Si seul le détail compte, nous lui donnerons la parole. Nous inquiétant aujourd’hui, sous prétexte d’une interview dite « promotionnelle », de la signification et de l’usage des lunettes de soleil du jazz man Jacky Terrasson, dont le dernier disque, « Take this » paraissait chez Impulse ! Universal en février dernier.

jackyurlDe Jacky, que nous interviewions à deux dans les locaux d’Universal, je remarquai aussitôt les lunettes amovibles et détachables. Elles étaient détachées. Ses verres pendant autour de son cou comme la cravate que l’employé dénoue en fin de journée. Jacky n’était pas en performance mais en promotion ; le lâché de ses lunettes en attestait.

La promotion d’un artiste est pour celui-ci un phénomène étrange, comme un long saut en arrière, le devoir de défendre ce qui n’est plus pour soi qu’un souvenir datant de plusieurs mois, parfois plusieurs années. De même que l’écrivain parlant d’un précédent livre est un écrivain mort dont le produit n’est d’aucun profit et qui n’a plus qu’à recommencer avec le sentiment que tout reste à dire, le musicien qui promeut son disque n’est plus qu’un musicien au passé, en charge de défendre ce qu’il s’apprête, dans les mois à venir, à devoir dépasser.

Jacky nous parla donc de son nouvel album « Take this » au passé composé, album que, selon ses propres dires, il avait déjà ré-écouté cinq cent fois fois, en connaissant par corps toutes les forces et faiblesses. S’il précisa tout de même qu’il « essayait toujours changer des choses quand l’album sort, qu’il n’hésitait pas à jouer les morceaux différemment, à bouger des rythmes et des accords pour re-contracter la fraicheur« , nous sentions bien que son horizon n’en était pas moins tourné vers ailleurs, c’est à dire vers l’avenir, vers la suite, l’après, et que les critiques mondaines de cette sortie de disque ne serviraient qu’à préciser cette nouvelle direction.

Pour cette raison principale, je suis toujours gênée quand il s’agit de faire l’interview « promotionnelle » de quelqu’un.

Ne risque-je de ne recevoir que des réponses automatiques, celles qu’aurait pu me donner un attaché de presse, des données de dossier officiel (en l’occurence*), des informations sans présence ? Ceci ne m’intéressant pas — et moins encore quand il s’agit de jazz percussif, pour lequel je n’ai une affinité que très limitée, Jacky m’intéressant initialement pour son rapport au piano — le corps de l’artiste me fascine alors souvent plus que ses propos ; et profitant du bavardage de surface auquel on se prête, j’en profite pour observer ce qui se dit malgré lui.

En l’occurrence, fixant les lunettes amovibles du musicien, donc, et laissant venir à moi la farandole de questions qui leur étaient accolées. Où avait-t-il acheté ces lunettes ? Pourquoi cet étrange modèle ? Lui servaient-elles pour voir ? Etaient-elles de simples accessoires ? Participaient-elles d’un style, d’un état d’esprit, d’un rapport pratique à l’existence ? Durant cette interview, voilà la seule réelle interrogation qui me travaillait.

Rares et précieux sont les individus qui ont l’audace de porter des lunettes de soleil amovibles sans craindre de se heurter au ridicule. Jacky était l’un d’eux. Et ce que cette audace stylistique disait de lui n’était, en toute évidence, pas plus une arrogance dandy qu’une volonté de faire écho aux grands (on se souvient des grands verres de Herbie Hancock, des binocles de Bill Evans, ou des cristaux au piano reflété de Thelonious Monk…). Contrairement à ceux-là, les lunettes de celui-ci n’étaient ni de concert, ni de vue. Elles n’appartenaient pas à la race des verres de concentrations. Non, il s’agissait de strictes lunettes de vie. Ce que Jacky Terrasson exhibait discrètement, c’étaient les verres du bon vivant.

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Or j’allai vite comprendre que ce détail n’était qu’un symptôme. A bien y regarder, tout chez le jazzman faisait signe vers le plaisir : le teint halé de qui apprécie les randonnées, l’escalade ou le beach volley, le sourire franc de qui l’a déployé jusqu’à ce qu’il atteigne la forme d’un triangle isocèle, la parole simple et spontanée de qui est un habitué des bavardages improvisés au coin d’un bar à cocktails après concert.

La joie de jouer de Jacky prenait, en somme, directement impulsion dans sa joie d’être. En attestaient d’ailleurs les anecdotes qu’il nous raconta lors de cette interview : que pour pallier l’ennui des concerts trop figés et établir un jeu quasi-physique avec l’auditeur, il lui arrivait souvent de changer abruptement d’intensité sonore, passant typiquement de fortissimo à pianissimo ; que pour le seul plaisir de marcher, il s’était récemment rendu à la Réunion cinq jours avant un concert et s’était adonné aux dérives de cinq heures ; que certain morceaux de ses disques, comme « Take five  (take 1) » dans le dernier, n’avaient pas été répétés en amont mais complètement et absurdément improvisés à même les studios d’enregistrement afin de ré-injecter de la nouveauté dans ce qui s’apprête à être achever. Ou encore que le titre du plus personnel avait été trouvés dans un coffee-shop new-yorkais où Jacky faisait apprécier à ses proches et en exclusivité son nouveau disque entre deux badins cup-cake à la myrtille : Kiffe (cqfd).

Avant de se montrer comme un acharné du travail, l’illustre se présentait donc comme un hédoniste. Ou plutôt était devenu hédoniste à mesure de son acharnement au travail, c’est à dire aussi aux voyages, aux rencontres que celui-ci impliquait. Jeune, après s’être initié au Jazz avec Jeff Gardner et l’ami de Bud Powell (dont il reprend d’ailleurs un titre, Un pocco loco, dans ce disque), Francis Paudras, le fougueux Terrasson était parti vivre son rêve américain au Berklee College of Music de Boston, puis s’était laissé porter par les rencontres pour jouer dans ses premiers clubs de jazz, à Boston, à Chicago. Avant de revenir en France mais cette fois encore pour fréquenter les clubs et les cafés : devenant barman pour la section des parachutistes, il effectuait son service militaire. Cinq ans de bars, de plaisir au jeu mais aussi, mais surtout, de lectures, de marche et de bons repas plus tard, Jacky remportait le concours international de piano jazz Thelonious Monk et voyait paraître son premier disque solo, Tom Piazza du New York Times ne tardant alors pas à écrire sur lui qu’il comptait « parmi les artistes qui pourraient changer la culture jazz des trente prochaines années ».

Oscar Wilde n’écrit-il pas qu’« il nous faudrait inventer un nouvel hédonisme qui recréera la vie et sauvera l’artiste d’un puritanisme dur et malséant (…) intégrant l’activité de l’intellect, mais sans jamais accepter de théorie ou de système qui sacrifierait la moindre expérience passionnée (…), un hédonisme qui devrait enseigner à l’homme comment se concentrer sur les moments d’une vie qui n’est elle-même qu’un court moment pour [créer] » ? Jacky semblait s’être attelé à appliquer ce programme de vie. D’une vie consacrée à la passion, donc, aux instants chauds et nerveux de type cubains — et de ce tempérament docilement fiévreux, son nouveau disque saisissait la quintessence.

Voilà l’idée à laquelle je songeais nébuleusement, toujours hypnotisée par les verres du musicien, tandis que mon partenaire en arrivait à la fin de cette interview promotionnelle, où rien d’inédit n’aurait été prononcé, Jacky Terrasson se contentant de répondre joyeusement mais platement à nos questions « sur sa création » toutes aussi enthousiastes mais plus plates encore. C’était en somme une interview banale — mais cela demeurait une rencontre. Et pour peu qu’on soit attentif aux interférences de nos antennes subjectives, aucune rencontre n’est jamais banale. Celle avec « l’illustre » Jacky Terrasson aurait donc eu la paradoxale exceptionnalité d’être simple : quittant les bureaux d’Universal j’allai d’ailleurs, apaisée, prendre une menthe à l’eau « en terrasse », bien disposée à la contemplation des feux piétons.

Mais cela ne nous renseigne pas sur l’essentiel : d’où venaient les lunettes de Jacky Terrasson ?

Quel rapport entretenait-il avec elles ? Et c’est en lui serrant une poigne affirmée dans l’encolure de la porte de sortie, alors qu’il m’offrait un énième mystérieux sourire isocèle à la teneur en gentillesse estimable et rare, qu’une idée me vint. Et si les verres teintés que Jacky portait autour du cou étaient en réalité des lunettes qui déshabillent ? Et si son indéboulonable sourire en coin, sa gaieté et sa sensualité venaient de ce pouvoir secrètement possédé ? Et si la chaleur de sa musique, ses rythmes afro-antillais, ses clins d’oeil hip-hop, émanaient eux aussi de cet objet magique ? Sa manière de vous mettre à l’aise, de prévenir votre ennui ou votre excitation, sa façon d’être terriblement simple, et si tout découlait de ce qu’il avait l’habitude de fixer le monde nu ?

Je n’osai évidemment demander à Jacky Terrasson de confirmer cette supposition, et l’aurai-je osé le musicien aurait de toutes manières nié — les secrets des grands cuisiniers n’appartenant qu’à eux. Il n’empêche que cette hypothèse de dernière minute venait confirmer, et cette fois avec certitude, cette autre théorie voulant que les rencontres, humaines comme musicales, sont chaque fois de nouvelles preuves de l’imagination.

Jacky Terrasson // Take This // Universal
http://www.jackyterrasson.com/

* »Le nouveau disque Take This de Jacky Terrasson, paru le 25 février 2015, réunit le bassiste américain Burniss Travis (Ambrose Akinmusire, Robert Glasper, Q-Tip, Mos Def, Marc Cary), déjà son partenaire pour l’album précédent Gouache (Universal Jazz France, 2012) avec de nouveaux musiciens dont le batteur cubain Lukmil Perez (Tito Puente, Giovanni Mirabassi), le percussionniste malien Adama Diarra (Dee Dee Bridgewater, Salif Keita, Tiken Jah Fakoly, Toumani Diabaté), et l’Afro-Français Sly Johnson, chanteur et human beatboxeur virtuose (ex Saian Supa Crew, Camille, Eric Truffaz). Ensemble ils forment un combo hip-cosmopolite. »

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