Imaginons un instant trois Hell’s Angels bourrés d’amphétamines qui, au retour d’Altamont, rencontrent John Cage sur le parking d’une station Chevron, quelque part au fin fond du désert californien. Éveillés au bouddhisme zen par le compositeur, les trois hommes rasent leurs crânes chevelus et se consacrent à la méditation jusqu’à atteindre l’illumination totale, le satori qui transforme l’homme en Bouddha vivant et lui permet de sortir du cycle presque infini de ses réincarnations. Plutôt que d’accéder au Dharma, les trois Bouddhas tatoués choisissent de se réincarner dans le corps de trois Japonaises timides, lesquelles fondent le groupe Nisennenmondaï, combo dont l’aspect discret et inoffensif n’a d’égal que l’incroyable puissance sonique déployée sur scène.
Lors de leur passage à Villette Sonique en 2009, les Nisennenmondaï avaient fait un set d’une pureté absolue, rendant anecdotiques et grabataires les prestations de Goblin et Liquid Liquid, lesquels avaient pourtant rempli à eux touts seuls la grande Halle de la Villette pour fêter dignement leur évasion de la maison de retraite. Immobiles, chacune devant un bloc massif d’enceintes, les trois membres de Nisennenmondaï n’avaient pas regardé le public, et avaient livré un premier morceau d’une demi-heure, une longue montée amorcée par plusieurs minutes d’une boucle de guitare minimale, avant que la batteuse et la bassiste – machines d’une précision diabolique – n’envoient l’ensemble dans les hauteurs d’un rock hypnotique et dense. Je me souviens des hurlements inhumains du public, tant était insoutenable la lenteur de cette monté de plaisir.
Je ne suis pas le seul à m’en souvenir puisque malgré les jours fériés et le temps plus propice à d’innocents pique-niques, le Glazart réunissait, ce soir de mai 2011, une tribu d’illuminés venue affronter ce groupe démoniaque.
En attendant la fin du monde – Nisennenmondaï est le nom japonais du bug de l’an 2000 – nous sommes assis tranquillement sur la plage du Glazart, le soleil éclaire la terrasse vide.
Le manager m’a prévenu que ce n’était pas forcément simple de mener un entretien fleuve, vu le barrage de la langue et celui d’une certaine timidité. D’ailleurs comment, lorsqu’on a l’air si timide et réservé, peut-on envoyer sur scène une telle puissance sonore ? Est-ce qu’il advient une transformation particulière au moment de jouer ? Les trois musiciennes s’entreregardent, échangent quelques mots en japonais et l’une d’entre elles me dit, oui c’est ça, une sorte de transformation. Elles jouent ensemble depuis plus de dix ans, et à la question de savoir ce qui a changé au cours de tout ce temps, j’obtiens la plus longue de mes réponses. Dans les premiers temps, elles ne maîtrisaient pas tout et leur musique était plus impulsive. Aujourd’hui elles se connaissent mieux et sont plus concentrées sur la construction et le rendu des morceaux. Je cherche à trouver un axe à ces compositions, un horizon qui donnerait un sens à leur jeu hypnokraut, la piste du grand ordinateur se révèle sans issue, si les Nisennenmondaï utilisent les machines quand celles-ci sont utiles, il s’agit bien d’utiliser les instruments directement et de les contrôler au plus près. De ce contrôle, je rebondis sur la question d’une pratique musicale qui serait pour elles une sorte de transe, une expérience, je choisis mes mots pour ne pas tomber dans le cliché, mais on n’y coupe pas, est-ce que leur musique ne serait pas une forme de méditation, une sorte de pratique martiale ? Quelques phrases sont échangées en japonais et les filles se tournent vers moi en souriant, contentes de s’être mise d’accord sur une réponse. Je leur rappelle que je ne parle pas deux mots de japonais, et elles m’explique en deux trois mots qu’elles ne le pensent pas. « We don’t think about it ». Nous parlons un peu des influences qui peuvent soutenir l’écriture des morceaux, mais après le manège des quelques phrases échangées avec sérieux, il m’est confirmé avec simplicité que leurs compositions sont inspirées par le quotidien. Notre dernier échange finit par me plonger dans une bienheureuse perplexité.
Lorsque je leur demande si elles cherchent à provoquer un état particulier chez celui qui les écoute jouer, les trois jeunes filles se concertent et l’une d’elles m’explique en anglais qu’elle ne peut pas répondre à ma question: « It’s a secret« . Plus tard j’y repenserai un instant en regardant s’élever la première vague sonore du concert, et puis je cesserai de penser.
Photos: William Burren
2 commentaires
Cas vraiment très intéressant, à étudier dans les cages à souris musicales des labos de l’IRCAM. Vraiment top !
The Shaggs meets Merzbow