Réalisé à partir d’archives de concerts d’anthologie restés jusqu’ici secrets et de témoignages de première bourre d’acteurs de l’époque, Le Rock expérimental des Instants chavirés (ou comment en finir avec le jazz) raconte un pan entier de la contre-culture française. À contre-courant de toute idée de mode, de cool ou de dégager des bénéfices de quelque sorte que ce soit, les Instants chavirés, modeste salle de concerts à Montreuil dans le 93, programment depuis près de trente ans des soirées DIY-zinzin en forme de suicides commerciaux.

Monté comme une boîte de jazz en 1991, le lieu a progressivement dévié vers les musiques expérimentales les plus radicales et bruitistes – sans jamais avoir de problèmes avec ses voisins, aussi étrange que cela puisse paraître. Planquée dans une rue pavillonnaire, à peine plus grande que le local de répétition de votre groupe de country no wave, cette salle d’une capacité de 150 personnes a vu défiler la pointe de la pointe du gratin international indie/noise/expérimental, de l’ex-Sonic Youth Thurston Moore à Oxbow en passant par Godspeed You! Black Emperor, Melt-Banana, The Ex, U.S. Maple, Deerhoof, Keiji Haino, Damo Suzuki de Can, Stephen O’Malley de Sunn O))), Wolf Eyes… Qui ont parfois halluciné en découvrant l’endroit, jouant à l’époque sur des amplis pas exactement sortis de l’usine. Ainsi que des tas d’artistes inconnus, complètement oubliés aujourd’hui, dont il ne reste plus grand-chose à part des cassettes même pas référencées sur Discogs.

Les Instants chavirés ont aussi été le berceau du festival Sonic Protest, en 2003. Mais surtout, avant ça, ils ont vu naître dans les années 90-2000 une scène française aux antipodes de Noir Désir et du rock alterno (Bästard, Sister Iodine, Heliogabale, Jean-Louis Costes…) et y a largement contribué. C’est cette histoire qu’Yves-Marie Mahé, cinéaste expérimental et documentariste spécialisé dans la contre-culture française, a décidé de raconter, en tendant le micro aux principaux acteurs de cette success-story banlieusarde, dans le deuxième volet d’une trilogie dédiée aux lieux de recherche artistique (le troisième s’intéressera à l’Etna, atelier de cinéma). Le premier film, Les Établissements phonographiques de l’Est (2017), était consacré au lieu du même nom. Cette sorte de Factory à la française, à la fois galerie, disquaire et salle de concerts, située dans le quartier du Père-Lachaise à Paris, a accueilli, de 1988 à 1994, au cours de performances, lectures, projections ou expositions, la crème de l’underground international, à la jonction de la musique industrielle et de l’avant-punk. Comme un ancêtre des Instants chavirés… À travers l’histoire de ces derniers, le réalisateur brosse le portrait d’une époque révolue, exempte d’événements Facebook, de Bandcamp et de préventes Digitick, où on organisait les concerts au fax et les promouvait avec des lettres de diffusion papier. En attendant le prochain concert de harsh noise des Instants, on rembobine la saga avec Yves-Marie Mahé.

Qu’est-ce qui t’a donné envie de t’intéresser aux Instants chavirés ?

J’ai découvert l’endroit vers 1996, et avec un copain, Arnaud Larhant, on y a tout de suite filmé les concerts. J’avais donc beaucoup d’archives sous la main mais pendant des années, je n’en ai rien fait. Dernièrement, je suis retombé dessus. Ça faisait longtemps que je voulais parler du rock français, de cette période-là. Mais là, ce n’était pas forcément évident, car le lieu est toujours en activité. Mon précédent documentaire sur les Établissements phonographiques de l’Est était plus simple, car ils n’existent plus… J’avais besoin d’un angle pour aborder le sujet des Instants chavirés. Il fallait que je fasse un documentaire à partir de ces archives, qui ne paraisse pas trop nostalgique… C’était un grand espace de liberté avec un aspect intello qui n’avait rien à voir avec le punk que je pouvais connaître à l’époque.

« À une certaine époque, il y avait encore des concerts de jazz et de rock en même temps… »

Tu as été témoin de l’évolution de la programmation ? Est-ce que c’était un lieu où les publics jazz et rock se mélangeaient ?

J’ai commencé à fréquenter les concerts à l’époque où l’association Ortie les organisait. Marcel (Perrin) et Franq (De Quengo) nous laissaient entrer sans payer et filmer. Depuis 1995, il n’y a pas eu une seule année où je n’y suis pas allé. Effectivement, j’ai vu le jazz disparaître petit à petit. Les publics ne se mélangeaient pas vraiment. Jean-François Pichard, l’actuel programmateur, m’a dit qu’il trouvait que les musiques improvisées et le rock étaient deux scènes tout à fait séparées. À une certaine époque, il y avait encore des concerts de jazz et de rock en même temps…

Comment pourrait-on résumer l’histoire de la salle ? Deux passionnés ouvrent un club de jazz qui finit par se retrouver à l’avant-poste des musiques expérimentales ?

Au départ, le lieu est monté par Thierry Schaeffer et Philippe Bacchetta. L’un était maçon je crois, et l’autre prof, et tous les deux étaient assez politisés. C’était un club de jazz contemporain, ce n’était pas spécialement du jazz d’avant-garde… En s’ouvrant aux musiques improvisées, ils s’ouvrent au rock et finissent par le défendre au même titre que les musiques improvisées. Ce virage s’opère assez rapidement. Maintenant, le rock est bien implanté, depuis l’arrivée de Jean-François Pichard à la programmation, qui avait une étiquette de « programmateur rock ».

À un moment, Arnaud Rivière, l’ex-programmateur, dit qu’il se rend compte dans les années 90 qu’il existe une scène locale en France, alors qu’il imaginait que tout se passait aux États-Unis. La salle a assisté à la naissance de la scène underground française, elle y a même largement contribué.

Oui. Il faut rappeler que le lieu avait des liens avec d’autres structures, à Grenoble, à Lyon… Tous les spots du post-rock des années 90. Il n’était pas complètement isolé. Maintenant, c’est clairement devenu une référence. Puis des salles ont éclos à Paris, reprenant une partie de la programmation des Instants, comme le Batofar, qui s’est mis à programmer des groupes comme Melt-Banana…

À travers l’histoire des Instants chavirés, tu as eu aussi envie de faire une radiographie de la scène française ?

Oui, bien sûr. Il y a plusieurs histoires en une. C’est drôle car j’ai interviewé les personnes séparément, et pourtant, souvent, elles dialoguent entre elles. Il y a aussi de nombreuses histoires d’amitié, comme celle entre Marcel Perrin et Franq De Quengo de l’organisation Ortie, ou Franq et Arnaud Rivière.

Tous les intervenants du film, qui ont façonné l’histoire des Instants chavirés, sont toujours des acteurs actifs de la scène aujourd’hui.

Oui. Thierry Schaeffer est toujours là, Marcel Perrin joue dans Heliogabale, Arnaud Rivière et Franq De Quengo s’occupent du Sonic Protest, Romain Perrot a plusieurs projets (comme Vomir, ndlr), Quentin Rollet gère Bisou Records… Quand j’avais 20 ans, je ne me rendais pas forcément compte que leur projet était professionnel et pérenne. Il y avait un côté bricolé dans l’organisation, mais c’était sérieux. Ce sont des passionnés, artistes et activistes, qui le sont restés.

Le documentaire montre une époque totalement révolue qui nous paraît aujourd’hui très lointaine, où les gens confectionnaient des fanzines, animaient des émissions sur des radios libres, allaient acheter des préventes chez des disquaires comme Bimbo Tower, aujourd’hui disparu, etc.

Oui, on voit un peu tout ce qui a disparu petit à petit, sans qu’on s’en rende compte sur le moment : les disquaires, les radios, plein de choses. Quand on allait photocopier son fanzine, on rencontrait des gens, ça créait des liens… Mais ces besoins de liens existent toujours. La preuve, c’est qu’on continue à organiser des choses aujourd’hui.

Il y a un côté sérieux aux Instants, surtout au début : on écoute religieusement les musiques les plus bruitistes, on ne danse pas…

Oui, ce n’est pas très bien vu de rester à discuter au bar sans regarder le concert !

Tu as également réalisé Les Établissements phonographiques de l’Est, un documentaire sur le lieu du même nom. Est-ce que tu l’as fréquenté ?

Je suis arrivé aux EPE le jour de la fermeture, avec un pote. Je n’en avais jamais entendu parler et je n’étais même jamais tombé sur la programmation. On est entrés et il n’y avait personne. On est descendus au sous-sol où avaient lieu les concerts et on est tombés sur des gens qui buvaient un verre, qui nous ont annoncé qu’ils fermaient l’endroit… L’un des fondateurs, Nicolas Willmann, nous a dit : « Maintenant c’est à vous, les gens de ta génération, d’ouvrir des lieux et d’organiser des choses… » Ce qu’on a d’ailleurs fait plus tard.

Les EPE et les Instants chavirés, finalement, c’est un peu la même histoire, non ?

Oui. Quand Thierry Schaeffer a ouvert le lieu, il a voulu hybrider le versant rock des EPE avec la programmation d’autres lieux spécialisés dans le jazz contemporain, comme le théâtre Dunois, qui fermait lui aussi. Il y a des liens. Dans les deux documentaires, on voit des artistes qui jouent successivement aux EPE puis aux Instants chavirés, comme Tom Cora. Les Instants s’inscrivent dans la continuité des EPE. En 1988, au début, on y jouait plutôt de la musique industrielle et expérimentale. Entre 1991 et 1994, le post-hardcore est arrivé, puis l’avant-garde rock… Les Instants ont gardé cet état d’esprit.

Dans le film sur les EPE, on assiste à un changement d’époque, avec l’arrivée des musiciens qui font des concerts sur des machines.

Oui, ça donnait des concerts assez pénibles, d’ailleurs. L’arrivée des machines et le recul du rock, c’est quelque chose dont on ne s’est pas forcément rendu compte sur le moment…

À l’époque, personne ne mesurait l’importance du lieu.

Non, car les EPE n’étaient forcément isolés. Des groupes comme Bästard jouaient aussi ailleurs, dans des squats par exemple. De toute façon, on vit le moment présent sans se rendre compte.

C’est un endroit qui reste encore largement méconnu, contrairement à des clubs mythiques parisiens, dont l’histoire est abondamment documentée. Est-ce que tu as cherché à réhabiliter les EPE ?

Régulièrement, on est obligé de rééditer des choses. C’est la même chose dans le cinéma. Il y avait par exemple des groupes très présents, qui ont aujourd’hui complètement disparu, dont on ne parle plus… La dernière fois, j’ai réalisé un documentaire sur la musique underground des années 70 et j’ai interrogé Richard Pinhas, qui a notamment enregistré le premier Métal Urbain. Il m’expliquait qu’on réécrivait l’histoire. De leur vivant, ils ont sorti quelque chose comme un 45-tours. Aujourd’hui, quand on cite le punk français, on parle tout de suite de Métal Urbain. Et c’est vrai qu’ils sont largement au-dessus des autres. Mais à l’époque où ça a été fait, ça n’avait influencé personne, car pas grand-monde ne les connaissait. Aujourd’hui, je trouve les rééditions plus passionnantes que la plupart des nouveautés. On n’arrête pas de découvrir des gens qui ont enregistré des cassettes chez eux il y a trente ans, et c’est super.

« Aujourd’hui, on peut voir des groupes comme Shellac ou Low à la Gaîté lyrique, parce que ce genre de groupes passait aux Instants Chavirés. »

Pour en revenir aux EPE, le point de départ du film a été une discussion avec l’artiste contemporain Éric Pougeau. Il jouait dans les Flaming Demonics, je lui ai dit que j’adorais son groupe et lui ai demandé s’il avait des captations de concerts de l’époque. Il m’a répondu qu’il avait une vidéo filmée aux EPE, et à partir de ce moment-là, je me suis demandé si d’autres captations existaient. Je me suis rendu compte qu’un article venait d’être publié dans la revue Mouvement et je me suis dit qu’il y avait un intérêt pour le lieu. Pour les Instants chavirés, le point de départ, c’était que j’avais des archives à disposition… En ce qui concerne le film sur l’Etna, j’en ai été président, donc j’ai accès aux archives aussi. Ce n’était pas prévu au départ, mais les trois films vont former une trilogie sur des lieux de recherche.

Les EPE ferment en 1994, au moment où le syndic de l’immeuble du 115, rue du Chemin-Vert décide de tripler le loyer. Il y avait déjà le même genre de problèmes qu’aujourd’hui pour les lieux de diffusion à Paris…

Oui, mais ils auraient pu déménager… À l’époque, les loyers étaient encore abordables. Les fondateurs, qui finançaient le lieu, avaient aussi envie de passer à autre chose. Cela dit, par exemple, le disquaire Bimbo Tower a fini par fermer à cause de ça. Pour Franq De Quengo, qui tenait la boutique, c’était impossible de trouver un autre endroit abordable à Paris. C’est vrai qu’il y a énormément de lieux qui ont fermé dernièrement.

Aujourd’hui, ça nous semble complètement banal d’aller voir Nurse With Wound à l’église Saint-Merri dans le cadre de Sonic Protest. Mais à l’époque, c’était impensable. Des salles comme les EPE ou les Instants chavirés ont vraiment ouvert la voie. La noise et les musiques expérimentales se sont largement popularisées (enfin, toutes proportions gardées…).

Oui, ce type de programmation n’existerait pas s’il n’y avait pas eu les EPE et les Instants chavirés. Aujourd’hui, on peut voir des groupes comme Shellac ou Low à la Gaîté lyrique, parce que ce genre de groupes passait aux Instants. À l’époque d’Ortie, on ne connaissait pas les groupes qu’on allait voir. On y allait parce qu’on avait confiance en l’orga et on les découvrait sur place. Marcel Perrin d’Ortie m’avait dit, à propos d’Oxbow : « Tu verras, ils seront aussi gros que Jesus Lizard. » Finalement, ça n’est jamais arrivé…

Le Rock expérimental des Instants chavirés (ou comment en finir avec le jazz) sera projeté au Marseille Underground Film & Music Festival, du 24 au 28 octobre. www.festivalmuff.com

Soirée autour des Établissements phonographiques de l’Est avec la diffusion du documentaire suivie d’un concert du groupe Le Syndicat au Centre Paris Anim’ Vercingétorix, vendredi 9 novembre à 20h30.

 http://negatif.mahe.free.fr/

4 commentaires

  1. qui c’était aussi en dehors tres pres de parie dans une cesmatte en banlieu (ça devait parce que certain soir pas possible de jouer dans parie) 2 trois groupes sub_pop et puis s’en vont pas deditions ‘loser’ a cette date, Bimbo aurait du rester avec un accompagnement d’autres guz qui voulaient rester dans la place, (bon chiootes par ailleurs)

  2. cha ba da ba da VIRéééééééééééééééééééééééééééééééééééééééééééééééé

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