joue dans Audacity et CFM, avec Charles Moothart du Freedom Band. C’est une grande bande de potes qui se serre les coudes et aime jouer de la musique ensemble. Quand on a besoin d’un bassiste ou d’un guitariste, on se tourne tout de suite les uns vers les autres. On est nombreux et passionnés. Je suis très content de faire partie de cette bande. Mais je comprends que ça puisse sembler compliqué ! Il faudrait faire un arbre généalogique.

Est-ce que vous cherchez à rester malgré tout concentré sur votre propre musique, sans être influencé par votre entourage ?

J’ai l’impression d’être influencé par mes amis, Ty, Thee Oh Sees, Meatbodies… On passe tellement de temps ensemble. Qu’on le veuille ou non, il serait impossible que notre musique n’ait pas d’impact sur les uns et les autres. Mais je trouve que la musique de mes amis est beaucoup plus rock’n’roll et heavy que la mienne. J’apprécie d’avoir leur musique dans ma vie, qui ajoute de l’intensité à ma pop music. Chacun travaille sur ses projets et cherche à trouver son propre son. C’est un bon équilibre.

Résultat de recherche d'images pour "mikal cronin"Quand vous jouiez du garage avec Ty Segall à Laguna Beach, il y a plus de dix ans, vous formiez une petite scène locale très underground. Aujourd’hui, le garage est plus populaire que jamais, Ty Segall et consorts tournent dans de grosses salles partout en Europe et tout le monde a suivi le mouvement. Qu’est-ce que ça vous inspire ?

J’apprécie que les gens aiment ça. On joue du garage depuis longtemps maintenant. Quand on a commencé, il y avait peu de groupes contemporains qui jouaient ce genre de musique, à part une poignée de groupes plus anciens, comme The Gories ou The Oblivians, qui nous ont beaucoup influencés. C’est super, car les gens viennent à nos concerts et aiment ça. Ça nous permet de jouer de la musique à plein temps, de tourner et d’en vivre.

« J’imagine que certaines personnes me voient toujours comme un side-project ou quelque chose comme ça ».

Avez-vous eu l’impression que certains groupes ont sauté de manière opportuniste dans le train garage ?

Peut-être. Mais ce phénomène existe pour tous les genres. J’entends des groupes qui sonnent comme ceux de mes potes, c’est sûr. C’est étrange. On devrait se sentir flattés, cela dit. Tous les groupes, surtout les jeunes, commencent en sonnant comme leurs aînés, donc c’est normal. Nous, on a fait pareil.

Pendant longtemps, vous êtes resté relativement discret, perçu principalement comme un membre du groupe de Ty Segall, et pas forcément comme un artiste solo. Est-ce que vous avez l’impression aujourd’hui d’en être arrivé au point où vous êtes reconnu à votre juste valeur ?

Oui, je crois. J’imagine que certaines personnes me voient toujours comme un side-project ou quelque chose comme ça. Mais après quatre albums, je pense que ma musique a pris sa propre direction, différente de celle de mes amis. J’ai le sentiment de m’être établi en tant qu’artiste solo. Je comprends que les gens aiment remettre les choses dans leur contexte, et aiment me mettre dans des catégories, me relier avec d’autres groupes. Ce qui est OK. Mais si vous écoutez mes albums, vous vous rendez compte qu’ils sont distincts de ceux de mes amis. Ils sont personnels. Enfin, je l’espère. C’est l’idée !

C’est un peu le problème : comme vous êtes affilié à la scène garage-punk californienne, les gens imaginent peut-être que vous jouez du garage-punk, alors qu’en fait, pas du tout.

Je suis flatté de faire partie de ce groupe, mais si quelqu’un qualifie ma musique de garage-punk à ce stade, c’est sûrement qu’il ne l’a pas écoutée, ou me voit comme un membre d’une scène plus grande. Mais je comprends la confusion, ce n’est pas évident. Je traîne et je joue avec les musiciens de cette scène. J’écoute beaucoup de musique que mes amis détestent, et d’un autre côté, on a des influences communes, avec des racines rock’n’roll. J’aime penser que ma musique s’émancipe de plus en plus.

« Seeker » (Merge/Differ-Ant) est déjà disponible. Mikal Cronin sera en concert à Petit Bain (Paris) le 22 février 2020.

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