Elle a survécu à deux guerres mondiales, au nazisme, à la révolution pop des Beatles; elle a formé de jeunes élèves comme Philip Glass ou Quincy Jones dans son salon, refusé un certain Gershwin, et aurait même fricoté avec Stravinsky. Mais qui était vraiment Nadia Boulanger ? Ouvrez vos cahiers à la page “nouvelle star”, voici l’histoire méconnue de la professeure du XXe siècle.

« Jadis, on imitait la maîtrise, aujourd’hui on recherche la singularité ». La phrase n’est pas d’Armande Altaï, ni de quelque autre professionnel de la télé-réalité tentant de transformer un cheval de trait en pur-sang. Pas plus qu’elle n’est du foutu professeur de musique qui, à force de vous faire massacrer À la claire fontaine sur une flûte à bec, a fini par vous dégoûter du solfège et de toute éducation musicale – faisant­ de vous un candidat idéal pour les émissions précitées. Non. La citation est de Paul Valéry, dont le nom, avant d’orner la devanture des salles polyvalentes, fut indissociable de la vieille dame dont il est ici question.
Du temps où Nadia Boulanger enseignait la musique dans son petit salon parisien du 36, rue Ballu, on pouvait croiser autour de la table des personnalités telles que le célèbre écrivain, mais encore Aragon, Malraux ou Cocteau. Et, derrière le piano, durant les soixante-quinze années pendant lesquelles la professeure dispensa ses cours, des élèves comme Quincy Jones, Philip Glass, Aaron Copland, Michel Legrand ou encore Pierre Henry. Face à tous ces noms prestigieux, une première évidence s’impose : on ne choisit pas ses élèves, c’est eux qui vous choisissent. La seconde coule de source : à elle seule, la citation de Paul Valéry résume autant le glissement de la musique d’art majeur vers le divertissement que l’incroyable parcours de Nadia Boulanger, petit bout de femme qui aura passé sa vie à inculquer la maitrise à des élèves singuliers. Singulier, son destin l’est tout autant.

Nadia Boulanger et ses élèves - Jeudi 25 janvier 2018 - Région Occitanie / Pyrénées-Méditerranée

Un clavier bien tempéré

L’histoire de celle qui sera bientôt courtisée par les plus grands compositeurs du siècle dernier commence justement à une époque où devenir musicien fait mal aux doigts ; en des temps reculés où un enseignement acharné précède encore toute forme de reconnaissance sociale. Née en 1887 d’un père issu de l’intelligentsia française et d’une mère par ailleurs princesse russe, la petite Nadia arrive pour ses parents comme un cadeau tombé du ciel : un autre enfant est mort-né quelque temps auparavant. Doublement tombé du ciel, même, puisque Papa Boulanger, en dépit du Grand prix de Rome – une bourse d’études renommée de l’académie des Beaux-Arts – obtenu en 1835, s’avère être un musicien au talent limité qui ne percera, in fine, qu’avec ses opéras comiques. C’est dans cette ambiance de salon feutré, hésitant entre bourgeoisie ratée et aristocratie précaire, que Nadia fait ses premiers pas sous le piano familial. Non sans mal, de l’aveu de la principale intéressée, qui confiera plus tard : “J’ai grandi comme un enfant ne pouvant pas supporter la moindre note de musique ; je me trouvais presque mal, je hurlais. Je n’avais jamais approché un piano de ma vie, et puis un jour, brusquement, je le découvre avec passion. Entendant les pompiers passer dans la rue, je me suis assise au piano pour essayer de retrouver les notes. Et de ce jour-là, ce fut la musique toute la journée.”

« C’est probablement la personne qui a eu le plus d’influence sur moi.” (Quincy Jones)

Un destin tient à peu de choses. Non contente d’avoir l’oreille absolue, la jeune Nadia mémorise tout. À l’âge de 9 ans, elle commence à étudier l’orgue et la composition. Trois ans plus tard, elle connaît déjà par cœur l’intégralité – quatre-vingt-sept pages de partitions – du Clavier bien tempéré de Bach. À 16 ans, elle devient organiste suppléante de Gabriel Fauré – lui-même disciple de Camille Saint-Saëns – et à 22 ans, elle obtient le deuxième Second Grand prix de Rome de composition. À ce stade, l’histoire semble déjà réglée comme du papier à musique : elle sera une formidable compositrice de ce siècle naissant. Sauf que.
Sauf que Nadia possède une sœur cadette du nom de Lili, qui, dans l’ombre, éclipse tout. À sa naissance, le vieux père – il a déjà 78 ans – a fait promettre à la petite Nadia, 6 ans, de veiller sur sa sœur comme un chien de garde.Et sans le savoir, le serment grave déjà l’histoire de la professeure dans le marbre. Dotée d’une santé mezzo mezzo, Lili s’avère pourtant une compositrice chevronnée qui, comme Papa encore, gagne le Grand prix de Rome en 1913, faisant d’elle la première femme à remporter ce prix depuis sa création en 1803. De compétition, ,pourtant, il n’y aura pas. Loin d’être un mauvais remake de Kramer contre Kramer, chez les Boulanger, il ne saurait y avoir qu’une seule étoile. Convaincue que son travail en tant que compositrice est inutile et qu’elle est incapable d’écrire une œuvre qui résisterait au temps, Nadia a décidé dès 1904de lancer des cours d’analyse musicale qui ont lieu tous les mercredis après-midi dans le petit salon familial. Quant à sa soeur, bien plus douée, elle décèdera aussi bien plus jeune ; précisément en 1918, à l’âge de 24 ans, non sans avoir dicté son ultime oeuvre à Nadia sur son lit de mort… Pour l’aînée des Boulanger, c’est le coup de grâce : elle déclare qu’elle ne composera plus jamais le moindre morceau. “Lorsque j’ai décidé d’abandonner la composition, c’est parce que je savais que jamais je n’aurais été un grand génie, confie-t-elle à l’auteur Bruno Monsaingeon. On aurait peut-être joué ma musique, mais la musique qu’on joue parce que c’est celle d’un bon ami, ça ne m’intéressait pas (…) le génie, moi je n’ai pas pu l’acheter.” Un terrible aveu de lucidité qui cache une formidable profession de foi : la page de la Première guerre mondiale est à peine tournée que Nadia décide d’entrer dans l’enseignement musical comme on entrerait au couvent.

Mademoiselle

L’une des premières choses qui marquent lorsque l’on regarde les photos d’époque, c’est ce physique rêche qui ne se prête pas trop au contact, cette complète dévotion à la musique sacrée et aux accords qui la subliment. Et pour cause. Respectueusement surnommée “Mademoiselle” par ses élèves, pour ne pas dire vieille fille, Nadia Boulanger est croyante jusqu’au bout des talons. À sa mort en 1979, à l’âge de 92 ans, la professeure n’a pas plus d’héritier que de fils spirituel. Son départ fait pour ainsi dire le même bruit qu’un capot de piano qu’on referme ; et avec lui une certaine conception de ce que doit être l’engagement en musique, un don de soi qui s’approche du sacrifice, un amour pur qui condamne au célibat. Au sommet de sa gloire, dans les années 70, alors qu’elle est courtisée par les élèves du monde entier, on lui demande si, du haut de son expérience, la grande Nadia Boulanger est capable de repérer l’or dans la boue, le génie dans la mélasse. Mais, en dépit de toutes ses connaissances en matière d’harmonie, la musique, selon Boulanger, n’est pas une science exacte : “Il n’y a aucun critère objectif qui permette d’expliquer la différence entre une musique bien faite et un chef-d’œuvre. Mon seul élément de certitude lorsque j’en reconnais un me renvoie à ma croyance : comme j’accepte Dieu, j’accepte la beauté, l’émotion, et donc j’accepte aussi le chef-d’œuvre. Je crois qu’il y a des conditions sans lesquelles on ne peut atteindre le chef-d’œuvre, mais je crois aussi que ce qui fait le chef-d’œuvre nous échappe.” Une sorte de loi divine qui dicterait les règles du beau ; qui toucherait les rares élus de la même façon que les miraculés le sont par les anges et les tétra­plégiques par les pare-chocs.

De fait, les cours de la professeure se transformeront rapidement en messes. Devant ses élèves, Boulanger parle du choix de la note juste en citant Cocteau (“Les bonnes larmes ne sont pas tirées de nos yeux par une page triste, mais par le miracle d’un mot mis en place ; ce mot qu’on a choisi et qui ne pourrait être remplacé par aucun autre”), invoque l’implication de Dieu dans la fabrication des génies et mène sa propre vie à la baguette, sans jamais (ré)fléchir. Quand la Grande Dépression s’abat sur le Paris de 1934, que grèves générales et émeutes se répandent à chaque coin de rue, les cours privés de Boulanger, eux, continuent, inspirant même à Elliott Carter, l’un de ses élèves, cette phrase de résistant : “Ceux qui n’ose-raient pas traverser ce Paris en pleine insurrection ne prennent pas assez la musique au sérieux.” Et quand, cinq ans plus tard, Maurice Chevalier, Arletty et tant d’autres s’apprêtent à collaborer avec l’ennemi, Nadia n’a pas d’autre pré-occupation que d’aider ses élèves à quitter la France. Puis de faire de même en s’envolant, dès 1940, pour les États-Unis où, coïncidence, elle commence à enseigner l’art de la fugue… Paris libéré, la voilà qui revient, auréolée d’une notoriété désormais internationale. Depuis la mort de sa sœur Lili, Nadia la rebelle a refusé d’enseigner à George Gershwin (“Je n’ai rien à vous apprendre”, lui dira-t-elle sèchement), est devenue professeure au prestigieux conservatoire américain de Fontainebleau et a vu se transformer ses cours du mercredi en réunions people où, désormais, se croisent la princesse de Polignac, le prince Pierre de Monaco, Stravinsky, d’autres princesses… tout ce que Paris compte de mélomanes de haut rang. C’est à cette époque que le chef d’orchestre Leonard Bernstein, qui n’a jamais été son élève, se lie d’amitié avec elle. Lors de son premier passage à Paris après la Seconde Guerre mondiale, le chef d’orchestre n’a qu’une idée en tête : rencontrer celle qui a enseigné la musique à son propre maître, Aaron Copland. “Elle était comme illuminée”, dixit. C’est dans ces années 50 qui bousculent les fondamentaux de la musique, à l’heure où débarque la musique sérielle de Boulez et Stockhausen, que le terme “boulangerie” fait avec ironie son apparition pour reléguer le travail de Nadia et de ses élèves à l’arrière-plan et minimiser leur impact. “Pourtant, les principes sur lesquels elle a toujours insisté sont plus importants, plus visibles, que jamais, dira plus tard Bernstein. Nadia a tou-jours insisté sur l’importance de la note choisie.” C’est précisément au moment où la “boulangerie” est attaquée que vont se multiplier les pains.

“Elle enseignait avec la peur. Quand j’étais son élève, la seule façon de se hisser à son niveau, c’était de se lever à six heures du matin pour travailler toute la journée ». (Philip Glass)

École des fans

“La dissonance d’aujourd’hui est la consonance de demain.” Cette fois, la phrase n’est pas de Nadia Boulanger mais de Debussy, qu’elle vénère plus que quiconque. L’adage s’applique aussi à sa propre carrière de professeure voyant défiler chez elle tout ce que la seconde partie du XXe siècle compte de génies, au carrefour entre musique sacrée et mélodies sacrément pop. Avec le recul, tous gardent le souvenir d’une enseignante aux pouvoirs surnaturels, combinant une oreille infaillible à un œil de Moscou traquant la note de trop, la redite, le bout de gras qui empêcherait la beauté. L’avis de son élève Quincy Jones ? Le mythique producteur, à qui l’on doit entre autres le “Thriller” de Mickael Jackson, a étudié à ses côtés en 1957, sur les conseils de Lalo Schifrin. D’elle, il a appris les grands principes d’orchestration et, surtout, retenu une grande leçon d’humanité. “Elle m’a dit une chose que je n’oublierai jamais : ‘La musique d’une personne ne peut pas être plus, ni moins, que ce que vaut la personne, humainement.’ Pour elle, la liberté naissait de la contrainte, et c’est probablement la personne qui a eu le plus d’influence sur moi.” Quid de Michel Legrand, qui est resté sept ans dans sa classe ? “J’y ai passé des années magnifiques. J’y ai appris la rigueur, la discipline, et, quand je suis sorti de ses mains, à 20 ans, j’étais prêt à tout.” Le concert d’éloges est unanime. Enfin, presque.

Avec Leonard Bernstein

Car la frêle mamie sait aussi être un bourreau du chœur. L’un des pères de la musique répétitive, Philip Glass, a passé trois ans à l’école Boulanger et n’en garde pas que de bons souvenirs : “Elle enseignait avec la peur. Quand j’étais son élève, la seule façon de se hisser à son niveau (et d’atteindre le niveau exigé) était de se lever à six heures du matin pour travailler toute la journée. Et lorsque je me présentais à elle pour lui montrer tout le travail abattu, elle me donnait toujours l’impression que j’avais fait le strict minimum.” Ce que Glass ne dit qu’entre les lignes, c’est que Boulanger sait être impitoyable avec ceux qu’elle estime dotés d’un talent exceptionnel. Capable de clémence pour les plus médiocres, Mémé a hérité de sa mère russe le goût de la perfection, de l’autodiscipline et de la concentration – sans laquelle aucun prodige n’est possible. “Vouloir donner un don à tout le monde, c’est une folie, il faut oser choisir, confie-t-elle à une équipe de journalistes venus demander audience en 1977. Quand je reçois un élève, qu’il soit enfant ou adulte, je lui enseigne une technique draconienne. Mais ce qui me paraît manquer le plus souvent, c’est l’attention : c’est la distinction première entre ceux qui possèdent une marge extraordinaire d’activité, et les autres, que j’appelle les ‘dormeurs’. Je crois que ceux qui dorment, il ne faut surtout pas les éveiller.” Autant dire que plus d’un genou a dû claquer sous son piano, et que peu peuvent se targuer d’avoir acquis son respect. Parmi les rares élus, un petit prodige nommé Émile Naoumoff. Pianiste bulgare âgé de 5 ans à l’époque, il sera le dernier disciple de Boulanger, qui le considère comme “le cadeau fait à son vieil âge”. À la fin des seventies, la professeure a, il est vrai, déjà plus de 90 ans et, en dépit de la cécité qui l’empêche de lire les partitions, elle continue à dispenser ses cours à des élèves venus du monde entier. Et quand on lui demande d’où vient le génie de son ami Stravinsky, Nadia répond encore par une citation de Paul Valéry : “Il dépend de celui qui passe que je sois tombe ou trésor, que je parle ou me taise. Cela ne tient qu’à toi, ami ; n’entre pas sans désir’. Stravinsky pensait la même chose. Son génie était indescriptible : il était, c’est tout. C’est d’ailleurs ce qu’il a répondu un jour à un journaliste qui lui demandait de qualifier sa technique : ‘Mon nez est, ma technique est.”

C’est vrai que, dit comme ça, le génie ne s’explique pas. Les cours de Boulanger, si. Une rigueur au-delà du militaire, à faire passer vos années de conservatoire pour des vacances au Club Med. La morale de l’histoire, c’est qu’on n’est jamais singulier par choix, et que, pour se révéler, le génie a toujours besoin d’un escabeau. Rôle que Boulanger jouera sans broncher jusqu’aux derniers jours de l’année 1979. La dernière scène de l’incroyable film, c’est finalement Leonard Bernstein qui la raconte :

“La dernière fois que je rendis visite à Nadia fut le jour de son dernier anniversaire. Je doute qu’elle ait eu conscience du fait qu’il s’agissait de son anniversaire, car elle était dans le coma. (…) Je m’agenouillai auprès de son lit en une communion silencieuse. Mais soudain, il y eut le choc de sa voix, profonde et forte comme elle l’avait toujours été. (…) C’est alors que je m’entendis lui demander : ‘Vous entendez de la musique dans votre tête ?’ La réponse fut immédiate : ‘Tout le temps, tout le temps.’ ‘Et qu’est-ce que vous entendez en ce moment ?’, lui demandais-je. Je pensais à tout ce qu’elle avait le plus aimé, Mozart, Monteverdi, Bach, Ravel, Stravinsky. Elle me répondit : ‘Une musique… (Pause prolongée.) Ni commencement, ni fin’ Elle était déjà là-bas, sur l’autre rive.”

Après sa mort, étonnamment, aucun des jeunes élèves ne devint le nouveau Bernstein, le nouveau Quincy Jones. Quant au petit protégé Émile Naoumoff, il traversa sa propre vie sans rien laisser d’autre qu’une brillante carrière d’interprète, avant de finalement devenir professeur dans une vague université de l’Indiana. Il faut croire qu’en dépit de ses limites autoproclamées, le maître était finalement indépassable

6 commentaires

  1. salut Pak, c du metal urbain ‘T’ articles, merçi, tu dvrais passer chez 66Th floor, tu devrais c dans le 66 catalan, bye for now!

  2. Je voudrais pas critiquer gratuit mais j’ai le souvenir que son ancien élève GG Alin disait d’elle que c’était une vieille bique super sévère et vicieuse. Ce qui m’a été confirmé par Ol Dirty Bastard.

  3. Excellent article et superbement écrit. merci.
    Pour ce qui est de Gerschwin, les versions varient quelque peu. D’après certains, elle lui aurait dit qu’elle n’avait rien à lui apprendre qui lui soit vraiment utile, sans jugement négatif sur lui ou sa musique, contrairement à ce que certaines citations laissent entendre.

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