« Comment déserter ? Comment rester en guerre sans perdre la tendresse ? ». Voilà la question que posaient les membres de la revue TIQQUN, ces nostalgiques du mouvement Situ, il y a un peu plus de dix ans.

20081113autonomesinsideok_0La visée de cette revue (dont la plupart des textes sont intégralement disponibles par ici) était de « recréer les conditions d’une autre communauté », un contre-monde possible où « on ne voulait plus consommer, on ne voulait plus produire, on ne voulait plus être des subjectivités »[1]. Tiqqun se voulait détonateur d’une libre explosion des singularités individuelles : il s’agissait de créer de la poésie sans poème, de se façonner une identité provisoire – et pérenne en tant que telle.
Mais le propos poli-poétique de TIQQUN n’a pas survécu à l’effondrement du World Trade Center : en 2001, dans le bruit et la fureur qui succèdent implacablement ce type de buzz-mouvements, le bébé TIQQUN s’est auto-asphyxié. Et plus de dix ans plus tard, au cours d’un (très bref) entretien avec Mehdi Belhaj Kacem, l’un des piliers de l’affaire, j’ai voulu savoir ce qu’il en restait. Comme on prend des nouvelles d’une connaissance par carte-postale, et comme on y pioche quelques idées – ni plus ni moins.

Il y a dix ans, qu’est-ce que tu poursuivais? Quel désir motivait ton vitalisme forcené (ndlr : à l’époque MBK joue chez Philippe Garrel, publie des romans, co-fonde deux revues, fait la couv’ des Inrocks, etc.)?

Il y a dix ans… eh bien, j’étais encore dans un programme romantico-vitaliste : à la fois développer une pensée, je n’osais encore dire « philosophie », hors-université. Premier romantisme, puisque tous ceux qui de Rousseau à Blanchot ont essayé ont vécu le martyre. Et puis, vivre : je venais de tourner dans Sauvage Innocence, c’était une période très mondaine de ma vie, très heureuse. Une des rares où j’aie pu concilier le plaisir social (érotique compris…) et la création littéraire-conceptuelle avec autrui. Mais c’est justement il y a dix ans que ça s’est arrêté. Dans des circonstances biographiques que je suis toujours incapable de raconter. Quoiqu’il en soit, le programme romantico-existentiel prit malheureusement fin; je m’enfonçai dans une solitude absolue; je n’ai plus vécu, depuis, que dans le travail. Il y a eu heureusement quelques amours pour me maintenir à peu près en vie, mais, pour le reste, j’étais comme un fantôme, c’est-à-dire mort. A condition d’ajouter : la mort, ce n’est pas forcément morbide, et être un fantôme, pas forcément désagréable. Deleuze disait que l’avantage de la vieillesse, c’est que la société vous lâchait. J’aurais vieilli avant l’heure… un film terrifiant que j’ai vu adolescent, sur les prisons australiennes (avec Nick Cave qui jouait un psychopathe), s’appelait Ghosts of the civil dead. Voilà…

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Une palpitation cardiaque particulière, vécue avec les autres membres de TIQQUN?

Ce sont eux, bizarrement, qui sont d’abord venus me chercher. Je n’étais pas encore dans la théorie. j’avais publié un livre, L’antéforme, où, dans le genre « expérience existentielle limite », j’étais allé loin. J’ai perdu 15 kilos en écrivant ce livre. Je pense que ce qu’ils sont venus peut-être chercher à l’époque c’était cette palpitation expérimentale : eux, ils avaient plutôt un négativisme radical par rapport à cette notion d’expérience (type situ-école de Francfort-Agamaben : plus d’expérience directe, que des simulacres d’expérience formatés par la marchandise et le spectacle, etc.). Moi, ce que je recherchais, c’est ce qui manquait à « mon » groupe d’avance : un certain propos politique. Tout ça a très mal fini, mais je retiens les trois de mois de palpitation positive, où la fusion Tiqqun-Evidenz semblait vraiment promettre un bout d’horizon chantant. En amont, l’expérience collective d’Evidenz fut vraiment fantastique pendant quelques mois.

Qu’est-ce qui a, précisément, mis TIQQUN en échec? Si on devait en faire une scène de film, ça ressemblerait à quoi?

Tiqqun, c’était un peu La société du Spectacle, mais appliqué au Sujet, à l’individu lui-même. C’est la subjectivité elle-même qui est devenu un spectacle (ce qu’ils appelaient le « bloom », ou « la jeune fille »). C’est un peu le situationnisme, poursuivi à l’époque de Star Academy : il n’y a plus de sujets, mais des simulacres de sujets. Il n’y a plus de noirs, de cailleras, de gays ou de femmes, mais des noirs qui font semblant d’être noirs, des femmes qui font semblant d’être femmes, etc. Mais quand vous refusez la dimension de semblant qui est inextricable de toute subjectivité humaine, de jeu avec l’apparence (de la « négritude », de la féminité, du gangsta, de l’homosexualité…), eh bien la vie quotidienne devient une incessante inquisition du mensonge subjectif généralisé, de l’absence totale d’authenticité et de sincérité de qui que ce soit. Ca donne au quotidien du psychodrame incessant. Le meilleur texte de Tiqqun là-dessus à l’époque étaient les Thèses sur la Communauté terrible (à vrai dire, c’était leur meilleur texte théorique tout court; le reste ne contenait rien de nouveau philosophiquement, c’était du recyclage pointu de Heidegger, ou Agamben, ou l’école de Francfort, ou les situs…). Il n’est pas anodin que son auteur ait été une femme…

Tu bois toujours du whisky avec les autres TIQQUN ou EXISTENZ?

Que non pas.

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La perspective d’une « révolution », aujourd’hui, elle te fait rire nerveusement, chialer, soupirer?

Non, elle m’intéresse. Je crois qu’il faudrait un autre mot. Je crois que « soulèvement mondial » est celui qui convient le mieux. Révolution, je n’y crois évidemment plus, parce que le mot suppose toujours un horizon, un programme, que par définition personne ne peut plus avoir. Soulèvement, c’est mieux : parce que ça veut dire que c’est le peuple tout entier qui se soulève, et que le monde a reconstruire sur les cendres de ce soulèvement sera construit par tous, non par les Idées régulatrices d’un Maître penseur (par exemple : Kant, ou Hegel, ou Marx…). C’est mon côté anar, non seulement dans mes tendances politiques personnelles, mais au sens étymologique et donc philosophique du mot : an-archie, ça veut dire : absence de principe. Et c’est ça la très profonde nouveauté de notre époque : c’est la première fois de toute l’Histoire humaine que nous ne disposons plus d’un référent normatif indubitable pour l’agir, la pratique. Marx, c’était encore du principe. Ceux qui essaient de reconstruire une pensée de cette sorte, principielle, et de laquelle découlent des règles indubitables pour l’agir et la pratique, l’éthique et la politique, n’échouent même pas : ils sont nuls et non avenus. Ils ne peuvent même pas échouer, parce qu’on ne peut même pas commencer à essayer d’appliquer ce qu’ils proposent : je pense à des gens aussi différents que Habermas, Rawls, ou Badiou. Tous philosophes qui essayent de reconstruire la bonne vieille cathédrale philosophique des principes hiérarchisants. Ca ne marche plus et ne pourra plus jamais marcher. c’est ça, « le principe d’anarchie », et c’est notre lot tout à fait banal, évident, depuis maintenant des décennies. Donc : non, je ne peux être désespéré.
Etant moitié tunisien et ayant assisté de mon vivant à une véritable « révolution », un mai 68 géant, pendant deux mois entiers, je n’ai pas le moindre doute sur le fait que le système, tel qu’il existe, s’effondrera tôt ou tard : il est déjà en train de s’effondrer (mais enfin, pourquoi les grecs, par exemple, ne font-ils pas de « révolution », alors que tout est prêt? Parce que ça ne peut arriver qu’à niveau, sinon mondial, au moins supra-national. Il n’y a qu’à voir la Tunisie : ça a été tout de suite très au-delà des frontières). La question est d’ores et déjà : quelles sont les pensées qui seront en phase avec cette nouvelle époque des « révolutions », au lieu d’être des « soulèvements » sans perspectives qui préjugent de ce qu’il faut qu’il y ait après, comme dans le marxisme-léninisme?

Et le détail pour la fin : tu dis avoir passé une sorte de mort antérieure en 2003, après ces affaires communautaires ; quelle musique aurait-il du y avoir à ton/votre enterrement à ce moment là?

Pourquoi faire mon original? Le Requiem de Ligeti est l’une des plus belles musiques de tous les temps (la musique qu’on entend dans 2001 l’Odyssée de l’Espèce, de Kubrick, quand des cosmonautes découvrent le monolithe sur une planète inconnue…).

http://mehdibelhajkacem.over-blog.com/
Photos : Astrid Karoual


[1] Comment faire, disponible en ligne

2 commentaires

  1. Et que MBK faisait surtout partie d’Evidenz (pas Existenz) et pas vraiment de Tiqqun même si les 2 mouvements ont presque fusionnés.
    Le lien vers l’entretien renvoie sur le site d’apple…

    Sinon, entretien court mais intéressant. Merci

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