Il a grandi au milieu d’idoles comme Elvis, James Dean ou John Wayne, bercé par un rêve américain qu’adulte, il tentera de restaurer. D’Elvis à Che Guevara, Phil Ochs a vécu sa vie comme un franc-tireur sur un champ de bataille, mitraillant l’establishment de ses textes aussi drôles qu’acerbes, défendant les droits civiques, les luttes antiracistes et faisant de sa voix un hymne contre la guerre du Vietnam. Dépressif, bipolaire et souffrant d’un trouble dissociatif de l’identité, il finira par devenir quelqu’un d’autre… avant de se donner la mort à 35 ans.

Né à El Paso (Texas) en 1940, le jeune Phil Ochs vit son enfance auprès d’un père bipolaire et dépressif, brinquebalant son couple et ses enfants aux quatre coins des États-Unis. Phil est un adolescent rêveur, distrait, passionné de cinéma : ses icônes sont John Wayne et James Dean, incarnations parfaites du rêve américain et d’une fougue qui l’animeront toute sa vie. C’est à l’université qu’il se politise, où il étudie le journalisme en s’intéressant de près à la révolution cubaine. D’ailleurs, le journal universitaire l’évince progressivement des publications à mesure que le jeune homme opère un virage radical à gauche, allant jusqu’à écrire que Fidel Castro était la plus grande figure politique du XXe siècle.
C’est aussi pendant cette période que Ochs commence à écrire ses premières chansons, initié à la folk (notamment celle de Woody Guthrie) par son colocataire Jim Glover. C’est aussi lui qui lui offrira sa première guitare (résultat d’un pari sur l’élection Nixon-Kennedy de 1960). Il considère que la musique est un meilleur outil dans l’activisme que les discours, papiers et pamphlets. En effet, ces derniers sont souvent destinés à l’oubli, alors que les chansons populaires peuvent devenir éternelles.

Le Cyrano de Greenwich Village

En 1962, Phil Ochs quitte l’Ohio pour rejoindre New York et le Greenwich Village, berceau de la folk engagée dans laquelle le jeune « journaliste musical » souhaite trouver sa place. Il se rapproche de Joan Baez, Dave Van Ronk et Bob Dylan, avec qui il entretient une amicale rivalité (Dylan se déclarant d’ailleurs incapable de suivre la cadence et le talent de Phil Ochs).

All the News That's Fit to Sing par Phil Ochs sur Apple Music

Ochs attire progressivement l’attention des producteurs et sort en 1964 son premier disque, « All the News That’s Fit to Sing », inspiré de la devise du New York Times. L’année suivante, il enregistre son deuxième album « I Ain’t Marching Anymore », dont le morceau éponyme devient un hymne de rébellion contre la guerre du Vietnam, acclamé et repris par des foules dissidentes. La troisième année voit la sortie du troisième album « Phil Ochs in Concert », où il explore des sentiers plus intimes et mélancoliques avec When I’m Gone ou Changes.

Sa musique est imprégnée de son bagage de journaliste, d’où il tire son appétence pour la critique factuelle de l’actualité. Il défend dans chacun de ses textes les droits civiques, conspue la guerre du Vietnam et le racisme qui imprègne la société. Sa plume caustique est complétée par son talent de poète et sa signature : l’humour, souvent teinté d’une noire ironie. Ses amis artistes le tiennent en haute estime, le considérant comme l’un des meilleurs d’entre eux. Pete Seeger ira même jusqu’à exprimer son regret de ne pas avoir le dixième du talent de Ochs. Toutefois, contrairement à quelques-uns de ses contemporains du Village, il n’obtient qu’une relative (mais solide) renommée, principalement au sein de la contre-culture. There But For Fortune, son seul titre à entrer dans le top 50, sera chanté par Joan Baez.

Une des raisons de ce succès réservé aux initiés est peut-être à trouver dans la politisation très explicite de ses textes, qui conduisent beaucoup de médias à un boycott pur et simple, alors qu’il multiplie concerts engagés, conventions et  rallies, sans hésiter à descendre dans les rues auprès de mouvements plus radicaux. Son idole de jeunesse, John Wayne, lui adressera même une critique ouverte, déclarant avoir réalisé Les Bérets Verts contre la clique du Greenwich Village. Par ailleurs, la grande gueule et les accointances politiques de Phil Ochs le mettent sur la piste du FBI, qui finira par tenir un dossier de 410 pages sur le chanteur révolutionnaire.

Cette traque du FBI attisera par ailleurs les tendances paranoïaques du jeune agitateur. En effet, Phil Ochs ne le sait pas encore (il ne sera diagnostiqué qu’à la fin de sa vie, dix ans plus tard), mais il souffre des mêmes troubles psychologiques que son père, hanté par la dépression et la bipolarité. Ses contemporains sont d’ailleurs alarmés par sa consommation d’alcool gargantuesque, ainsi que par sa passion démesurée pour le valium et les amphétamines.

68, année fatidique

L’année 1968 marque pour Phil Ochs le début de la fin. Ses deux derniers albums (prolifique, le chanteur en sort un par an) sont plus sombres. S’il s’éloigne de la folk qui a forgé sa réputation, le succès est de moins en moins au rendez-vous. Il tire aussi sur son propre camp, dont il pointe les faiblesses et contradictions, comme avec Love Me, I’m a Liberal. Son espoir s’effrite de plus en plus avec les assassinats de Martin Luther King et Robert Kennedy, frère du Président JFK, lui-même assassiné en 1963 et dont Phil Ochs avait aussi pleuré la mort.

Mais surtout, 1968 est marquée par la Convention Nationale Démocrate de Chicago, durant laquelle Phil Ochs se produit en concert. Alors qu’il entonne son hymne I Ain’t Marching Anymore, des milliers de jeunes conscrits brûlent leurs ordres d’appel. Il considère ce moment comme l’apogée de sa carrière. Quelques jours plus tard, la police réprime avec violence les rassemblements militants et Nixon remporte les élections. Lors du procès qui succède à la Convention, Phil Ochs se défend seul, en s’appuyant sur les paroles de ses propres chansons.

Phils Ochs est désabusé. Il a vu l’Amérique battre ses propres enfants. Son idéal tombe en ruine, il y voit la mort symbolique de son pays. Son alcoolisme et sa prise de drogues s’aggravent, il quitte New York, sa femme et sa fille pour une vie végétative à Los Angeles, après avoir sorti un nouvel album en 1969 : « Rehearsals for Retirement », dont la pochette représente une pierre tombale à son nom, succédée de la mention « mort à Chicago en 1968 ».

Phil Ochs Rehearsals For Retirement - Music on CD

Règlement de comptes entre Elvis et Che Guevara

Au tournant des 70’s, il est tiré de sa torpeur par le retour en grande pompe d’Elvis à Las Vegas. Galvanisé par l’énergie du King, il imagine un nouveau moyen de défendre ses idées. Si Nixon a gagné, c’est qu’il avait le soutien populaire des Américains, ce que Phil Ochs va tenter de gagner lui aussi. Il souhaite devenir le chaînon manquant entre Elvis et Che Guevara, continuer le combat en utilisant une renommée en accord avec les modes de l’époque.

C’est ainsi qu’il enregistre en 1970 l’ovni « Greatests Hits ». L’album transpire l’auto-dérision (rien que le titre est une immense farce pour Phil Ochs, bien conscient de son déclin). Ochs pose avec un costume semblable à celui du King. Il fait d’ailleurs à son idole une référence pleine d’ironie, en inscrivant au dos de la pochette « 50 Phil Ochs fans can’t be wrong ! ». Musicalement, l’album est radicalement différent de la folk originelle et verse dans un country rock relativement maîtrisé et résolument déroutant.

Phil Ochs - Greatest Hits par Phil Ochs sur Apple Music

Une fois de plus, le public boude l’album, par ailleurs le plus grand échec commercial de Phil Ochs. Toutefois, les textes teintés de nostalgie conservent la puissance caractéristique du chanteur. Il règle ses comptes avec les cendres du rêve américain et ses idoles de jeunesse, notamment avec Jim Dean of Indiana, récit de l’ascension et de la chute de James Dean qu’Ochs relie à sa propre vie. A Boy in Ohio décrit une Amérique déconnectée de sa terre, rongée par le libéralisme. Chords of Fame est presque un appel à l’aide : « God help the troubadour who tries to be a star ». L’album se termine par le refrain terrible de No More Songs : « Hello hello hello, is anybody home, I’ve only called to say I’m sorry, the drums are in the dawn and all the voices gone, and it seems that there are no more songs ».

À la suite de ce nouvel échec, décevant même son plus irréductible public, Phil Ochs ne parvient plus réellement à écrire, ni à s’adapter à la nouvelle décennie. Obsédé par les grandes luttes, il s’oublie de plus en plus. Il poursuit toutefois son engagement, en jouant aux quatre coins du monde dans des concerts caritatifs et engagés qu’il contribue souvent à organiser, où il croise aussi bien John Lennon et Yoko Ono qu’Allen Ginsberg. Ses visites régulières en Amérique Latine lui valent plusieurs arrestations aux sorties d’aéroport, il se sent persécuté et porte régulièrement sur lui une arme. En 1973, lors d’un voyage en Tanzanie, Phil Ochs est violemment étranglé par des voyous, ce qui abîme irrémédiablement ses cordes vocales. Il est persuadé que la CIA est derrière l’agression.

Fichier:20111015 174748 phil-ochs (cropped).jpg — Wikipédia

Corde au cou

En 1975, Ochs participe aux célébrations de Central Park pour fêter la fin de la Guerre du Vietnam, où sa chanson The War is Over prend enfin tout son sens. Mais si la guerre est achevée, sa vie le sera bientôt.

Plus personne ne s’intéresse vraiment à lui. Il développe au cours de la même année un trouble de la personnalité, se faisant appeler John Butler Train et clamant sur tous les toits que cet alter-égo a tué Phil Ochs. Endetté, il refuse l’hôpital psychiatrique dans lequel ses amis et sa famille veulent l’envoyer. Il finit par vivre dans les rues de New York, où il multiplie les bagarres et les beuveries. Lorsque Train s’efface pour redonner vie à Ochs, celui-ci évoque de plus en plus ses idées de suicide. Il finit par échouer chez sa sœur, à bout de souffle, où il se pendra le 9 avril 1976, après avoir joué quelques notes de Jim Dean of Indiana sur son piano.

Trois mois plus tard se tient un concert hommage au Madison Square Garden de New York, où une foule de près de cinq mille personnes se réunira pour six heures de musique. Au cours des décennies suivantes, la presse musicale anglo-saxonne s’intéressera au cas Phil Ochs, allant même jusqu’à le considérer comme le « vrai » songwriter de Greenwich Village, en opposition à un Bob Dylan qui raccrocha bien plus tôt sa casquette d’activiste. Phil Ochs gagnera ainsi ses plus belles lettres de noblesse à titre posthume, ressuscité par des contemporains et des successeurs qui revendiqueront la finesse de sa plume et son engagement corps et âme. Les rééditions, compilations, multiples biographies et autres documentaires feront de Phil Ochs une figure incontournable de la folk américaine, qui n’aura finalement trouvé le repos qu’après s’être passé la corde au cou.

Et comme il le chantait dans le prémonitoire When I’m Gone, « And I can’t even suffer from the pain when I’m gone, can’t say who’s to praise and who’s to blame when I’m gone, so I guess I’ll have to do it while I’m here ».

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